Turquie : les enjeux de l’élection présidentielle

Le 28 mai aura lieu le second tour de la présidentielle turque, laquelle verra s’affronter Recep Tayyp Rrdogan, au pouvoir depuis une vingtaine d’années, et son adversaire, Kemal Kiliçdaroglu. C’est l’occasion pour un rapide état des lieux de la Turquie et des enjeux de cette élection.

Etat des lieux

   Devenue une république présidentielle grâce à un très contesté référendum en 2018, qui a donné les pleins pouvoirs au Président en éliminant la fonction du Premier Ministre, la Turquie de 2023 se trouve en une position délicate. La tentative de coup d’État de 2016 a donné la possibilité à Recep Erdogan de régler ses comptes avec l’armée, traditionnellement républicaine et garante du laïcisme, que les accords avec l’UE de 2009 au nom du développement de la démocratie, avaient déjà affaibli. Depuis, elle a été utilisée pour les visions géopolitiques, souvent contradictoires et erratiques, d’Erdogan, avec des interventions militaires au Kurdistan Syrien, en Artsakh contre les Arméniens, en Libye en soutien du gouvernement de Tripoli, et au Kurdistan irakien contre les positions du PKK, sans compter son soutien militaire et diplomatique à l’Ukraine . Mais aucun de ces conflits n’ont été définitivement résolus, ce qui a créé des zones d’instabilité à la frontière avec la Turquie et des tensions avec ses partenaires économiques et diplomatiques.

   L’économie a beaucoup souffert des choix géopolitiques d’Erdogan et des conjonctures internationales : COVID-19, inflation, tensions avec la Chine et guerre en Ukraine ont fait chuter la livre turque. Le libéral-conservatisme paternaliste et consumériste d’Erdogan a enrichi une bourgeoisie rapace mais laissé dans la précarité le reste de la population, notamment dans les campagnes et dans l’est du pays. 

   Le séisme du février 2023 a en outre soulevé une vague d’indignation en raison de la lenteur des aides, et rendu flagrants les liens entre élus locaux de l’AKP, le parti d’Erdogan, et les acteurs de la spéculation immobilière. Pire, les immeubles, construits au cours de ses mandats sans respect de normes anti-sismiques, se sont effondrés comme des châteaux de sable, ensevelissant 50.000 personnes et occasionnant pour 32 milliards d’euros de dégâts. 

   L’opposition turque a été en grande partie décimée. Parmi eux, Selahattin Demirtaş, anciennement chef du parti socialiste pro-kurde HDP, et Dogu Perinçek, chef du Vatan Partisi, un parti eurasiste et anticapitaliste proche d’Alexander Dugin. Les deux sont actuellement emprisonnés. Pour gouverner, Erdogan s’est allié au parti nationaliste et kémaliste MHP, proche du groupe paramilitaire Loups Gris, dont ils représentent en quelque sorte le bras armé et dont les liens avec la mafia turque et les services de renseignement, le MIT, sont connus. 

   Les problèmes économiques et l’instabilité politique n’ont pas empêché la Turquie, membre de l’OTAN, de développer d’importantes infrastructures et de devenir un acteur géopolitique international de premier plan. 

   Les élections de 2023 ont vu une importante recomposition du paysage politique national, avec trois coalitions sur les listes électorales. La première, Alliance populaire, est conduite par Recep Tayyp Erdogan. Conservatrice, elle obtient 49,50 % des votes. Celle de Kemal Kiliçdaroglu, Alliance de la nation, social-démocrate et libérale, en a reçu 44,83 %. La troisième, Alliance ancestrale, conduite par Sinan Ogan, nationaliste et panturquiste, a obtenu 5,17 % des voix. Le quatrième candidat, Muharrem Ince, kémaliste, s’était présenté avec son parti, le Parti de la Mère Patrie, mais s’est retiré à trois jours du premier tour. 

Triple fracture

   L’analyse des résultats du premier tour des élections présidentielles nous montre une triple fracture dans le pays, laquelle s’exprime par une division géographique évidente (1) qui recalque les zones de conflit politique et armé. Le vote en faveur de Kemal Kiliçdaroglu a été majoritaire dans les régions occidentales de la côte, dans l’est du pays, où les populations kurdes sont majoritaires, ainsi que dans les circonscriptions d’Ankara, où la présence kurde et alévie est très importante, même si en l’occurrence la victoire a été très serrée. Erdogan a gagné dans l’arrière-pays et sur les côtes de la mer Noire, traditionnellement tournées vers le monde slave et caucasien.

   Ceci nous renseigne dont sur quelques grandes tendances sociales de la Turquie. Les minorités ethniques et religieuses, la bourgeoisie républicaine tendance kémaliste, les progressistes pro-occidentaux et les modérés votent majoritairement pour Kiliçdaroglu, qui est lui-même kurde alévi. Les Turcs ethniques, les conservateurs, les opposants au laïcisme, les sunnites et les provinces majoritairement turques ont voté pour Erdogan. La fracture est donc entre l’ouest du pays, occidentalisé, l’Anatolie profonde, conservatrice et turcique, et l’est du pays, kurde, où se trouvent les fiefs du PKK. 

   Aucune région n’a voté majoritairement pour la coalition nationaliste et panturquiste de Sinan Ogan, le candidat arrivé en troisième position mais dont le rôle est désormais considéré comme décisif. 

Sinan Ogan, le « faiseur de rois »

   Sinan Ogan est un Turc d’origine azerbaïdjanaise. Il a quitté le MHP car opposé au ralliement du parti avec l’AKP d’Erdogan. Nationaliste, antikurde et anti-arménien, laïque, il se méfie du néo-ottomanisme d’Erdogan et veut la dissolution du HDP, le parti pro-kurde et pro-minorités. Il est opposé à l’engagement militaire contre la Syrie et voudrait réorienter la géopolitique turque vers le Caucase et l’Asie centrale en une vision panturque, désengageant le pays du bourbier du Moyen-Orient. Il est farouchement antilibéral sur le plan des mœurs, ce qui l’éloigne de beaucoup de partis de gauche de la coalition qui soutient Kiliçdaroglu, mais il est d’accord avec lui pour rétablir les relations diplomatiques avec la Syrie et rapatrier les trois millions de réfugiés syriens qui se sont établis en Turquie depuis 2011. 

   Son soutien est donc décisif pour faire gagner l’un des deux candidats – et il ne sera pas gratuit. 

Le Grand (en)jeu eurasiatique

   La position bicontinentale de la Turquie fait de cet Empire un pays-clé dans le Grand Jeu eurasiatique. 

   L’orientation géopolitique d’Erdogan a toujours été orientée vers le Moyen-Orient et l’Afrique du nord, avec une sanglante incursion au Caucase en soutien à l’Azerbaïdjan contre les Arméniens d’Artsakh en automne 2020. Démarrée avec une politique « zéro problèmes avec les voisins », l’ère Erdogan a eu comme résultat un « problèmes avec tous les voisins ». Tous les conflits régionaux se sont aggravés, de Chypre à l’Arménie, de la Syrie à la Grèce et à l’Iran, avec des périodes de fortes tensions avec la Russie au sujet de la Syrie et de l’Ukraine (2). Kiliçdaroglu souhaite une normalisation des relations avec Bachar al-Assad. La conséquence serait un rapprochement à la Russie et à l’Iran, mais un éloignement de l’UE et des USA, ce qui correspondrait à un alignement multipolaire. La coalition qui le soutient demeure divisée sur le sujet car certains soutenaient les milices kurdes du Rojava syrien et sont d’anciens militants du PKK. 

   L’autre enjeu fondamental est l’énergie. Le pays est très énergivore ; cela a poussé Ankara en premier lieu à chercher des gisements de pétrole sur le territoire turc, et de l’autre à passer des accords avec la Russie pour la construction d’une centrale nucléaire. Le pipeline BTC, qui achemine gaz et pétrole de l’Azerbaïdjan à l’Europe et à Israël, passe par la Géorgie et par la Turquie. Récemment le gouvernement de l’AKP a officialisé – opportunément sur le calendrier électoral, la découverte d’importants gisements pétroliers à Konya, dont les capacités d’extraction seraient de 100.000 barils par jour. Ceci contribuerait à rendre la Turquie non seulement autonome mais également exportatrice, bouleversant ainsi la géostratégie énergétique de la Turquie.

   Le résultat de ces élections est donc fondamental pour les futures orientations internationales de la Turquie, qui pourraient peser sur les différents théâtres de guerre et sur le fonctionnement des Nouvelles Routes de la Soie et du réseau de pipelines qui traversent le territoire du pays. Les positionnements de la prochaine présidence, qui devra déterminer dans quelle mesure elle va rester arrimée à l’espace occidentale, seront vitaux pour la stabilité interne du pays. La question kurde est loin d’être résolue, tout comme celle de l’occupation de la portion nord de Chypre, tandis que la réouverture de la frontière turco-arménienne, fermée par la Turquie en 1992 en soutien à l’Azerbaïdjan, demeure un sujet sensible. 

Maxence Smaniotto

  1. https://www.aljazeera.com/news/2023/5/14/follow-the-vote-turkey-election-results-2023 
  2. Les relations entre la Turquie et la Russie sont extrêmement complexes et ne dépendent pas exclusivement des gouvernements au pouvoir. Pour approfondir : Russie-Turquie. Un défis à l’Occident ?, éd. Passés composés

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