L’anarcho-primitivisme : critique radicale de la civilisation
Article paru dans le Rébellion 102 ( Mai 2025)
Face aux enjeux écologiques, aux inquiétudes légitimes liées à la technologie et aux injustices sociales de plus en plus marquées, certains courants de pensée collapsologistes proposent une remise en question radicale des fondements de notre civilisation. Entre les néo-luddites, les écologistes radicaux et autres survivalistes décroissants, l’anarcho-primitivisme s’inscrit dans cette perspective en défendant l’idée que la plupart des problèmes sociaux et environnementaux découlent certes de la société industrielle, mais plus encore, de la néolithisation ; avec l’avènement de l’agriculture, de la sédentarisation et du développement des structures étatiques et technocratiques.
L’anarchisme et l’antropologie à l’origine de l’anarcho-primitivismes
Cette doctrine politique trouve ses racines dans l’anarchisme classique et son rejet de l’État, des institutions coercitives et de l’exploitation capitaliste, tout en intégrant des critiques anthropologiques et écologiques. Des figures comme Mikhaïl Bakounine et Pierre Kropotkine ont posé les bases d’une critique de la domination, et ont défendu des modèles de société fondés sur l’entraide et l’autogestion. Kropotkine notamment, dans son ouvrage L’Entraide, un facteur de l’évolution (1902), a montré que la coopération était un principe fondamental du vivant, remettant en question l’idée d’une compétition sociale nécessaire. Cette vision a inspiré les anarcho-primitivistes qui voient dans les sociétés non industrialisées des exemples de vie collective plus harmonieuse et égalitaire. Toutefois, alors que l’anarchisme classique cherche souvent à imaginer une société libertaire moderne, l’anarcho-primitivisme pousse la critique plus loin : pour lui, ce n’est pas seulement l’État ou le capitalisme qui sont problématiques, mais la civilisation elle-même, avec ses structures hiérarchiques et ses technologies aliénantes.
Des auteurs comme John Zerzan ou Fredy Perlman ont contribué à le théoriser, en dénonçant les effets aliénants de la domestication, du progrès technique, et de tous les artifices ayant éloigné l’être humain de lui-même. Dans Contre le Léviathan (1983), Fredy Perlman analyse l’histoire de la civilisation comme une lente marche vers la centralisation du pouvoir et la domination des individus. Pour lui, l’émergence de l’écriture, de l’agriculture et des premières grandes cités a marqué le début d’une société fondée sur la contrainte et l’exploitation. La thèse anarcho-primitiviste affirme que les sociétés pré-agricoles, basées sur la chasse et la cueillette, offrent des conditions de vie plus égalitaires et conformes aux besoins humains. C’est aussi l’idée que défend, à l’appui, l’anthropologue Marshall Sahlins qui, dans son livre Âge de pierre, âge d’abondance – l’économie des sociétés primitives (1974), déconstruit le mythe du sauvage luttant pour sa subsistance, et expose les véritables principes de l’économie primitive qui apporte en réalité l’abondance et beaucoup plus de temps libre.
L’anthropologie constitue le véritable fondement de l’anarcho-primitivisme. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs sont souvent citées comme des exemples de sociétés pré-civilisationnelles où les individus vivaient en équilibre avec leur environnement, comme les Sans du désert du Kalahari ou les Jarawa des îles Andaman. Dès le XIXe siècle, certains chercheurs – comme Lewis Morgan (Ancient Society, 1877) – ont souligné l’existence de sociétés dites « primitives », où l’organisation sociale reposait sur l’entraide et sur une relative égalité. Ces études ont d’ailleurs inspiré Friedrich Engels, dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884). L’anthropologue français Lucien Lévy-Bruhl a effectué des recherches passionnantes sur la pensée primitive, qu’il a publié en six volumes. Ces études ont contribué à déconstruire la vision colonialiste, et sa survalorisation de la pensée rationaliste au détriment de la pensée symbolique. Jacques Cauvin, tentant d’expliquer l’apparition, au Néolithique, d’un fonctionnement relevant d’une mentalité complètement différente dans la perception et l’appréhension du réel, évoque une « révolution des symboles » et l’émergence de nouvelles structures mentales (Naissance des divinités, naissance de l’agriculture, 1994). Cette révolution symbolique serait donc à l’origine de nouveaux comportements religieux et de l’émergence de l’agriculture.
L’agriculture à l’origine du mal
L’agriculture, souvent identifiée comme point de bascule, marque l’apparition de la propriété foncière, des premières formes d’inégalités sociales, d’une alimentation moins diversifiée entraînant des problèmes de santé (les fameuses maladies de civilisation) et de dépendance aux récoltes, de la sédentarisation, d’un dérèglement exponentiel de la démographie, et des premières structures hiérarchiques et coercitives. La paléoparasitologue Alizé Hoffman a réalisé une thèse consacrée aux impacts de la néolithisation sur l’évolution des systèmes hôtes-parasites. On peut y lire : « Dès 1971, T. A Cockburn faisait état d’une première transition épidémiologique correspondant au Néolithique ; la domestication avait créé de profondes modifications des écosystèmes et de l’histoire de l’Humanité. La néolithisation, avec tout ce qu’elle implique en terme de mutations socio-économiques, a contribué à modifier nos relations vis-à-vis des parasitoses. Ces modifications ont impacté les systèmes hôtes/parasites. Le regroupement des populations, la sédentarisation, la mise en présence sur le même espace de différentes espèces (animales et végétales, notamment allochtones), la déforestation, l’irrigation, l’utilisation de fertilisant, le parcage ou encore le stockage alimentaire, sont autant de comportements qui ont contribué à modifier les frontières de l’écologie des différents agents de parasitoses qui nous entourent ».
L’anthropologue James C. Scott, dans Homo Domesticus, l’histoire profonde des premiers États (2017), évoque longuement la question du rôle de la culture des céréales dans la formation des états. Le politologue Paul Ariès, dans son ouvrage Histoire politique de l’alimentation (2016), identifie le stockage alimentaire comme étant l’origine des inégalités. Dans les sociétés préagricoles, les individus n’avaient pas de rôles figés et consacraient peu de temps aux tâches nécessaires à leur survie. L’introduction de l’agriculture et de l’artisanat entraîne progressivement une spécialisation du travail, créant une hiérarchie entre ceux qui produisent et ceux qui dirigent. L’anarcho-primitivisme rejette cette division du travail, qu’il considère comme une source d’aliénation : le travail devient une obligation et non plus une activité librement choisie, les individus perdent leur autonomie (devenant dépendants de structures sociales complexes) et le développement des métiers spécialisés engendre des inégalités en favorisant l’émergence d’une classe dominante. Le feu est également proposé comme potentielle cause première, sa domestication ayant occasionné de nouvelles formes de cultes religieux, et la cuisson des aliments ayant pu modifier le comportement humain.
Contrairement à d’autres courants qui, comme l’archéo-futurisme de Guillaume Faye, estiment que la technologie pourrait être utilisée au service d’une société égalitaire, les anarcho-primitivistes considèrent qu’elle comble des besoins factices. Henry David Thoreau rejoint cette critique dans Walden, voyant dans la technologie une forme de distraction de la véritable essence de l’existence humaine.
Est également dénoncée la manière dont la technologie est utilisée pour renforcer les systèmes de contrôle social, grâce à l’informatique et la surveillance de masse, comme l’expose Michel Foucault dans Surveiller et punir.
Le transhumanisme est considéré comme l’aboutissement ultime du processus de déshumanisation amorcé par la civilisation : une rupture définitive avec la nature, un renforcement du contrôle social, le tout s’inscrivant dans un projet eugéniste (cf. Laurent Alexandre). Ceci positionne les anarcho-primitivistes du côté des « bio-conservateurs ».
L’anarcho-primitivisme considère la civilisation comme un processus d’auto-domestication, notamment à travers l’éducation, les normes sociales et les structures de pouvoir, transformant les individus en rouages d’un système globalisé, leur imposant des comportements standardisés et des besoins artificiels, atrophiant leur instinct naturel. Dès lors, il ne suffit pas de lutter contre certaines institutions ou contre le capitalisme : c’est l’ensemble de la civilisation qui doit être remis en question. L’enjeu n’est pas de réformer le monde moderne, mais d’en sortir, de se « désaliéner » et de retrouver une existence fondée sur l’immédiateté, l’autonomie et la connexion directe avec le vivant.
Retour à l’état sauvage
Dans cette optique, certains anarcho-primitivistes déterminés choisissent de concrétiser leurs idées en adoptant des modes de vie en dehors des structures imposées par la civilisation industrielle. Des exemples de ces communautés existent à travers le monde, comme les « rewilders » en Amérique du Nord, qui cherchent à réapprendre les savoirs ancestraux liés à la survie en milieu naturel. Certains choisissent de vivre en cabane, de pratiquer la permaculture ou d’adopter un mode de vie nomade, en s’inspirant des peuples autochtones. Ces expériences sont souvent documentées dans des récits de vie, comme ceux de Christopher McCandless, dont l’histoire a été popularisée par Into the Wild, ou de Mark Boyle, auteur de L’homme sans argent, qui a vécu plusieurs années sans utiliser de monnaie, en autarcie.
La transition vers un mode de vie hors réseau nécessite des connaissances approfondies en survie, en botanique, ainsi qu’une capacité d’adaptation aux conditions naturelles parfois rudes. Rien à perdre, tout à gagner : il s’agit de devenir une meilleure version de soi-même. Ceci dit, nous le savons, ce mode de vie est parfois menacé par les lois modernes qui interdisent ou réglementent fortement l’accès à la terre, la chasse ou l’utilisation des ressources naturelles. Ces obstacles révèlent les tensions entre l’idéal anarcho-primitiviste et la réalité d’un monde structuré par des institutions étatiques et économiques difficiles à contourner. C’est pourquoi il est important pour les anarcho-primitivistes de s’unir et de s’organiser.
L’écosabotage est parfois utilisé comme moyen d’action directe. Historiquement, les actions relevant de ce type de militantisme ont été mises en œuvre par des groupes comme Earth First ou le Earth Liberation Front (ELF), avec au programme : des sabotages de chantiers de déforestation, d’équipements pétroliers ou d’infrastructures routières. Theodore Kaczynski, bien que son action ait pris une tournure extrême et terroriste (peut-être en raison des expériences psychologiques qu’il subissait dans le cadre du projet MK Ultra), défendait lui aussi l’idée que la lutte contre la société industrielle nécessitait une destruction des systèmes technologiques, estimant que les solutions réformistes ou écologistes étaient inefficaces face à l’ampleur de la crise civilisationnelle. Toutefois, l’écosabotage est un sujet controversé : certains y voient une réponse légitime face à la destruction irréversible de l’environnement, tandis que d’autres critiquent son efficacité et ses conséquences potentielles (notamment, la répression étatique accrue et la difficulté de mobiliser une adhésion populaire autour d’actions perçues comme radicales ou violentes).
Dans la perspective primitiviste, la transmission des savoirs se fait à travers l’expérience directe, la pratique et l’observation du monde naturel, à l’instar des sociétés primitives où les enfants apprennent par l’observation, le mimétisme et le jeu. Des initiatives contemporaines existent dans ce sens, comme les survival schools aux États-Unis, où des formateurs enseignent des compétences de vie primitive telles que l’allumage du feu sans briquet, la construction d’abris naturels, la fabrication d’outils en pierre, ou encore la reconnaissance des plantes comestibles et médicinales.
Une pensée en plein essor
L’anarcho-primitivisme ne fait pas (encore) l’unanimité auprès des anarchistes. On lui reproche, notamment, un rejet trop globalisant de la technologie, et on pointe le fait que la diffusion des idées primitivistes passe elle-même par des supports technologiques (livres, internet), ce qui peut apparaître comme une contradiction. Or, tandis que certains optent pour un mode de vie totalement hors-réseau, d’autres assument de garder un pied dans la société moderne ; par souci de visibilité, d’influence et de pouvoir d’action. Il serait imprudent de se retrouver sans défense face à la domination écrasante de la civilisation, à l’instar des tribus actuelles contraintes à la sédentarisation, confinées dans des réserves, persécutées ou éliminées. Des critiques féministes ont aussi souligné que certaines sociétés primitives idéalisées par les primitivistes ne garantissaient pas toujours une égalité entre les sexes ; c’est d’ailleurs une critique qu’a pu formuler Théodore Kaczynski à John Zerzan dans son manifeste La société industrielle et son avenir (1995). Ana Minski, anarcho-primitiviste féministe engagée, soutient l’idée que ces sociétés primitives (les Baruyas de Papouasie-Nouvelle-Guinée, par exemple), bien que patriarcales, ne l’étaient pas à l’origine et le sont devenues en raison d’influences extérieures. Cette explication rejoint celle de l’anthropologue américain Douglas P. Fry au sujet de l’origine de la violence au sein de certaines tribus.
Loin d’être une simple utopie irréalisable, l’anarcho-primitivisme connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, notamment face aux impasses écologiques et technologiques du monde moderne. De plus en plus de personnes remettent en question les fondements de la civilisation industrielle et explorent des alternatives inspirées de la sobriété et de l’autonomie. Qu’il s’agisse d’expériences de vie hors réseau, de la réappropriation de savoirs ancestraux ou d’une critique radicale du progrès, cette pensée continue d’inspirer des réflexions et des pratiques concrètes. Pour aller plus loin, vous pouvez consulter anarcho-primitivisme.com, une plateforme de connaissances dédiée à l’anarcho-primitivisme et à l’anthropologie.
Julie