La Turquie néo-ottomane contre la Russie eurasiste et l’Europe nation

Le consentement de la Turquie à accueillir la Suède et la Finlande au sein de l’OTAN marque l’énième épisode d’une longue série d’événements qui montrent très clairement qu’Ankara n’a aucune intention de nouer des alliances avec la Russie. Moscou semble s’obstiner à ne pas comprendre que la Turquie lui est hostile. Les eurasistes pro-Ankara font preuve d’un déni qui frôle la pathologie. Il serait temps de remettre les choses au clair. La Turquie n’a qu’un intérêt : le sien.

La Turquie contre l’Arbre eurasiatique

Nous entendons régulièrement des « spécialistes » nous présenter la Turquie comme étant un pays qui, grâce à sa position géographique, représenterait un pont entre l’Europe et l’Asie. Autrement dit, un trait d’union. Or, un problème, un immense problème, se présente : cette étiquette de « trait d’union » émane des Européens eux-mêmes. A-t-on jamais demandé ce que la Turquie en pense ? Car la Turquie n’est guère un pont, et encore moins un trait d’union… Elle est une barre  qui s’interpose entre les deux termes d’Eurasie : Europe et Asie.

 Symboliquement, l’Eurasie est un arbre, l’Arbre eurasiatique, où s’unissent harmonieusement tous les niveaux de l’« Île-monde » à travers ses branches.  D’ailleurs,  ce n’est pas surprenant que l’arbre fasse partie des archétypes fondamentaux de la plupart des peuples eurasiatiques… La Turquie, nation artificielle bâtie par des peuples nomades venus des steppes, est un coin fendeur planté dans le tronc de l’Arbre eurasiatique. Elle est une séparation entre l’Europe et l’Asie, entre l’Occident et l’Orient, entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe. La Turquie assèche l ’Arbre eurasiatique en empêchant sa sève de circuler comme elle le devrait. Là où le destin géopolitique et spirituel rapproche l’Europe, la Russie et la Chine, la Turquie est l’élément diviseur.

Lorsqu’elle nécessite d’avoir des faveurs de la Technocratie européenne, la pire ennemie de l’Europe, elle s’affiche en garante du barrage anti-migrants, en rempart contre la barbarie russe ou en sauveur des minorités musulmanes de Chine. Dans le même temps, elle décroche des faveurs de la part de la Russie (visas, armements, tourisme) et de la Chine (Nouvelles Routes de la Soie, investissements)  par un renouveau d’un discours anti-occidental.

L’eurasisme turc a son nom : panturquisme

La Turquie joue sur tous les tableaux… Deuxième armée de l’OTAN en termes d’effectifs, elle peut se le permettre. Car au final, Washington est le marteau qui frappe sur la Turquie fendeuse quand celle-ci doit bien s’enfoncer entre l’Europe, la Russie et la Chine.

Sa façade méditerranéenne n’est pas la « tête d’une jument venue au grand galop de l’Asie lointaine pour se tremper dans la Méditerranée chantée par le poète Nazim Hikmet, mais le canon du pistolet pointé sur la tempe de l’Europe. Mais qui a le doigt sur la détente ? Certainement pas Recep Tayyp Erdogan, qui n’est au fond qu’un conservateur classique, paternaliste, qui voudrait que les gens aillent travailler et, une fois rentrés le soir après la prière, regardent l’une des nombreuses séries télévisées turques, de préférence une qui exalte le patriotisme et la foi musulmane des sultans, dont il se perçoit en quelque sorte un régent.

La politique profonde en Turquie ne date pas d’hier et n’est pas le produit de la Modernité. Confréries, clans, alliances et tariqas tracent une immense et complexe géographie politico-mystique qui a son centre à Istanbul et ses importantes ramifications dans le Caucase, en Libye, dans les Balkans, au Kurdistan irakien, au Liban, en Asie centrale… Subversions et contre-subversions se disputent le pouvoir turc et son armée : la vraie-fausse tentative de Coup d’État de 2016 nous en a donné un aperçu.

Le pouvoir de nuisance turc est immense, et nombreux sont ceux qui souhaiteraient s’en servir. Les Russes, qui cherchent une absurde alliance eurasiste avec leurs ennemis héréditaires, et les Américains , avec qui les relations sont bien plus fluctuantes que ce qu’on pourrait croire. Les Etats-Unis sont dans un rapport pragmatique avec la puissance turque, ils nourrissent  les poussées impérialistes de la Sublime Porte  lorsque celles-ci s’accordent à leurs objectifs.

L’axe d’action d’Ankara s’appuie sur trois piliers : les séries télévisées historiques, qui sont exportées là où se trouvent les intérêts de la Turquie (Azerbaïdjan, Afghanistan, Qatar, Égypte, Albanie, Bosnie, Kosovo, Turkménistan, Libye…), l’Armée, bien disciplinée et entraînée, et la protection des minorités turcophones à l’étranger.

Tout cela porte un nom : panturquisme. Il s’agit de la version touranienne de l’eurasisme, et vise à créer une immense confédération turque allant des Balkans au Xinjiang chinois. Elle est totalement en conflit avec les intérêts russes et avec ce qui reste de volonté européenne de former un bloc uni et indépendant.

Autrement dit : si la Turquie est le coin qui divise l’Europe de l’Asie, et en l’occurrence l’Europe catholique de l’Europe orthodoxe, le panturquisme représente les éclats produits par ce coin fendeur.  L’éclatement de l’Empire ottoman fut mieux organisé. En explosant, il laissa des bribes un peu partout  sous la forme des cellules subversives qui, depuis 1919, s’activent lorsque les conditions sont réunies.

N’étant plus un empire transcontinental comme à l’époque ottomane et coincé au fin fond de la Méditerranée par le barrage insulaire grec, la Turquie doit s’appuyer sur ses minorités à l’étranger, vraies ou fantasmées, et sur son héritage civilisationnel.

Par exemple, Ankara avait signé des accords majeurs avec l’Ukraine peu de mois avant que la Russie ne l’envahisse. En prétextant la protection des minorités musulmanes turcophones, comme les Tatars de Crimée, elle avait vendu au gouvernement de Kiev ses nouveaux drones de combat, les Bayraktars. Arme redoutable, ils firent de terribles dégâts en Libye, en Syrie, au Kurdistan ou en Arménie.

Les déclarations tonitruantes d’Erdogan à propos de la protection des minorités turcophones de Moldavie et de Russie, des Tatars d’Ukraine, des Turkmènes de Syrie, des Turcs de Chypre…  participent à dresser le tableau de l’appétit géopolitique et civilisationnel de la Turquie.  Allez à Sarajevo : les drapeaux turcs sont bien plus nombreux que les bosniaques. Car le coin fendeur turc, pour être efficace, ne peut pas se restreindre à la péninsule anatolienne ; ses ramifications s’étendent en remontant les vallées des Balkans, exactement comme il l’avait fait après la prise de Constantinople et tout au long du XVIème et XVIIème siècles, arrivant aux portes de Vienne.  Le Kosovo, l’Albanie, la Bosnie, autant d’alliés historiques pour permettre la remontée géopolitique de la Turquie et garder l’Europe de l’Ouest et de l’Est divisées. A cela, il faut ajouter la très active diaspora turque en France, en  Allemagne, en Autriche, et celle, historique, en Bulgarie et en Roumanie.

Accomplir le destin eurasiatique

   Tôt ou tard, la confrontation avec la Turquie, ses parrains et ses pions deviendra inévitable. L’expansion turque entrera bientôt en collision avec l’Europe, la Chine et  la Russie. Moscou est le seul et vrai pont entre l’Europe et l’Asie, et permet de contourner les « bourbiers du Moyen-Orient », où les États-Unis et le Royaume-Uni, ennemis jurés de l’Eurasie, nagent comme des poissons dans l’eau.

 Tout individu, tout mouvement, toute politique réaliste doit soutenir avec tous ses moyens la convergence entre l’Europe, la Russie et la Chine. L’influence des unes serait très bénéfique aux autres, et permettrait de renforcer les alliances, tempérant les excès des uns et soignant les faiblesses des autres.

Pour cela, deux priorités : expulser les États-Unis d’Europe et contenir la Turquie. La première tâche ne pourra pas s’accomplir sans un travail de fond sur la Turquie et ses cellules subversives disséminées entre l’Afrique du Nord, les Balkans, le Moyen-Orient, le Caucase et l’Asie centrale. Soutenir la Serbie, la Grèce, Chypre, l’Égypte, l’Arménie et l’Iran devient impératif. Une vieille amitié lie déjà ces six pays, dont les convergences dépassent largement l’ennemi turc. Ensuite, le démantèlement, systématique et efficace, de toutes les confréries, cercles de réflexion, comités d’influence, liens claniques et mafias d’Ankara à l’étranger. Les avoir sous-estimées et laissées se réactiver à l’occasion de l’éclatement de la Yougoslavie et de l’URSS fut une erreur, si ce ne fut, ce qui est bien plus probable, une trahison…

La Russie doit arrêter de rêver d’une alliance avec la Turquie. Celle-ci n’adviendra jamais. Les peuples turcophones de l’Empire russe ont toujours posé d’immenses problèmes, y compris pendant la période soviétique. Le rapport de symbiose entre Russes et Turcs professé par Lev Gümilev, pourtant penseur des plus profonds et intéressants, n’a jamais été que de circonstance et éphémère, et il n’a eu lieu que dans le cadre de rapports de force où les Turco-mongols étaient en position de domination. Le panturquisme, rappelons-le, est né au XIXème siècle en Crimée au sein de la minorité tatare afin de contrer l’Empire russe. Les eurasistes pro-Ankara doivent prendre acte que l’eurasisme de certains cercles turques et turcophones n’est qu’un panturquisme déguisé, panturquisme qui ne pourra se faire qu’au détriment des peuples slaves et plus en particulier des Russes.

L’Eurasie a un destin, qui est celui de s’unir et de refonder l’Arbre eurasiatique ; mais il se fera sans la Turquie.

Maxence Smaniotto

Merci à Marie pour la relecture de ce texte.

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