Libérez le Yémen ! : Enjeux géopolitiques d’un conflit
Le Yémen c’est un peu comme la Syrie, mais sans Bachar. L’occident soutient la coalition arabe sur place et participe aux massacres, mais ici point de boucher halal sanguinaire monté en épouvantail. Où sont donc les manifestations pacifistes durement réprimées ? Les étudiants révoltés ? Les minorités opprimées ? Du coup, la presstituée s’étonne : qu’est-ce qui justifie la guerre, les ventes d’armes, le soutien diplomatique à l’Arabie Saoudite et aux Émirats arabes unis (EAU), la participation à la destruction du pays et la catastrophe humanitaire ? On a bien le fameux soutien iranien aux Houthis, mais un peu léger comme excuse, l’Empire nous avait habitués à mieux. Évidemment, derrière tous ces faux-semblants, les intérêts priment. Un an après notre premier point sur la situation au Yémen, un nouvel état des lieux approfondi s’impose sur les enjeux de ce conflit.
Si la guerre yéménite était au départ plutôt interne au pays, l’ingérence des Saoudiens et des Émiratis l’a largement aggravée. L’aide de l’Iran aux rebelles Houthis, pourtant inexistante avant l’intervention saoudienne, a été la principale excuse mise en avant pour justifier l’intervention (Diplomatie les grands dossiers n° 48, p.52). Le royaume wahhabite s’est entouré d’une coalition de dix pays arabes à partir du 26 mars 2015 et lança son opération « Tempête décisive » au Yémen. Cette alliance est aujourd’hui passée à quatre pays : l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Soudan et Bahreïn. Le Maroc s’est retiré de la coalition début février 2019 et d’autres acteurs comme l’Égypte ne s’avèrent pas vraiment zélés dans leur engagement dans le bourbier yéménite.
Géostratégie des principales puissances étatiques impliquées au Yémen
Les Émirats arabes unis
Il est communément admis que la guerre au Yémen est principalement due à l’implication de l’Arabie Saoudite dans la crise interne au pays. Le royaume des Saoud s’enlise effectivement depuis 4 ans dans ce conflit sans issue. Le rôle des EAU a quant à lui bien été négligé, alors qu’ils agissent « dans des conditions obscures dans le sud du Yémen », selon Amnesty International.
La stratégie des EAU consiste à ce que Dubaï conserve sa position portuaire prépondérante entre l’Afrique de l’Est et l’Asie. Ils s’attachent donc à maitriser des positions maritimes de la péninsule arabique entre les détroits d’Ormuz et de Bal Al-Mandeb : ils ont transformé l’île yéménite de Socotra (classé patrimoine mondial de l’UNESCO) en porte-avions, aménageant aussi des points d’appui militaire dans les ports du Puntland (Bossaso, en Somalie) et du Somaliland (Berbera, seul port en eaux profondes du nord de la Somalie). Abou Dhabi a également développé des infrastructures militaires dans les ports d’Assab et Massawa en Érythrée. Tout ceci est coordonné à partir de l’archipel des îles Hanish, état-major du dispositif maritime régional des émirats. De facto, les EAU contrôlent le golfe d’Aden et de la côte sud du Yémen (al-Mukallâ).
L’engagement des EAU au Yémen leur permet donc d’étendre leur influence dans la région du détroit de Bab el-Mandeb et du golfe d’Aden. Certains estiment même qu’ils chercheraient à faire du Yémen leur 8e émirat (Diplomatie les grands dossiers, n° 48 p.56). Ces bases aéronavales en Érythrée, au Somaliland et dans le Puntland pourraient traduire d’une volonté de devenir un acteur sécuritaire de premier plan dans la région en plus de favoriser le commerce maritime UE-Chine.
Pour ses opérations au sol dans le conflit, les Émiratis ont recouru dans un premier temps aux services des armées privées de type Black Water ou encore à l’entreprise de sécurité privée américaine Spear Operations pour assassiner des personnalités politiques et religieuses liées au parti yéménite al-Islah (Rassemblement yéménite pour la réforme), branche locale de la confrérie des Frères musulmans. Trois vétérans des forces spéciales US et neuf anciens membres de la Légion étrangère française auraient notamment été embauchés par Spear Operations. Au sujet de ces assassinats, le cabinet d’avocats Ancile, mandaté par l’association Alliance internationale pour la défense des droits et des libertés, a donc déposé une plainte avec constitution de partie civile à ce sujet le 21 mars 2019 auprès du Tribunal de grande instance de Paris. En avril 2018, une première plainte avait été déposée par ce même cabinet pour « complicité de tortures » contre Mohammed ben Salmane dit MBS, prince héritier saoudien, et une seconde contre Mohamed ben Zayed dit MBZ, prince d’Abou Dhabi, pour « complicité de crimes de guerre » au Yémen. L’on dit de MBZ qu’il a des ambitions élevées ; ce n’est pas pour rien qu’il s’agit du mentor de MBS, principal acteur de l’implication saoudienne au Yémen.
L’influence des EAU a été sous-estimée ou occultée alors qu’ils ont le rôle le plus déstabilisateur dans le sud du Yémen actuellement sous son contrôle. Les EAU coordonnent les milices locales et le Conseil de transition du Sud dirigé par Aidarous al-Zoubaidi ; l’objectif de ce dernier étant de restaurer l’État du Yémen du Sud marxiste qui a existé entre 1967 et 1990. Ce Conseil de transition sudiste est composé d’éléments armés de multiples obédiences : séparatistes, salafistes, Frères musulmans, socialistes… Les Émiratis ont également formé une force armée composée d’une partie de la Garde républicaine (remontée contre l’assassinat de l’ancien président Abdallah Saleh par les Houthis) et d’une partie des membres du parti salafiste al-Islah composée essentiellement de la tribu chafiite Banou al-Ahmar, historiquement proche des Saoud. À noter qu’al-Islah (Frères musulmans) est officiellement perçu comme une organisation terroriste par les EAU, mais vu que le mouvement est divisé en plusieurs tendances ils semblent que les émirats en soutiennent certaines, mais pas d’autres (Diplomatie n° 98, mai-juin 2019, p.42).
Comme toujours, les terroristes modérément modérés font du bon boulot pour les puissances étatiques impériales : il y a bizarrement davantage d’attentats terroristes au nord du pays, notamment à Sanaa sous contrôle Houthi, qu’ailleurs, alors qu’al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) n’est pas implanté sur place. En effet, ses banches actives sont présentes dans le sud du pays dans la province de Shabwah, d’Abyan ou encore de Hadramaout contrôlée par les Saoudiens. Daesh est également toujours présent dans des zones « libérées » où les EAU maintiennent des forces et créent des proxys qu’ils équipent afin de soi-disant lutter contre al-Qaïda, Daesh et les Houthis. En fait, nos terroristes ont objectivement noué des alliances avec les troupes saoudiennes et émiraties pour combattre les mécréants Houthis (zaïdites mais considérés comme chiite), selon les propos de François Frison-Roche, chercheur au CNRS et ancien directeur du projet français d’aide à la transition du Yémen de 2012 à 2014 (Diplomatie les grands dossiers, n° 48 p.55). Remarquons que le gouvernement yéménite actuel ne contrôle même pas ces zones libérées. En réalité, le pays est intégralement pris en main par des pays étrangers : l’actuel président Abdrabbo Mansour Hadi avait même évoqué une occupation émiratie au Yémen c’est dire. Ce gouvernement soutenu par la coalition atlanto-wahhabite n’a que peu de légitimité auprès de la population.
L’Arabie Saoudite
La spirale de l’enlisement est actée : il semble que l’Arabie Saoudite ne pourra quitter le Yémen qu’en cas de victoire ou d’échec intégral. Si le jeune MBS avait la réputation d’être un prince moderne, le culte du « jeunisme » s’est une fois de plus effondré quand il s’est avéré être un homme brutal qui s’impose par la force. Il s’est notamment attaqué aux élites religieuses wahhabites, aux oligarques de la sphère entrepreneuriale (à qui il a extorqué des milliards de dollars) et aux pays de la région comme le Qatar, le Liban et finalement le Yémen. Le coût de l’engagement militaire saoudien dans ce dernier pays est estimé de 3 à 4 Md $/mois.
Le royaume s’est toujours ingéré dans ce pays qu’il considère comme son arrière-cour. Il payait déjà abondamment des tribus sur place au Nord pour en garder le contrôle, car il a toujours craint le décalage démographique avec le Yémen qui pourrait atteindre 50 millions d’habitants d’ici 2050. L’Arabie, elle, compte à peine 20 millions de Saoudiens et 10 millions de régularisés non saoudiens sur son territoire (Diplomatie grands dossiers n° 48, p.56, 57). Ce décalage démographique est plus accentué encore aux EAU où quasiment 90 % de la population est étrangère, de même au Koweït et au Qatar. Vu que 60 % de la population saoudienne est originaire du Yémen voisin, les Saoud ont toujours craint la possibilité déstabilisatrice de certaines franches de sa population sur son territoire. En plus de son potentiel démographique, le Yémen occupe une position géographique stratégique (cf. notre article précédent) pouvant menacer les intérêts des Saoud en cas d’indépendance et de développement national.
Les objectifs de MBS consistent à étendre le contrôle saoudien sur les gisements présumés d’hydrocarbures et surtout sur les richesses aquifères dont disposerait le Yémen. Contrôler les ports de l’océan Indien et de la mer Rouge sont les objectifs prioritaires des Saoudiens qui se sont faits supplantés par les rivaux émiratis. MBS vise également à éradiquer toute trace chiite/pro iranienne sur le flanc sud de son royaume et c’est une urgence : la portée des drones Houthis couvre actuellement la quasi-totalité du territoire saoudien et ces derniers ont même le culot de saboter les pipelines de Saoudi Aramco (Saudi Arabian Oil Company – la compagnie nationale d’hydrocarbures) en Arabie saoudite même. Une attaque spectaculaire revendiquée par les Houthis a d’ailleurs récemment mis à mal deux tankers pétroliers loin de là, dans le détroit d’Hormuz. Le cauchemar des Saoud prend progressivement forme avec l’encerclement militaire progressif de proxys iraniens dans la région.
Riad voit aussi d’un mauvais œil le jeu que jouent les Émiratis en constituant une nouvelle armée en Érythrée. Pour contrer l’omniprésence des EAU au sud, l’Arabie saoudite a créé l’Alliance nationale sudiste en avril 2018, coalisant les pro-Hadi du Congrès populaire général, des factions du mouvement sudiste, des factions d’al-Islah, des nassériens, des partis salafistes… Riad encourage les positions autonomistes, voire les demandes de rattachement de mouvements politiques hadramies à l’Arabie Saoudite (Diplomatie n° 98, mai-juin 2019, p. 43,44). Au nord-est du Yémen vers la ville de Mareb, les deux principales tribus sunnites rivales que sont Murad et Abidah font front commun contre les Houthis. Dans cette région demeure peut-être le prochain homme fort du pays, le général Ali Mohsen, vice-président de la République du Yémen. Cet affilié d’al-Islah consolide actuellement une armée avec l’aide des Saouds. On a du mal à déterminer si le royaume wahhabite aurait intérêt à un Yémen unitaire dirigé par un de ses pions ou à une partition du Yémen en deux ou trois entités.
Comme les EAU, l’Arabie Saoudite évite autant que possible de faire combattre ses précieux soldats contre les Houthis. Le royaume s’est initialement tourné vers les tribus sunnites du Yémen, principalement salafistes, pour ensuite recruter massivement des mercenaires africains et sud-américains. Il aurait embauché depuis le début du conflit environ 14 000 miliciens (salaires mensuels d’environ 450 € et des primes jusqu’à 8700 €). Ils viennent en majorité du Soudan qui envoie d’ailleurs des paramilitaires de la Force de soutien rapide (RSF) et des miliciens de la région du Darfour plutôt que ses propres soldats. Ce pays instable connait actuellement un pic de crise qui inquiète Riad au sujet de la fourniture de ses combattants. Selon des sources citées par le New York Times, entre 20 % et 40 % des effectifs des unités de mercenaires soudanais au service des Saoudiens seraient des enfants âgés de 14 à 17 ans. Des allégations évidemment démenties par Khartoum et Riad. Les Nations unies ont déclaré que 842 enfants soldats avaient été recrutés en 2017 au Yémen, dont certains d’à peine 11 ans. Des accusations « très sérieuses » mettent également en cause les forces spéciales britanniques (SAS) qui auraient formé des enfants soldats, et auraient participé aux combats, de même que le service de renseignements extérieur du Royaume-Uni (MI6), allié historique des Saoud. Au total, onze pays africains ont envoyé des mercenaires au Yémen depuis 2015 (Sénégal, Niger, Mali, Somalie, Érythrée, Tchad, Ouganda…). Une conseillère du président ougandais, Najwa Kdah, a elle-même convenu avec les Émirats de dépêcher 8 000 hommes au Yémen, tandis qu’un accord secret a été conclu entre les Saoudiens et le Tchad pour environ 1 600 hommes issus des tribus arabes tchadiennes.
Parmi les mercenaires, la meilleure solution reste encore et toujours de faire appel à al-Qaïda pour apaiser les conflits. On ne s’étonnera donc pas que l’Arabie saoudite se permette de livrer des armes US aux pires ennemis des Houthis, c’est-à-dire à AQPA et à d’autres groupes terroristes au Yémen, en violation des termes de son accord sur les armes avec les États-Unis, selon des sources du Département américain de la Défense citées par CNN. Les proxys sunnites radicaux comme AQPA ou la Brigade des Géants, soutenue par les EAU, sont munis de véhicules MRAP de fabrication américaine. Ironie du sort, des armes US ont également été récupérées comme butin de guerre par la rébellion houthi ou rachetées par d’autres milices sunnites. L’International Crisis Group, une ONG multinationale basée à Bruxelles, décrit « alliance tacite » entre la coalition et les combattants d’al-Qaïda au Yémen. La coalition a également combattu les Houthis à Aden avec Ansar al-Sharia, un groupe d’activistes local créé par AQPA, ainsi que dans des régions du sud telles que la capitale culturelle de Taïz. Selon l’ONG, AQPA a donc par ce biais-là « acquis un large éventail de nouveaux armements, notamment des armes lourdes provenant de camps militaires yéménites ou obtenus indirectement auprès de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite ».
Middle East Eye révélait en 2017 que le plus important mouvement de combattants salafistes à Taïz avait reçu des armes et de l’argent de la coalition et que son commandant, Abu al-abbas, a été ensuite dénoncé comme un soutien d’al-Qaïda et de Daesh par les Américains et les Saoudiens. Une enquête d’Associated Press publié en août 2018 confirme également que des milices soutenues par la coalition ont recruté des centaines de combattants d’AQPA via des accords secrets pour combattre les Houthis. Les livraisons d’armes de l’Arabie Saoudite vers AQPA remontent au moins à 2013 selon Joke Buringa, conseiller du Ministère néerlandais des Affaires étrangères sur le Yémen. Deux des quatre principaux commandants soutenus par la coalition le long de la côte de la mer Rouge sont des alliés de la branche yéménite d’al-Qaïda. Un autre commandant yéménite placé l’année dernière sur la liste US des terroristes pour ses liens avec AQPA continuerait de recevoir de l’argent des EAU afin de diriger sa milice. Selon les estimations de responsables US, les forces actuelles de cette ramification d’al-Qaïda se situent entre 6 000 et 8 000 combattants. Et ils feront semblant de s’étonner de la montée en puissance d’AQPA plus tard… Le n°1 de l’Etat islamique au Yémen, Abou Oussama al-Mouhajir, ainsi que d’autres membres du groupe terroriste, sont bien plus dans le viseur saoudien qu’al-Qaïda et ont été arrêtés début juin 2019 par un commando saoudo-yéménite.
À noter pour finir l’officialisation du partenariat israélo-saoudien à travers le gargantuesque projet NEOM (500 Md $), un espace économique ultra-connecté d’une superficie de 26 500 km² sur la côte saoudienne de la mer Rouge. Ce projet pourrait bien être liée au dossier yéménite au vu de sa proximité géographique et de l’investissement mobilisé.
En ce sens, relevons que plusieurs oulémas d’Arabie légitiment aujourd’hui religieusement (à l’aide de sourates et d’interprétations d’Ibn Tamiyya) la notion du « Grand Israël », c’est-à-dire l’expansion territoriale du pays en question du Nil jusqu’à l’Euphrate, conformément aux récits bibliques. Et l’on comprend pourquoi le Mossad et les services de renseignements saoudiens s’entendent bien en ce moment.
Israël toujours discret dans les guerres impérialistes
Jamais très loin des barbus modérés, Israël est discrètement présent au Yémen. À la Conférence ministérielle de Varsovie sur la Paix et la sécurité au Moyen-Orient, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, aurait révélé un engagement militaire sur place, et ce dès le premier jour en soutien à la coalition. Cette guerre aurait été négociée sur plusieurs années entre Israël et l’Arabie saoudite pour exploiter les réserves pétrolières de la province yéménite d’al-Jawf jusqu’au Rub al-Khali (appelé le Quart vide), une zone à cheval sur l’Arabie et le Yémen qui doit se prolonger en un projet commun dans la corne de l’Afrique. Ce partenaire non officiel de la coalition aurait également un état-major commun avec l’Arabie Saoudite, au Somaliland. Selon Haaretz, des entreprises du numérique, des marchands d’armes, des instructeurs de guerre israéliens et des mercenaires rémunérés par une entreprise israélienne sont des partenaires de l’ingérence au Yémen. Le journal émirati al-Khaleej Online (basée à Londres) a publié en septembre 2018 un article sur la formation de mercenaires colombiens et népalais par l’état hébreu dans des bases d’entraînement dans le désert du Néguev (sud d’Israël). Ces soldats ont été recrutés par les Émirats arabes unis pour la guerre au Yémen. En plus des intérêts stratégiques, Israël est évidemment impliqué contre la présence iranienne via les Houthis. Tel-Aviv, qui cherche toujours à normaliser ses relations avec ses voisins, aura probablement un rôle politique et économique à jouer dans un Yémen remodelé.
Le Qatar déchu
Alors que le Qatar était un habitué de l’alignement sur les intérêts géopolitiques atlantiste (printemps arabes, Libye, Syrie), ses positions ont quelque peu évolué début juin 2017. Initialement mobilisé sur le territoire yéménite, Doha a été évincé de la coalition atlanto-sunnite et tristement rangé au banc des méprisables au côté de l’Iran. Riad a effectivement mis en place un blocus maritime et aérien sur le Qatar sous justification de soutien à l’extrémisme et au terrorisme (ne pas rire) et bénéficie de l’appui du Bahreïn, du Yémen, des Émirats arabes unis et de l’Égypte dans cette entreprise. Sont visés principalement les liens entre le Qatar et la confrérie des Frères musulmans, ces derniers étant perçus comme de dangereux concurrents idéologique et politique par les pays en question, alors que comme nous l’avons vu, la coalition soutient des factions al-Islah, la branche yéménite de ces mêmes Frères musulmans.
Cette rupture diplomatique peut s’avérer coûteuse à moyen terme. L’Iran et le Qatar partageant le plus grand champ gazier du monde (réserves de 50 900 Gm3 environ), le potentiel d’approfondissement des relations entre ces deux pays est immense. Si les deux pays soutenaient des groupes opposés en Syrie, il n’en est dorénavant plus de même au Yémen. Couplons ce phénomène avec le rapprochement effectif entre le Qatar et la Turquie depuis décembre 2014 (signature d’un accord de défense stratégique) et l’envie se doter des systèmes de défense russes S-400 sur le sol qatari et voici un nouvel axe en cours de formation au Proche-Orient. Tout bénéfice pour la Russie qui compte également produire les futurs S-500 en collaboration avec la Turquie et revers important pour l’axe atlantiste et israélo-saoudien.
L’État profond américain soutient toujours al-Qaïda et Daesh
La position stratégique du Yémen dans la péninsule Arabique avec le contrôle du détroit de Bab el-Mandeb par lequel transite 30 à 40 % du commerce maritime mondial est cruciale. Les USA suivent le dossier de très près pour cette raison, avant le soutien à MBS ou la pseudo lutte contre la présence d’AQPA et de Daesh au Yémen (500 membres environ sur place). Sur ce dernier point, relevons que cela fait dix ans que les drones US bombardent des groupes terroristes sur place sans réel succès. Sûrement une bonne excuse pour rester sur place ; comme l’a soutenu la Radio télévision suisse (RTS) fin mai 2019 « le groupe État islamique est une émanation de la CIA ». Nous invitons Rudy Reich III et le Pokédex à démystifierd’urgence cet article hautement complotiste émis par le groupe audiovisuel public suisse.
L’intérêt des États-Unis pour la position terrestre et maritime du Yémen est également en lien avec la course commerciale et stratégique sino-américaine vers l’Afrique ; à Djibouti, en face de la côte yéménite, se situe une des plus importantes bases américaines en Afrique et la seule base chinoise à l’étranger. Derrière la coalition se révèle donc une rivalité saoudo-émiratie qui cache encore derrière elle une concurrence sino-américaine pour le contrôle de Bab el-Mandeb. Pour les États-Unis et l’Arabie saoudite, un Yémen unifié et échappant à leur influence leur retirerait leur avantage sur le détroit de Bab el-Mandeb, axe majeur de pression contre leurs concurrents. Alors que la Chine ne garde qu’un rôle diplomatique de médiateur dans ce conflit, les Américains restent dans l’offensive pour préserver leurs intérêts.
Les États-Unis soutiennent donc la coalition en armements, en renseignements et pour des opérations ciblées. Selon le New York Times, les forces spéciales américaines (bérets verts) ont été déployées fin 2017 à la frontière saoudienne du Yémen pour aider Riad à trouver et détruire les caches de missiles des rebelles houthis. L’US Central Command (CENTCOM) a conduit deux frappes en janvier 2019 contre al-Qaïda en coordination avec ce qu’il reste du gouvernement yéménite. Elles ont sévi dans les gouvernorats (équivalent des départements français) de Marib et dans celui d’al-Baidhah et six autres ont été effectuées en mars dans ce dernier gouvernorat. Officiellement, ces opérations ne relèvent pas d’un soutien apporté à la coalition saoudite.
On ne peut pas parler de la politique étrangère dans la région sans évoquer les multiples publications de l’État profond américain pour balkaniser la péninsule Arabique sur des critères religieux et ethniques (sunnites, chiites, druzes, alaouites…). Celle de Robin Wright publiée dans le New York Times du 29 septembre 2013 reste emblématique.
La France est impliquée directement sur le sol yéménite
Dès le déclenchement du conflit yéménite par la coalition, l’armée française « a effectué des vols de reconnaissance au-dessus des positions houthis pour le compte du client saoudien et continué à former ses pilotes de chasse ». Georges Malbrunot, grand reporter au Figaro, soutient que la France aurait commencé à collaborer avec l’Arabie Saoudite contre les Houthis depuis 2009, notamment en fournissant des images satellites. Elle aurait ensuite déployé des forces spéciales au Yémen aux côtés des EAU. Dès avril 2015, il est avéré que le Pentagone, la Direction du Renseignement militaire (DRM) et la DGSE se sont associés pour aider l’Arabie saoudite à cibler et planifier ses bombardements grâce à leurs précieux renseignements. Les services français ont reçu l’ordre par l’Élysée de soutenir l’opération « Tempête décisive » au Yémen dans le but de « vendre des satellites aux Saoud et de relancer les activités gazières de Yemen LNG, que Total et ses partenaires avaient dû stopper en avril 2015 ». Il a également été relevé qu’en juin 2018, des éléments des forces spéciales françaises auraient participé à une opération de déminage et auraient été positionnés aux côtés de la coalition dans sa tentative de reprendre le port yéménite de Hodeïda. Des allégations réfutées par le Ministère des Armées. Le soutien déterminant de la France provient également de la mobilisation massive de son complexe militaro-industriel au profit des alliés wahhabites (elle sera traitée dans la prochaine partie).
Chacun pour soi, tous contre l’Iran
Nous l’avons constaté, les forces de la coalition sur le terrain consistent en un melting pot de proxys anti-Houthis financé, formé, armé et encadré par l’OTAN et Israël en dehors de tout cadre légal. Du combat contre les mécréants au niveau local à la lutte contre le concurrent géopolitique majeur de la région au niveau étatique, c’est toujours la fameuse influence chiite iranienne dont il est question. Sur ce dossier yéménite comme sur les précédents, ce n’est pas le chiisme en lui-même qui fait la dangerosité de l’Iran dans la région. Certes, l’aspect religieux peut permettre de remettre en question le contrôle de lieux saints majeurs par l’Arabie Saoudite (à Médine et à La Mecque), mais le point crucial réside dans la volonté extrêmement tenace, car eschatologique, de refuser l’impérialisme américano-israélien dans la région et dans le monde.
Volonté qui se traduit au Yémen à travers les Houthis, qui s’avèrent étonnement déterminés et efficaces face à une coalition internationale comprenant les pays les plus puissants du monde. Alors qu’en Syrie les rebelles étaient soutenus par la « communauté internationale », les rebelles au Yémen tiennent le front face à elle. Aujourd’hui, les Houthis sont extrêmement organisés dans leur objectif de diriger le pays et à leur tête se trouve une famille qui se revendique de la descendance du prophète Muhammad. Ils contrôlent toujours le nord du pays dans le cadre d’un système pyramidal avec leurs alliés militaires inféodés à l’ancien président Abdallah Saleh (1990-2012).
Nous avons vu dans le précédent article que la capacité balistique des rebelles yéménites et leur efficacité étaient dues aux livraisons iraniennes transitant par la région du Dhofar (Oman) et par le port de Hodeïda. Mais la majorité de l’arsenal détenu par les Houthis provient des réserves de Saleh, assassiné par ces derniers le 4 décembre 2017, quelques jours après qu’il ait rompu son alliance avec eux. Le Yémen n’est en réalité pas une priorité géostratégique pour l’Iran et par ailleurs, les Houthis refusent l’influence d’un pays tiers, mais acceptent toute aide venue de l’extérieur si elle sert leurs intérêts. La République islamique d’Iran profite clairement de la situation pour déstabiliser son rival régional saoudien.
En plus de Bab el-Mandeb, un deuxième point de passage stratégique fait actuellement l’objet d’une dangereuse tension entre l’Iran et les USA : le détroit d’Ormuz. Deux pétroliers ont été attaqués le 13 juin 2019 par l’Iran selon les Etats-Unis, enclenchant un risque d’escalade qui a toutes les caractéristiques d’une opération sous fausse bannière. La Syrie s’est faite également saboter six oléoducs sous-marins avec un haut niveau de professionnalisme selon les déclarations des autorités le 24 juin 2019. Les tensions de cette région peuvent finalement se résumer dans la volonté impériale de contenir la volonté de puissance géopolitique et géoéconomique de l’Iran et de quadriller les routes maritimes majeures pour entraver les hautes volontés commerciales de la Chine.
A suivre …
Franck Pengam, Juin 2019.