Un entretien avec Camille Mordelynch : Christianisme et socialisme

Note de Rébellion : Nous reproduisons ici l’entretien de Camille Mordelynch pour le site la Sociale animé par le philosophe Denis Collin. Nous saluons l’ouverture au débat de cette équipe et nous conseillons vivement la lecture de leurs écrits.

« Nous publions ici un papier qui sort de l’ordinaire de nos publications. Nous avons contacté Camille Mordelynch, suite à l’annonce de conférences sur le thème « Christianisme et socialisme » et de son livre Le Christ contre l’avoir. Camille Mordelynch a ses propres engagements politiques, parfois très éloignés des nôtres. Cependant, nous pensons nécessaire un dialogue entre des gens qui viennent d’horizons très divers et parfois opposés et dont les itinéraires peuvent se recouper dans une situation de profonde décomposition politique et morale des sociétés capitalistes à l’époque du « capitalisme absolu » (pour reprendre une formule de Diego Fusaro). Nous pensons nécessaire un dialogue entre « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas », car « quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat » (Aragon). Des reclassements sont en cours. Une révision générale de nos manières de penser et de nos objectifs politiques au sens large.

Je vous remercie de bien vouloir intervenir sur « La Sociale ». Pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs ?

C’est moi qui vous remercie ! Camille, 29 ans, j’ai suivi des études de philosophie à l’université qui m’ont conduite à l’enseigner. Sur le plan militant, je dois ma formation politique à l’association Egalité et Réconciliation d’Alain Soral, dont je suis sympathisante depuis plus d’une dizaine d’années, et avec qui je collabore aujourd’hui. Je suis également rédactrice pour le revue Rébellion OSRE dans laquelle je retrouve la ligne rouge brune qui caractérise ceux qui, comme moi, ne se reconnaissent plus dans la gauche sociétale, et qui restent attachés à un certain nombre de valeurs communément classées « à droite » aujourd’hui : la patrie, la tradition, la spiritualité…

Q1 : Vous êtes intervenue plusieurs fois sur les rapports entre christianisme et socialisme ? Quelle est votre démarche ?

Ma démarche est d’encourager le dialogue entre deux pôles que l’on présente comme antagonistes et que l’on a fait s’affronter dans l’histoire : la pensée de Marx et ceux qui s’en revendiquent, et le christianisme et ceux qui en partagent la foi. Evidemment, le christianisme et le socialisme (que j’entends ici au sens large, c’est-à-dire comprenant le communisme, l’anarchisme) se situent sur deux plans distincts : l’un religieux et spirituel, qui prône un salut spirituel, et l’autre factuel et athée, qui conçoit un salut de l’humanité dans l’histoire elle-même. Mais cette présentation assez triviale me paraît stérile, et ne permet pas d’envisager les points de contacts que l’on peut dégager (et qui ont existé !) dès lors que l’on sort d’un rapport trop dogmatique et arrêté sur les concepts. Comment ? Et bien en rappelant que Marx a produit le diagnostic le plus abouti sur le système capitaliste fossoyeur de la société catholique, et a prôné ce que le Christ a proclamé avant lui : l’abolition du règne de la marchandise, de l’argent, de l’accumulation, de l’appropriation, et des rapports de pouvoir et de domination entre les hommes. On trouve dans les Evangiles et chez les Pères de l’Eglise des critiques acerbes de la richesse et des inégalités sociales qui en découlent, avec en prime une remise en question de la légitimité de la propriété privée, dont s’inspira notamment Proudhon ! Par ailleurs, plusieurs penseurs du socialisme utopique, selon la dénomination du groupe Marx Engels, se sont aussi revendiqués du christianisme, et ont appuyé leurs réformes sociales sur l’enseignement du Christ lui-même (je pense notamment à Etienne Cabet et son livre Le vrai Christianisme suivant Jésus-Christ). Il y a donc une voie de réconciliation à faire revivre, pour qu’enfin les chrétiens « anticapitalistes » à la fibre sociale, et les marxistes (ou marxiens) attachés au terreau catholique de la France, discutent en revenant aux fondamentaux : la pensée de Marx lui-même, et non de ses commentateurs ou de ceux qui s’en sont réclamés, et le message du Christ, et non de l’Eglise en tant qu’institution qui l’a, sur bien des points, dé-subverti…

Q2 : les premières communautés chrétiennes nous apprennent-elles quelque chose d’important ?

Les premières communautés chrétiennes, où tout au moins ce que l’on en sait de celle qui s’installa à Jérusalem juste après la mort du Christ, vivaient selon un régime de partage des biens structuré par une organisation communautaire forte. Le texte des Actes des Apôtres ou des écrits grecs du début du IIème siècle nous rapportent que les repas étaient pris en commun, et que les premiers croyants vendaient leurs biens personnels pour rapporter les bénéfices aux apôtres afin qu’ils soient partagés entre tous ; et dans l’hypothèse où ils pouvaient conserver une partie de leurs biens, on peut supposer qu’ils devaient servir prioritairement à la communauté, et non plus exclusivement à eux-mêmes, ce que Jonathan Cornillon, docteur en histoire, nommera une « mise à disposition des biens » (Tout en commun ? La vie économique de Jésus et des premières générations chrétiennes). Qu’est-ce que cela signifie ? A cette époque, les Écritures ne sont pas rédigées : les premiers fidèles sont dans une logique d’imitation christique. On vit selon l’exemple du Christ et de ses enseignements ; or, ses biens personnels ainsi que ceux des apôtres étaient abandonnés, ou laissés à l’usage de tous, et une caisse commune (dont Juda d’ailleurs aurait été le trésorier) servait à leur subsistance et aux aumônes. A l’évidence, le Christ faisait preuve d’un désintérêt total pour les biens matériels, quand il n’en dénonçait pas carrément la possession en invitant au dépouillement (on peut penser à la parabole du jeune homme riche) ; de même pour l’argent si l’on en croit les anathèmes qu’il lance aux riches, à qui il sera plus difficile de gagner le royaume de Dieu qu’ « un chameau de passer par le trou d’une aiguille » (Mtt 19:24). La métaphore est tout de même d’une radicalité totale… Les premiers chrétiens nous apprennent donc deux choses : premièrement, vivre selon le message et l’exemple du Christ, c’est se défaire des logiques d’appropriation et d’accumulation matérielle, de l’intérêt égoïste pour se tourner vers la rayonnance divine antinomique à l’avoir, et la perspective d’un salut collectif. Dans cette logique, la forme d’organisation communautaire qui est apparue aux chrétiens comme la plus adéquate était de type socialisante, aux antipodes évidemment de la société capitaliste commandée par la quête de profit et minée par les rivalités de classes. Deuxièmement, ces premiers fidèles avaient parfaitement compris ce qui s’est perdu aujourd’hui : le message des Évangiles n’est pas simplement une spiritualité, mais est destiné à être vécu. Trop de catholiques embourgeoisés se rendent à l’Eglise pour obtenir une caution morale, sans, en dehors de la messe, vivre en chrétien. Il ne s’agit donc pas seulement d’être disciples du Christ en esprit, se contentant d’une foi doctrinale, mais de l’être en acte. L’Évangile est un don, une grâce, mais qui est du même coup une exigence qu’il nous faut réinvestir concrètement : celle de nous arracher aux névroses modernes générées par le capitalisme (insatiabilité, cupidité, individualisme…) ; en cela, le Bien est un combat en soi même, mais aussi à l’extérieur, contre les forces du mal à l’œuvre.

Q3 : On a dit, et souvent de manière plutôt critique, que le marxisme était la dernière grande hérésie chrétienne. Est-ce seulement un bon mot ou au contraire une direction de recherche ?

Il est justement intéressant de le prendre au pied de la lettre pour se rendre compte qu’il y a dans la pensée de Marx un vestige sécularisé du christianisme, voire même peut-être pas tant sécularisé que cela si on estime que le communisme, tel qu’on a voulu le concrétiser dans l’histoire, a revêtu une forme de religiosité : une foi, une espérance, un peuple « élu » (le prolétariat) … Le problème est que quand on associe le marxisme ou le communisme à une hérésie chrétienne, on a tendance à vouloir dire que cet idéal d’égalité universel inventé par le christianisme a tenté d’être appliqué par la force sur le plan terrestre. C’est, me semble-t-il, largement un contresens des propos de Marx, comme tout ce que l’on désigne généralement par le terme « marxisme », car je crois que le communisme de Marx est avant tout une forme de naturalisme, un mouvement de l’histoire où l’homme sort de sa condition d’aliénation et d’exploitation en système capitaliste pour retrouver son essence, renouer avec son humanité. Le communisme ne m’apparait donc pas comme un état idyllique à imposer, et surement pas sous la forme de l’extrême étatisme soviétique. Par ailleurs, on fait du philosophe un farouche opposant à la religion, selon l’expression consacrée qu’elle serait l’ « opium du peuple » : il faut rappeler qu’à l’époque où Marx écrit, l’opium est un traitement, un médicament contre la souffrance. Et pour lui la religion n’a pas d’existence intrinsèque : elle est le produit de l’esprit humain qui, pour supporter les conditions misérables d’existence, se représente un arrière monde salvateur, un paradis. La religion a un côté curatif, mais elle est piégeuse : elle projette le prolétariat dans un échappatoire illusoire, et le détourne de son action révolutionnaire émancipatrice. Marx est dans le combat politique : il ne critique donc pas la religion en tant que telle, mais la réalité matérielle qui la produit. Certes donc, dans le sillage de Feuerbach, Marx n’est pas partisan d’une religion transcendante qui placerait Dieu et le domaine du sacré dans un ailleurs, hors de l’homme, mais il n’est pas un détracteur passionné de la religion en tant telle, puisqu’elle n’est pour lui qu’un phénomène humain.

Q4 : Quelques-uns des défis éthiques auxquels nous sommes confrontés transcendent de loin les vieux clivages politiques. Par exemple la légalisation de l’euthanasie, la PMA pour toutes ou la GPA. On apprend qu’on est parvenu à « fabriquer » un embryon humain sans avoir recours à des gamètes. Que vous inspirent ces sujets ?

Ces sujets heurtent la sensibilité chrétienne puisqu’ils s’emparent, s’approprient le dominium de Dieu, son domaine de maitrise : à lui revient la mort, la vie, et la sacralité des deux. Nous blasphémons en ce sens par hubris, et ce n’est pas nouveau : les grecs avaient bien identifié qu’outrepasser sa condition d’homme, et rivaliser avec les dieux, était une injure sévèrement punie… Mais l’approche spirituelle ne suffit pas. On ne peut comprendre les logiques profondes qui nous ont conduit à pareils « innovations » (qui se présentent toujours sous le masque du progrès) sans l’outillage marxien qui avait bien cerné que toute valeur finirait travestie en valeur d’échange. Avec le développement du capitalisme, l’argent, la marchandisation, se sont emparés de tous les aspects de la vie : toutes les sphères qui auraient dues être préservées des lois du marchés (la procréation, la famille, l’amour…) ont finalement cédé sous leur expansion en supprimant les digues qui les retenaient : les valeurs morales. On ne peut donc dénoncer la mise à mort des individus les plus fragiles, ou la GPA, soit la location d’utérus par l’exploitation de la misère et du corps de la femme réifié, sans dénoncer ce qui gouverne en profondeur : la pulsion de mort du capitalisme, qui conduit tout à la chosification en passant par l’axiologiquement neutre, c’est-à-dire la suppression des normes de bien et mal. C’est ce que soutenait par ailleurs Michéa : l’avancée du capitalisme, l’extension du libéralisme économique, ne peut se faire qu’avec son pendant, le libéralisme culturel, dictature du relativisme moral où « tout se vaut », et où ne tient plus aucun cadre éthique. La liberté individuelle est alors reine et sans limite : je peux vendre mon corps, en conduire d’autres à la mort, fabriquer artificiellement des êtres humains… Autant de part de marché gagnées par le capital. S’indigner donc de ces sujets séparément, dénoncer par exemple la GPA sans dénoncer le capitalisme, c’est rester en surface des choses. Une impasse.

Q5 : Et Simone Weil ? 

Je ne crois pas être parfaitement objective en parlant de Simone Weil, parce que sa lecture est l’une des dernières à m’avoir profondément touchée. Elle était indéniablement un esprit remarquablement lumineux et profondément intelligent, mais surtout, elle brûlait d’un feu intérieur qui, bien qu’il finît par la consumer, la propulsa dans une vie intense et courte : elle quitta sa carrière de professeur de philosophie pour endurer la condition ouvrière à l’usine, pour prendre part à la guerre d’Espagne, pour s’enrôler dans la résistance… Une femme d’action qui a toujours refusé d’adopter la posture confortable de l’intellectuel, portée par son amour de la vérité et des démunis, elle qui se disait très affectée par la souffrance d’autrui. Son cheminement dans la foi n’en est pas moins touchant : elle rencontra le Christ suite à plusieurs expériences mystiques (relatées dans Attente de Dieu), et tout se tenant à l’écart du baptême donné par une Eglise dont le dogmatisme l’irritait, elle s’en sentit infiniment proche par l’amour, et ce depuis toujours, alors même qu’elle disait l’ignorer (étant issue d’une famille juive non pratique). Elle reconnut dans le christianisme ce qu’elle cherchait : la religion des petits, des esclaves, avec en prime l’influence d’une sagesse grecque qu’elle connaissait bien, au travers de la philosophie de Platon, ou de la figure de Prométhée (qu’elle conçoit comme une préfiguration du Christ, dans Intuitions pré-chrétiennes). Ainsi donc son œuvre, sa vie, son engagement dans une abnégation de soi, et sa liberté d’esprit entière qui a refusé tout carcan mental, sont très inspirants.

A lire sur

https://la-sociale.online/spip.php?article1019&fbclid=IwAR0MIDiJLIqWc8SQGkRxoa_U6fRjbcGkuBc5wGR66_NrDRwZ-VeVhYyzoIw

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