Le macronisme à l’heure du dépôt de bilan
L’article de David L’Epée dans le numéro 95 de Rébellion paru en Mai 2022 durant la campagne des présidentielles.
A l’issue de cinq ans de pouvoir macronien, l’heure est venue non seulement d’en dresser un bilan mais également de revenir sur les nombreux commentaires, souvent critiques, qui ont accompagné son mandat. L’occasion de relever que si les médias dominants se sont cantonnés, sans surprise, à un rôle de vecteur de la propagande d’État, beaucoup de francs-tireurs – journalistes indépendants, chroniqueurs, universitaires, essayistes, philosophes – qu’ils s’expriment dans des revues dissidentes, sur internet ou même dans la grande presse, ont su analyser les tenants et aboutissants de l’action politique d’Emmanuel Macron avec une grande perspicacité. A la veille de l’élection présidentielle il est temps de distribuer les bons et les mauvais points.
« J’appelle journalisme ce qui sera moins intéressant demain qu’aujourd’hui » disait André Gide. On n’est pas obligé d’être d’accord : lire le journal avec trois jours, trois mois ou trois ans de retard ne nous apprendra peut-être rien que nous ne sachions déjà sur ce qui a pu avoir lieu mais cela nous permettra, en comparant le discours médiatique et les événements dont ils sont l’objet, de voir en quelle mesure ce discours coïncide ou non avec le jugement a posteriori de l’histoire. Ce dernier n’est peut-être guère plus objectif que la péroraison journalistique – après tout l’histoire n’est jamais qu’une science humaine, donc faillible – mais il a en sa faveur d’arriver après la fin des combats et de bénéficier, dans sa quête de vérité, d’un premier tri, d’un premier ordonnancement. S’il est relativement aisé pour les historiens de tirer le bilan d’une période close, bénéficiant du recul que permet le temps et s’appuyant sur le jugement des conséquences, l’exercice est beaucoup moins facile quand on s’essaie à comprendre non pas le passé mais le présent. L’historien tente, avec plus ou moins d’adresse, de tracer une synthèse rétrospective des événements, là où le chroniquer ou le journaliste exercent leur analyse sur des événements qui leur sont contemporains. Compte tenu de la difficulté de la tâche, on pardonnera davantage aux seconds qu’aux premiers.
Aussi, si nous étions déjà nombreux en 2017 à alerter sur le danger représenté par le candidat Macron, on pourra éventuellement trouver des excuses à ceux, pas si nombreux d’ailleurs (puisqu’un vainqueur à une élection présidentielle française n’est jamais que le champion d’une minorité plus importante que les autres), qui, ne l’ayant pas encore éprouvé aux manettes du pays, n’y voyaient pas malice et ont décidé de lui faire confiance. On peut également trouver quelques circonstances atténuantes aux macroniens des premières heures qui, au début de son mandat, ont persisté à soutenir leur leader alors que pourtant commençaient déjà à se réaliser les prédictions sinistres que nous avions été nombreux à annoncer et qui, sans grande surprise, ont constitué la ligne directrice de l’action présidentielle. Puis il y a eu l’affaire Benalla, les Gilets jaunes, la crise sanitaire et tout le reste. Et nous sommes arrivés en 2022, à la fin du mandat, et il est apparu à tous que le bilan de Macron était globalement catastrophique et que les derniers mohicans macroniens, cette fois, n’avaient plus aucune excuse dans leur entêtement à défendre l’indéfendable.
Dès lors il est intéressant, non pas d’anticiper ce qu’écriront les historiens de demain concernant cette législature 2017-2022, mais de revenir sur divers commentaires publiés çà et là durant ces années difficiles pour évaluer la lucidité ou l’aveuglement des commentateurs lorsqu’ils observaient en temps réel le déploiement des politiques macroniennes. « Nos journaleux n’ont de sympathique que leur encre, puisqu’elle s’efface à mesure » disait plaisamment Jean-Edern Hallier. Il nous revient, à nous observateurs indépendants, de ne pas laisser s’effacer cette encre, de ne pas laisser s’évaporer les pièces du dossier – fût-il un dossier à charge – afin, pour autant que ce soit possible, de tirer de cette expérience politique quelques leçons pour l’avenir.
Je vous épargnerai ici les courtisaneries de la presse aux ordres : personne n’a oublié la une de Libération du 7 mai 2017 affichant en grandes lettres capitales l’injonction « Faites ce que vous voulez mais votez Macron ». Rappeler que cette presse-là est aujourd’hui l’exact contraire d’un contre-pouvoir relève désormais du truisme tant il est évident, comme le note la spécialiste des médias Ingrid Riocreux, que les journalistes de notre temps font preuve d’une « docilité proche de la connivence » considérée « comme une éthique de la profession ». Aude Lancelin, qui n’est pas précisément une révolutionnaire, fait le même constat : « Le degré de médiocrité et d’imposture intellectuelle atteint par les médias français aujourd’hui des proportions ahurissantes, que même le public, pourtant déjà hostile aux journalistes, est encore loin d’imaginer. […] L’hypocrisie, la violence intellectuelle, et désormais managériale, l’existence d’un authentique Ministère de la vérité orwellien dans les médias, fonctionnant en symbiose avec le pouvoir politique, tout cela n’annonce rien de bon. » Cette observation est malheureusement indéniable, nous savons que nos lecteurs l’ont déjà compris depuis longtemps, aussi nous ne perdrons pas notre temps à tirer sur une ambulance et nous concentrerons essentiellement sur des commentaires publiés dans des titres de presse un peu en marge du centre du pouvoir, un peu plus indépendants.
Macron, gouverneur européen de la province française
Sans aller jusqu’aux médias d’opposition, il suffit parfois de faire un pas de côté, de s’extraire du champ des médias français et d’aller voir ce qui se dit à l’étranger, pour trouver, même avant l’arrivée au pouvoir de Macron, l’expression de certaines réserves sur le candidat. En Suisse, dans L’Hebdo du 22 décembre 2016, le coup de poignard dans le dos asséné à Hollande par son ministre des finances est qualifié de « trahison politique » et de « geste humainement déloyal », et la journaliste d’ajouter : « Mais le jeune loup s’en sort avec un minimum de dégât d’image : il n’est pas faux jeton et renégat, il est “décomplexé”. C’est bien. Autrefois on aurait dit : “sans scrupules”, ce qui était mal, le scrupule étant cette réticence de la conscience à commettre un acte contraire à nos valeurs morales. » L’Hebdo, hebdomadaire romand aujourd’hui disparu, était pourtant à la pointe du combat européiste et libéral…
Tous les journalistes étrangers ne font toutefois pas preuve du même scepticisme, et en Italie, alors que la coalition formée par la Lega et le Mouvement Cinq Étoiles accédait à la direction du pays, un journaliste milanais faisait de Macron l’antithèse à ce nouveau gouvernement qu’il exécrait – en écrivant : « Avant de taper sur Macron, si j’étais à la place du Français moyen, du travailleur, de l’entrepreneur, du commerçant, je ferais un petit tour de l’autre côté des Alpes, chez nous, en Italie, pour voir à quel niveau de compétence et de dynamisme en arrivent les anti-Macron dans leur volonté de démolir l’Europe et la monnaie. […] J’aimerais que nos amis français comprennent ce que n’avaient pas compris les industriels de Vénétie et d’Émilie Romagne, qui se repentent aujourd’hui d’avoir voté pour la Ligue pour des raisons plus ou moins bonnes. Ce Macron, ne le lâchez pas. » Les Gilets jaunes apprécieront…
Cet observateur italien n’a toutefois pas tort de lier le macronisme à une forme de sauvegarde désespérée des diktats européistes en France et, plus largement, du maintien à tout prix du pays dans le giron bruxellois. C’est d’ailleurs précisément ce que lui reprochent ses contempteurs. Cette particularité a été bien relevée par un autre commentateur étranger, britannique cette fois, en la personne de l’universitaire John Laughland, qui avait été surpris de ce qu’il avait vu lors de la cérémonie d’investiture de Macron : « Il y avait deux symboles : bien sûr, l’hymne européen qui est en quelque sorte le cœur du projet d’Emmanuel Macron, mais le second symbole c’est qu’il a mis la main sur le cœur quand il a chanté la Marseillaise – à l’américaine, personne en France ne fait cela quand il chante l’hymne national, mais il l’a fait à l’américaine. Donc je pense qu’avec ces deux symboles forts, il voulait souligner le fait que la France a voté le 7 mai pour une France européenne et une France américaine. » Il n’est dès lors pas si étonnant, comme le remarque Régis Debray, que c’est chez les expatriés français de New York et de la City que Macron a obtenu son meilleur score à la présidentielle, avec une majorité absolue, confirmant sa popularité auprès de ces « patriotes un peu étranges, disons : évasifs ». C’est justement contre la poursuite de cet alignement euro-atlantiste que mettait en garde récemment Georges Kuzmanovic, président de République souveraine : « Si Emmanuel Macron repasse, lui ou un de ses épigones, on aura le quinquennat précédent multiplié par dix : transfert à l’Union européenne du siège permanent de la France au Conseil de sécurité des Nations unies, refus du protectionnisme, rejet de l’héritage gaullien. Ce sera la fin définitive de la puissance industrielle et militaire française, et de l’identité même de la France. »
C’est là une critique qui revient souvent sous la plume des observateurs : les intérêts défendus par Macron ne seraient pas en priorité ceux de la France. Bien au contraire, il aurait pour mandat implicite de démanteler le pays et de l’inféoder ou à des puissances étrangères ou aux intérêts de tel ou tel acteur du marché international. « Macron est le candidat de l’oligarchie, qu’il a d’ailleurs bien rétribuée, et l’oligarchie n’a cure des patries » écrit encore Kuzmanovic. Selon Jacques Sapir, c’est l’Allemagne qui tirera les marrons du feu. « Le programme d’Emmanuel Macron ne fait guère envie, c’est le moins que l’on puisse en dire, écrivait-il en pleine campagne présidentielle de 2017. C’est un programme de soumission à la mondialisation et à son bras armé qu’est la politique du gouvernement allemand. » Prévision qui s’est malheureusement vérifiée par la suite et qui a été pointée par plusieurs commentateurs, notamment par Pierre-Yves Rougeyron, président du Cercle Aristote.
Le macronisme est un anti-gaullisme
Durant cette même période pré-électorale, Pierre Le Vigan devine derrière le programme macronien « un projet précis d’accentuation de la déconstruction de la personnalité même de notre nation, de liquidation de sa souveraineté, de bradage de ses dernières libertés » et explique ainsi le choix des élites : « Après un Sarkozy parfois incontrôlable, avec un Hollande trop vite démonétisé, il s’agit de mettre au pouvoir directement les hommes de la caste financière, atlantiste, mondialiste, alignée sur Bruxelles qui dirige en fait réellement le pays depuis 1983. » Cette analyse recoupe pour l’essentiel celle que fera Michel Onfray cinq ans plus tard : « Depuis que la souveraineté de la France fut le plat de lentilles avec lequel Mitterrand a acheté sa pérennité au pouvoir, les présidents de la République ne sont plus que des ministres délégués de Bruxelles, voire des sous-secrétaires de ce nouvel État impérial. Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron ont défendu la même politique dans des styles différents. Mais sous des papiers d’emballage distincts se trouve le même cadeau empoisonné : la déconstruction de la France. Disons que Macron aura été le plus brutal et le moins fin de ce personnel politique aux ordres de l’empire. » Le macronisme se présente en effet – on y reviendra plus tard – moins comme une rupture que comme l’accélération d’un processus de décomposition entamé avant lui.
Ce désamour de la France qui caractérise Macron ne se résume pas à son inféodation à Bruxelles, à Berlin ou à Washington. Il témoigne aussi d’une volonté de désaffiliation avec l’histoire nationale, tantôt niée (« il n’y a pas de culture française »), tantôt ramenée à un souvenir honteux dont il faudrait se repentir, conformément à la moraline woke venue d’outre-Atlantique. Mais comme il est difficile d’assoir sa légitimité auprès des Français tout en crachant sur leur histoire ou leur patrimoine, Macron a parfois été obligé de sacrifier à certains rituels liés à la mémoire nationale, quitte à surenchérir en en faisant trop, au risque de braquer même les plus conservateurs. Ce fut le cas par exemple lorsqu’il décida de recevoir Poutine non pas à l’Élysée mais à Versailles, cherchant sans doute à imiter le général De Gaulle qui, à la fin des années 1960, avait fait restaurer le Grand Trianon, bâtiment préféré de Louis XIV, pour en faire une résidence présidentielle dans laquelle furent organisés de nombreux dîners d’État. Cela lui vaudra un coup de chapeau (très bref) de quelques « réacs », comme Eugénie Bastié nous expliquant que « son rapport au pouvoir puise dans le royalisme, pas dans la froideur de l’universalisme républicain », ou Patrick Buisson lui concédant d’avoir pris acte de « la crise de légitimité », de « l’incomplétude de la démocratie » et se réjouissant qu’à travers lui « le pouvoir se pose par incarnation » et « la République reconnaît la supériorité monarchique ». Les royalistes, eux, ne les suivront pas sur ce terrain-là si on en croit l’infatigable activisme anti-Macron auquel se livre l’Action française depuis 2017.
La récupération du prestige gaullien ne plait pas non plus à tout le monde, comme on peut l’imaginer, et un chroniqueur de la fondation Polémia pointe ce hold-up historique au moment des commémorations nationales autour de la mémoire du Général : « Voir Macron, à l’ombre portée de la croix de Lorraine, exalter la grandeur de « l’esprit de résistance français », est un spectacle indigne qui défie l’ordre de la logique et de la décence élémentaire, écrit-il. Peut-on laisser indéfiniment ceux qui ont courbé l’échine devant les puissances du jour, en bradant les intérêts de leur pays, ceux qui ont nié l’identité historique de la France et livré son peuple au chaos d’un déferlement migratoire, ceux qui ont dégradé ses institutions et bradé ses richesses, sans jamais prendre le risque d’un combat qui puisse défier les fatalités apparentes de l’histoire, tous ceux-là, donc, peut-on les laisser impunément se réclamer de « l’esprit de résistance français », de l’héritage de ceux qui l’ont incarné au risque de leur vie, et des moments héroïques de la geste nationale ? Ils ne devraient pas avoir le droit moral d’exploiter à leur profit opportuniste la mémoire de ceux qui ont accepté de tout sacrifier pour que leur patrie demeure libre dans son être éternel. » Tresser des lauriers à la Résistance d’hier quand on est soi-même un des principaux artisans de la collaboration d’aujourd’hui pose en effet un vrai problème de cohérence.
Macron comme fossoyeur du clivage gauche-droite
En dépit de notre hostilité à l’égard du président, nous lui avions reconnu, dès l’origine, un certain mérite : celui de clarifier les lignes idéologiques en transcendant sans complexe le vieux clivage gauche-droite à travers la synthèse d’un libéralisme intégral – soit l’exact opposé de la synthèse socialiste et souverainiste par laquelle nous entendons, pour notre part, dépasser ce clivage. Le candidat Macron, écrivions-nous alors, se présentait comme un grand coup de balai dans le marais des ambivalences, comme une mise à bas des masques, comme une remise à plat salutaire, une clarification radicale du débat, un long brouillard qui s’écarte enfin. Car il nous montrait en miroir, en inversion, tout ce que nous devrions penser, tout ce que nous devrions dire, tout ce que nous devrions être, et c’est en cela que nous avons pu parler de « divine surprise ». Son quinquennat n’a pas trahi cette promesse : Macron a réellement mis en œuvre un dépassement de la gauche et de la droite, résolvant les contradictions inhérentes à ces deux camps obsolètes en recréant de la cohérence, celle d’une politique résolument européiste, mondialiste, libérale, immigrationniste, anti-démocratique, anti-sociale et anti-patriotique. Cohérence dans l’infamie certes, mais cohérence tout de même : et cela ni Hollande ni Sarkozy ni Hamon ni Fillon n’y étaient parvenus, pas plus qu’aujourd’hui ne peuvent y prétendre une Pécresse, une Taubira, un Zemmour ou un Jadot, tous figés dans leurs caricatures de gens de gauche et de droite.
C’est le même constat que fait Jean-Claude Michéa dans son livre Le Loup dans la bergerie. « Reconnaissons donc à Emmanuel Macron, écrit-il, le mérite philosophique d’avoir définitivement remis les pendules à l’heure (bien après Marx, il est vrai) en rappelant, en septembre 2015, que la dynamique d’illimitation du capitalisme – loin de trouver sa source première dans une idéologie “conservatrice” ou, a fortiori, “réactionnaire” – reposait bel et bien, et cela depuis Adam Smith et Voltaire, sur des valeurs fondamentalement “de gauche” (individualisme radical, refus de toutes les limites et de toutes les frontières, culte de la science et de l’innovation technologique, etc.). » A sa suite, Emmanuel et Mathias Roux, exégètes du philosophe montpelliérain, font une observation assez similaire : « La gauche est moribonde électoralement mais son fond idéologique perdure à travers le parti du président Emmanuel Macron, qui semble porter la nouvelle synthèse du droit (la protection individuelle) et du marché (la réalisation de soi dans la prise de risque et l’entreprenariat), une nouvelle foi européiste et une forme assumée de “cercle de la raison” (selon la fameuse formule d’Alain Minc). […] Dit abruptement : la ruse de l’histoire porte au pouvoir l’homme le mieux à même de pérenniser l’“alternance unique” en prenant en même temps à droite et à gauche. Si La République en Marche a attiré tant d’anciens élus des “vieux” partis, ce n’est pas uniquement à cause du réflexe – bien humain – de courir au-devant de la victoire pour sauver sa peau, mais surtout parce que, de droite comme de gauche, tout le monde y trouve son compte en matière programmatique – la PMA pour les couples de femmes d’un côté, la déréglementation du travail de l’autre, par exemple. » Et tout cela, comme nous l’avons vu, n’est pas réductible à l’opportunisme politicien mais présente une vraie cohérence idéologique. Nuançant cette analyse, l’essayiste Éric Guéguen écrit : « Eu égard au cinéma électoral auquel la gauche et la droite de pouvoir nous ont conviés durant près de cinquante ans, on devrait même le remercier de nous avoir débarrassés de leur pseudo-clivage. Il faut toutefois comprendre que le phénomène Macron n’est pas un dépassement de la fausse opposition gauche-droite, mais bel et bien une synthèse des deux : libéralisme culturel et libéralisme économique. » Oui, si l’on veut – mais c’est une manière à peine différente de dire la même chose.
Andréa Kotarak, un ancien cadre de la France insoumise passé depuis quelques années au Rassemblement national, voit dans le macronisme la cristallisation du camp pro-européiste du référendum de 2005 (celui du TCE qui, déjà, transcendait le clivage gauche droite). « Je suis convaincu, déclare-t-il, que le clivage gauche-droite s’est effacé lors du référendum relatif au Traité constitutionnel européen, sans que cela ne soit réellement visible. Quinze ans plus tard, ce camp du oui est visible et organisé : c’est le macronisme. » Les anciens camps politiques, recyclés en ailes gauche et droite du « mouvementisme » au pouvoir, y trouvent d’ailleurs leur compte et marchent dans la combine, comme l’explique l’avocat Juan Branco : « Avec son « en même temps », Emmanuel Macron ne s’adressait pas au peuple, mais proposait aux élites une solution en échange de leur inféodation : fusionner les anciens réseaux concurrents, étouffer toute alternance démocratique – qui leur apparaissait de toute façon déjà fictive – en les recouvrant d’une façade moderne et creuse, de façon à légitimer une distribution de prébendes plus constante et uniforme, sans plus de coût symbolique. »
Il est à noter que l’instrument idéologique de ce dépassement du vieux clivage (ou de sa synthèse) n’est autre que le libéralisme lui-même, comme l’explique François Bousquet : « Non sans ironie, c’est du côté des partis centraux – et sur leur ruine – qu’on observe une recomposition idéologique autour du libéralisme, de droite et de gauche. » Ce que note aussi Arnaud Benedetti : « Emmanuel Macron a su coaguler les tenants de la pensée unique de droite et de gauche dont la séparation, fruit de l’histoire, était devenue artificielle depuis Maastricht. » Et c’est justement le propre de la synthèse libérale-libertaire (que je préfère appeler pour ma part « libéralisme intégral ») et que résume Élisabeth Lévy en une phrase : « En scellant l’alliance, jusque-là honteuse, de la bourgeoisie et de la contestation, Macron a bouclé la boucle libérale-libertaire : le pouvoir ne se réclame plus du sabre et du goupillon, mais du CAC et de la PMA. »
Le libéralisme comme idéologie du « bloc élitaire »
Attardons-nous sur cette question du libéralisme car elle est pour ainsi dire consubstantielle à l’ADN du macronisme. « Emmanuel Macron est la figure la plus aboutie de la déliaison libérale, commente Patrick Buisson. L’homme est délesté de toute appartenance communautaire, il se soustrait au sacré. C’est la génération antigénéalogique. » Mais au-delà de l’aspect philosophique totalisant de ce positionnement (car le libéralisme, rappelons-le, est un fait social total), c’est surtout sur le plan économique que va s’exprimer chez Macron la violence libérale. « C’est un programme de destruction du droit du travail, un programme d’ubérisation de la société, mettait en garde Jacques Sapir avant l’élection de 2017. Au-delà, c’est un programme qui porte un projet de société dans laquelle les individus seraient entièrement atomisés, livrés à la loi du marché et à la règle du « froid paiement au comptant ». » Il ne s’agit pourtant pas d’un tournant radical par rapport aux équipes présidentielles précédentes, seulement d’une accentuation de lignes déjà présentes depuis plusieurs décennies. C’est la thèse que défend Pierre Le Vigan : « Emmanuel Macron veut, à la suite de Terra Nova, des socialistes post-1983, et des droitiers à la Juppé ou à la Raffarin, une société sans propriété, sauf la propriété d’actions et de SCI, sans transmission, une société de gens endettés, asservis aux banques. » Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS et à Science Po, en dresse un profil assez similaire alors que Macron n’est encore que candidat : « Il se situe dans le créneau de la gauche américaine : libéral sur le plan économique et sur le plan culturel. Il pourrait séduire un terrain centriste, diplômé, relativement âgé, qui serait proche de l’électorat d’Alain Juppé. » Rien de bien nouveau sous le soleil donc.
« Macron prend acte de l’explosion du travail, mais il l’accélère. Quelle est sa nouveauté ? se demande Michel Onfray. En quoi se différencie-t-il du socialisme libéral de 1983 qui s’est révélé être une impasse ? Pour le moment, je vois un homme qui propose d’accélérer ce qui nous a déjà conduits près du ravin. » Il n’est pas le seul à faire ce lien avec le « socialisme libéral » mitterrandien puisque Denis Collin écrit que « Macron n’est rien d’autre qu’un Rocard qui a réussi ». Voyant même en lui, sous certains aspects, l’homme du thatchérisme à la française, il explique « l’idéologie “entrepreneuriale” s’est formée et a commencé à former les esprits à cette époque et Macron apparaît clairement, pour ceux qui ont un peu de mémoire, non comme le “nouveau monde” mais comme le représentant parfait de toutes ces vieilleries de ces horribles années 80 ». Certains remontent encore plus loin dans le temps, comme Frédéric Rouvillois (Liquidation : Emmanuel Macron et le saint-simonisme, Éditions du Cerf, 2020) et Éric Guéguen (La Justice et l’Ordre, Politeia, 2020), tous deux replaçant le projet macronien dans l’héritage de la pensée de Saint-Simon, lequel entendait, pour reprendre sa célèbre formule, substituer l’administration des choses au gouvernement des hommes.
Ce positionnement libéral est évidemment, on s’en doute, d’abord et avant tout un marqueur de classe : celle dont Macron est issu et celle qui constitue son électorat et sa base de soutien. « Rien n’est plus faux que de dire qu’Emmanuel Macron représente la droite, la réaction ou le conservatisme, explique le sondeur et analyste politique Jérôme Sainte-Marie. Son projet est celui de la bourgeoisie, une transformation constante des modes de vie, des conditions statutaires et des valeurs morales au service de la maximisation du profit, en d’autres termes la « libération des énergies » revendiquée par les promoteurs du progressisme macronien. » Projet qu’il expose quelques mois plus tard dans un autre entretien : « La bourgeoisie libérale a su se réunifier autour de Macron et s’attacher à la classe managériale et une bonne partie des retraités notamment, explique Jérôme Sainte-Marie. Elle est naturellement bien placée pour exercer son hégémonie culturelle puisqu’elle occupe des positions sociales avantageuses. » Prospective que confirme le géographe Christophe Guilluy : « Le noyau de l’électorat de Macron est toujours constitué des bourgeoisies de droite et de gauche, des boomers, des retraités, des gens intégrés. Partant de là, il bénéficie d’un socle hypersolide, avec ces 25 % qui ne bougent pas depuis son élection. » Au clivage social vient en effet s’ajouter un clivage générationnel (que la crise sanitaire a sans doute renforcé, les plus âgés ayant eu tendance à approuver les mesures drastiques prises par le gouvernement au prétexte de les « protéger »), et le journaliste Alexandre Devecchio a raison de relever que « Macron n’est pas le président de la jeunesse » et qu’« en réalité, si le corps électoral avait été limité aux jeunes de 18 à 25 ans, on aurait eu un second tour Le Pen/Mélenchon ». Vote protestataire auquel il convient d’ajouter la forte proportion de jeunes ayant fait le choix de l’abstention, conférant par ce retrait un poids disproportionné à une minorité d’électeurs plus âgés, transfert dont Macron fut en 2017 (et sera peut-être en mai prochain) le principal bénéficiaire.
Jérôme Sainte-Marie, avec sa conceptualisation d’une opposition entre bloc élitaire et bloc populaire est peut-être celui qui a su le mieux traduire, en termes de classes, la dynamique dans laquelle s’inscrivent le macronisme et ses oppositions. « Le noyau dur du bloc élitaire, analyse-t-il, c’est l’élite réelle. C’est-à-dire ceux qui occupent des fonctions dirigeantes dans le privé, dans la finance et dans la haute administration. Cette élite existe, possède des lieux de rencontre et essaie de coordonner son action. Le symbole de cette élite, ce qui a été la couveuse politique d’Emmanuel Macron, c’est bien sûr la commission Attali. […] Les gens du bloc élitaire étaient confrontés à un problème sérieux : ils estimaient que les réformes n’allaient pas assez vite, que l’aggiornamento libéral de la société française prenait du retard. En effet la gauche et la droite devaient composer avec des catégories sociales plus populaires et étaient de ce fait contraintes de faire des compromis sociaux dans la perspective du second tour. Emmanuel Macron a proposé une solution beaucoup plus radicale visant à donner une base politique et sociale cohérente à l’accélération des réformes et à la transformation du modèle social français. »
Jacques Sapir parle lui aussi d’un « « bloc bourgeois », qui a bénéficié de la division, mais aussi des insuffisances de ses adversaires ». Une lecture que partage Alain de Benoist : « Le bloc élitaire et bourgeois d’Emmanuel Macron regroupe les très riches du CAC 40, les bobos, le personnel des grands médias et les cadres supérieurs enthousiastes de la mondialisation pour qui tout ce qui est national est dépassé. S’y ajoutent des retraités instinctivement portés à rejoindre le parti de l’ordre, sans voir que cet ordre n’est qu’un désordre établi qui ne les protégera pas de la montée du chaos. Cela ne fait, au total, qu’un Français sur trois. » Cela pourrait pourtant suffire dans une arithmétique présidentielle où muscler une minorité suffit à lui conférer artificiellement un caractère majoritaire et où le second tour se résume, pour un grand nombre de citoyens, à un choix par défaut.
Un néolibéral au service de la « davocratie directe »
Durant la campagne de 2017, développant un argument très trumpo-berlusconien, Macron expliquait à la télévision : « Je ne suis pas quelqu’un qui aime l’argent, sans quoi je n’aurais pas quitté le secteur privé. » Pourtant tout, dans ses réformes, dans les inflexions données à sa politique économique, témoignent dans son mode de gouvernement de l’influence du capitalisme tel qu’il s’exerce dans le secteur privé. « Dans le passé, les milieux d’affaires et les marchés financiers soutenaient le candidat qu’ils estimaient le plus apte à défendre leurs intérêts, explique Alain de Benoist. Cette fois-ci, ils ont jugé plus simple d’en présenter un eux-mêmes. » De même qu’il arrive que des entreprises engagent des professionnels chargés de procéder à des licenciements et de mettre en place des mesures d’austérité budgétaire, Macron a fait irruption à l’Élysée en endossant le rôle de liquidateur. « Il dit qu’il veut “libérer les énergies”, jolie formule pour désigner en réalité la privatisation de tout ce qui peut être privatisé et l’inversion de la hiérarchie des normes en matière de droit du travail » note Jérôme Sainte-Marie, tandis que Renaud Camus emploie l’expression de « davocratie directe » : « C’est l’État qui est détruit par pans entiers, remplacé par les banques, la finance hors-sol, l’hyper-classe, Davos, les multinationales, les GAFA… », autant de transferts de pouvoir rendus possibles par un « gouvernement de seconds couteaux » et une « assemblée nationale de fantoches hébétés ».
Une certaine droite faussement nationale et réellement libérale ne s’y est pas trompée, applaudissant toute honte bue le président, à l’instar de Robert Ménard qui confiait ceci en entretien : « Sur les questions économiques et sociales, j’entends nombre de mes amis tenir des propos dignes de la gauche la plus archaïque ! […] Sur la nécessaire modernisation économique, Macron a en grande partie raison. Sur la nécessité de donner plus de liberté aux entreprises, il a encore une fois en grande partie raison. » Même son de cloche du côté de la revue libérale Contrepoints qui célèbre l’élection du leader de La République en Marche comme « une victoire de l’avenir contre l’ancrage dans le passé », le triomphe de la modernité contre « la France du passé, qu’elle soit marxisante ou nationaliste », celle qui « refuse de s’adapter au monde d’aujourd’hui, celui de la globalisation ». Pourtant, s’il existe un sens de l’histoire (ce dont je doute), on pourrait le voir tout autrement : on pourrait considérer au contraire qu’à l’heure de la montée de l’illibéralisme et des populismes nationaux, s’accrocher à cette idéologie libérale a quelque chose d’anachronique, d’intempestif. C’est ce que pense l’historien Édouard Husson : « nous avons élu le dernier président néo-libéral en plein retournement conservateur » se désole-t-il.
Néolibéralisme : le mot est lâché. « Concrètement, Macron est un néolibéral assumé, écrit Éric Werner. Tout ce qu’il peut privatiser, il le privatise. Dernièrement encore certains aéroports. Mais on ne peut pas tout privatiser. Il recourt alors à la sous-traitance. Macron est un grand spécialiste de ces choses. La perception de l’impôt est aujourd’hui sous-traitée aux entreprises. La censure également, vous l’aurez remarqué : avec la loi Avia, qui investit les plateformes numériques de compétences importantes en ce domaine. L’État les sanctionne si elles font mal leur travail, mais ce n’est plus lui-même, l’État, qui le fait, ce travail. Il réduit ainsi ses coûts de fonctionnement. La perception de l’impôt coûte en revanche très cher aux entreprises. Mais l’État s’en moque bien. Ce sont les méthodes néolibérales. […] Le libre-échange, rien que le libre-échange, tout le libre-échange. En ce sens, l’arraisonnement à l’Europe n’est qu’une première étape. » Ce terme, très fort, de néolibéralisme est également utilisé par l’économiste Jacques Généreux : « Macron n’a cessé de réaffirmer le maintien de son cap avec son lot de réformes néolibérales. Il se sent comme en mission : faire passer aux Français son message de vérité : “Vous ne travaillez pas assez, vous êtes des fainéants parce qu’on a un État trop aidant et qu’on a perdu le sens de l’effort, donc je sais que cela ne vous plait pas quand je vous parle comme ça et je le regrette mais c’est ma mission, je dois le faire.” Il peut finir par s’excuser d’avoir blessé les gens par ses paroles, mais il ne changera rien à sa politique absurde, dont on sait qu’elle ne marche pas depuis des lustres. » En effet, le volontarisme macronien, volontiers autoritaire lorsqu’il s’agit de mener des réformes en passant outre toutes les oppositions, s’inscrit « dans une tradition d’idéologie moderniste et technocratique » selon laquelle « le courage consiste à aller jusqu’au bout dans la pratique néolibérale pour “faire le bien” du peuple même si c’est impopulaire »…
Du libéralisme libertaire au libéralisme autoritaire
Contrairement à la tradition philosophique libérale classique (celle d’un John Stuart Mill par exemple), éprise de liberté au sens large et sensible aux idéaux démocratiques, le libéralisme actuel, spécialement dans son expression macronienne, n’hésite pas à recourir aux mesures les plus répressives pour imposer la libéralisation économique, laquelle continue d’avoir besoin de l’État (et de ses instruments coercitifs) non pas au titre de bouclier protecteur du peuple mais à celui de bras armée du capital. Stéphane Legrand, spécialiste de certains courants libéraux ultra (il est l’auteur d’un essai très critique sur Ayn Rand), fait la remarque suivante : « Il serait intéressant d’étudier le fonctionnement interne de La République en Marche, et plus généralement le type de gouvernementalité et de rapport à l’autorité qui se met en place lorsqu’un néolibéral affirmé accède aux plus hautes fonctions. Il n’est question que de spontanéité populaire, d’organisation contre les organisations, de liberté de penser en dehors des clous. Et pourtant on fédère autour d’un leader charismatique plutôt que d’un programme politique clair, on gouverne par ordonnances, on envisage de constitutionnaliser l’état d’urgence, on se constitue comme organe de presse pour mieux encore contrôler la circulation de l’information, et on se fait appeler Jupiter. » Et encore, cela a été écrit avant la crise sanitaire et le coup d’État auquel elle a donné lieu…
Jérôme Sainte-Marie lui aussi note qu’il n’y a dans les faits aucune contradiction entre libéralisme économique et autoritarisme politique : « Pourquoi s’en étonner ? Quand le dirigeant d’un pays veut transférer certaines richesses de la sphère publique à la sphère privée, il rencontre nécessairement des blocages, et il est alors tentant pour lui de passer en force. L’économiste anti-interventionniste Friedrich Hayek ne disait-il pas qu’il préférait un système capitaliste garanti par un régime non démocratique plutôt que l’inverse ? Il n’y a pas de contradiction insurmontable entre l’économie de marché d’une part et une politique autoritaire d’autre part. » Le souvenir douloureux du Chili de Pinochet (pour ne citer que ce cas d’école) devrait nous en convaincre.
La crise des Gilets jaunes a été en cela un révélateur : inquiété par l’ampleur du mouvement social, le gouvernement a rapidement réagi non seulement par un acharnement judiciaire impitoyable contre les insurgés mais également par un déchainement de violence policière tel qu’on n’en avait plus vu en France depuis longtemps. Car ne nous y trompons pas, si violence il y a eu durant cette crise, c’est bien du côté de l’État qu’elle partait, et non pas du côté des réactions parfois désespérées des Français descendus dans la rue pour manifester leur détresse ! « Le casseur en chef, c’est Emmanuel Macron, rappelle Alain de Benoist. C’est lui qui a cassé les corps intermédiaires, déclassé les classes moyennes, rogné sur les acquis sociaux, permis aux revenus du capital de progresser au détriment de ceux du travail, augmenté les taxes et le poids des dépenses contraintes. C’est lui qui a été installé à la place qu’il occupe pour réformer le pays en sorte d’imposer aux « Gaulois réfractaires » les exigences de la logique du capital et les diktats du libéralisme. » C’est aussi lui, et non les insurgés, qui a sacrifié à une logique de guerre civile en ordonnant aux forces de l’ordre de recourir à la manière forte, avec le nombre de victimes que l’on sait.
Écraser la France rebelle
« Dans la série graduée des actes par lesquels un souverain en vient à perdre sa légitimité, le point maximal est atteint quand il prend le parti de constituer sa population en ennemie, et par conséquent de lui faire la guerre, écrit Frédéric Lordon. Nous en sommes là, littéralement. Déployer des blindés en ville, équiper les forces de police de fusils à pompe, et même de fusils d’assaut, infliger aux manifestants des blessures… de guerre, c’est bien être en guerre. Du reste, s’il en est à prévoir des plans d’exfiltration des ministres et à prépositionner un hélicoptère pour évacuer l’occupant de l’Élysée, c’est que ce régime lui-même ne s’illusionne pas tout à fait quant à la réalité de ses rapports avec « sa » population. En vérité, ce pouvoir est symboliquement à terre. Il a franchi un à un tous les seuils du discrédit, et puis ceux du scandale. Il ne lui reste plus que la force armée pour contenir la contestation. » Cette violence d’État, en effet, trahit surtout une peur du côté des dominants. « Nous avons un président qui ne peut plus mettre un pied en dehors de l’Élysée sans se heurter à des manifestants qui exigent sa démission en brandissant, en effigie pour l’instant, sa tête au bout d’une pique ! explique Alain de Benoist. Chirac, Giscard, Hollande, Sarkozy ont pu être impopulaires. Macron n’est pas seulement impopulaire, il est détesté, exécré, haï des Français à un degré rarement vu. » Or plus cette détestation est patente, et plus le président se raidit et intensifie la répression contre ceux qui le contestent. « C’est le choc engendré par le soulèvement de ces couches sociales qui a provoqué le raidissement conservateur ultime de son pouvoir et qui l’a fait basculer, au vu et au su de tous, du « parti du mouvement » au « parti de l’ordre » » analyse Jacques Sapir. Et de se dire qu’au fond, Macron n’a peut-être pas encore eu assez peur – or « la peur du peuple est, bien souvent, le début de la sagesse pour les dirigeants ».
Là où la terreur policière n’a pas suffi, ne parvenant qu’à exacerber encore davantage la colère populaire, les lois d’exception dites « sanitaires » ont pris le relais : la Covid est arrivée à point nommé pour mettre un terme brutal au soulèvement des Gilets jaunes. La contestation politique a été priée de se disperser et de baisser les armes, mais la répression étatique, elle, n’a pas désarmé et s’est poursuivie sous d’autres formes et en s’appuyant sur d’autres prétextes. « Lorsqu’il est à Bruxelles pour honorer la présidence française de l’Union européenne et sans jamais penser à la campagne présidentielle, bien sûr, l’hôte de l’Élysée célèbre “l’État de droit”. Lorsqu’il est à Paris, il le maltraite sans vergogne, au nom d’enjeux sanitaires qui ne nécessitent en rien un attirail entravant des libertés aussi fondamentales que celle d’aller et venir sans avoir à montrer patte blanche, et QR Code dûment valide, pour aller déguster un café, assis ou debout » dénonce le journaliste de Marianne Jack Dion.
Après deux ans de suspension de l’État de droit, l’essayiste Mathieu Slama tire un bilan glaçant de la situation : « La France a été l’un des pays les plus liberticides au monde dans cette crise, ce qui est désespérant car on était jadis les avant-gardistes de la liberté. Le macronisme a joué un rôle dans cette tournure car il est l’application des méthodes managériales de l’entreprise à la politique. Ce sont des gens issus du privé, dépourvus de réelle culture politique qui managent la société comme une entreprise. Les partisans d’En Marche n’ont pas de vraie vision démocratique et ne sont pas dérangés par la mise en place de confinements, de passe… J’ai débattu avec de nombreux représentants de LREM sur ces questions et ce qui m’a frappé, c’est à quel point ils ne se rendent pas du tout compte de la gravité de ce qu’ils font. Pour eux c’est normal. C’est ça le plus inquiétant… Ils ne connaissent pas l’histoire de la République, de notre Constitution, l’histoire des sans-culottes, des communards, de Jaurès, de Blum, de Clémenceau : ils n’ont donc aucun moyen de comprendre la rupture qu’ils introduisent dans notre tradition républicaine ! » Du passage à tabac des Gilets jaunes par les CRS aux décrets les plus liberticides et punitifs imposés au prétexte de la crise sanitaire, une même constante s’applique : la mise au pas de la vieille France rebelle et indocile par les nouveaux cadres élyséens formés aux méthodes de choc de la gouvernance néolibérale et désireux, si besoin par la violence, de rompre le fil d’une tradition révolutionnaire qu’ils haïssent et à laquelle ils se sentent viscéralement étrangers.
Psychanalyse du patient Macron
Certains observateurs ont essayé, avec plus ou moins de bonheur, de chercher dans la psychologie de l’individu Macron les raisons ou les explications de sa politique. « Le physique d’Emmanuel Macron évoque celui de Lucien de Rubempré, le héros androgyne d’Illusions perdues que Vautrin sauve à la fin du roman du suicide, remarque l’essayiste Paul-François Paoli. Il y a en lui une sorte de neutralité sexuelle qui aurait sans doute intéressé Roland Barthes. » Sans tomber dans la facilité consistant à polémiquer sur le couple un peu excentrique qu’il forme avec son épouse, il n’est pas interdit de relever que ce couple n’a pas de descendance biologique, ce qui n’est pas innocent sur le plan symbolique quand on incarne le statut de père de la nation. « Macron n’a pas d’enfant, ne s’en inquiète pas, et sa relation avec Brigitte a tout d’un pacte faustien, écrit l’essayiste Jean Alcoba. A elle l’expérience et les premiers réseaux, à lui la jeunesse et l’ambition. Quelle répugnante intelligence sociale cet attelage a-t-il dû déployer au cours de son ascension… »
Cette particularité n’est peut-être pas un détail dans l’ordre européen actuel puisque plusieurs autres chefs d’État du continent présentent la même particularité. « Le fait que les deux chefs de gouvernement les plus puissants d’Europe soient sans enfant ne doit pas être pris à la légère, écrit le journaliste Marc Obregon. Macron et Merkel sont bien le symptôme d’une Europe qui se refuse à jouer ce rôle, et qui donne à voir des chefs d’État “totalisants”, des boucles fermées sans aucun espoir de transmission. » On devrait bien sûr considérer a priori que la vie privée, sexuelle notamment, des gouvernants ne nous regarde pas – nous ne sommes pas des Américains – et qu’ils peuvent bien faire ce qu’ils veulent sur ce plan-là tant qu’ils gouvernent conformément à l’intérêt général. Mais aujourd’hui, la proportion historique de dirigeants européens n’ayant pas d’enfants pose question. Qu’on le veuille ou non il y a, parmi les adultes, une différence anthropologique entre un parent et un non-parent, un autre rapport au temps long, à l’au-delà de soi. Il ne s’agit pas simplement de la métaphore de la nation comme famille mais de quelque chose de plus fondamental. On peut légitimement se demander quelle vision à long terme on peut bien attendre de la part de dirigeants qui se sont eux-mêmes, comme personnes, affranchis de toute logique de filiation et de transmission. « Après moi le déluge ! » pensent-ils peut-être en faisant les choix politiques qui sont les leurs. Cette phrase-là ne viendrait jamais à l’esprit d’un père ou d’une mère.
Y aurait-il chez Macron un vice de tempérament, une malice inhérente à son caractère ? « Que ce soit en France ou dans le monde, cet homme à la fois hautain, méprisant et bavard ne comprend pas ce qui se passe, juge Alain de Benoist. Il gère (mal), il communique (mal), il réprime (brutalement), il supprime la liberté d’expression (efficacement) mais il ne gouverne pas. » Pourquoi ? L’écrivain propose une piste : « La morphopsychologie nous dit déjà qu’Emmanuel Macron est une petite chose caractérielle, manipulable et incapable de décision. Disons que c’est un algorithme, une image de synthèse, un milliardaire issu des télécoms, un joueur de flûte programmé pour mener par le bout du nez « selzésseux » qui ne voient pas plus loin que le bout de ce nez. » Alcoba y voit de la perversité : « Macron est à l’évidence froidement pervers quand Sarkozy était ouvertement vicieux. » Il relève dans ses méthodes de direction et de communication des accents sectaires : « Diffusant autour de lui une atmosphère de positivité niaise ponctuée par des mantras, Macron a déployé une rhétorique de scientologue mielleux, avec des accès de coach demi-possédé, justiciable des organismes de lutte contre les sectes. En toutes occurrences, le but visé était d’augmenter le taux d’adhésion en diminuant la densité de la pensée. »
François Ruffin y décèle quant à lui une volonté infantile de toute-puissance qui risque de mener le pays à sa ruine : « Votre hybris et votre démesure ne vous sont pas propres, écrit-il en s’adressant directement à Macron dans une lettre ouverte. Elles vous dépassent. C’est celles d’une classe qui s’est coupée du monde commun et qui s’est détachée de la nation. C’est celles d’une caste qui a vu sa fortune multipliée par sept en vingt ans, qui défiscalise, qui optimise, qui paradise, qui panamise, qui caïmanise, qui relègue l’intérêt général derrière celui des multinationales, qui cumule rachats d’actions, dividendes, golden parachutes et autres stock-options, et qui, en même temps, sans honte, s’en va prôner au peuple des salariés et des retraités de se serrer la ceinture et de faire des sacrifices. Bref, c’est celles d’une élite qui se place au-dessus de l’humanité et de ses lois, sur une Olympe pour nantis et qui se croit tout permis. Vous êtes fous, collectivement fous. Je suis inquiet, vraiment. Je ne suis pas inquiet pour vous, pas du tout, mais je suis inquiet pour mon pays que vous menez à la folie. » Une folie qui, en cinq ans, a eu toute latitude pour entrainer nombre de catastrophes que d’autres choix politiques auraient pu éviter. D’où l’urgente nécessité de mettre un frein à cette hubris et de sortir les sortants.
Quelle alternative au macronisme pour le passage de témoin prévu en mai ? Ce n’est pas à moi de vous le dire et je n’ai pas la prétention de vous appeler à voter pour qui que ce soit. Je rappellerai simplement, à la suite d’Alain de Benoist, que « la future majorité anti-Macron n’est pas à rechercher « à droite » mais dans l’ensemble du peuple français aujourd’hui confronté au double problème de l’immigration et de la politique d’austérité, c’est-à-dire, dans les deux cas, au système capitaliste ». C’est avec ce système lui-même, jusque dans ses soubassements, qu’il s’agit aujourd’hui de rompre, et cette rupture n’a rien d’une alternance, elle est beaucoup plus fondamentale. Le candidat susceptible de proposer un tel projet de refondation – s’il existe – ne semblant pas pour l’heure figurer sur les listes électorales, il paraît plus sage pour le moment de se préparer à la sécession (elle a d’ailleurs déjà commencé), de se rendre autonomes autant qu’il est possible de se faire, et de se ménager pour soi et les siens une existence aussi libre que les circonstances le permettent – en attendant le prochain mouvement social d’ampleur et le grand retour du politique.
David L’Épée
La suite dans le numéro 95…