La Novorossiya au chevet de l’Occident

C’était inévitable et prévisible. La reconnaissance russe des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, entités auto-proclamées indépendantes depuis 2014, était non seulement inévitable mais également prévisible.    

Inévitable, car le fruit de dynamiques géopolitiques, celles de l’Occident et de la Russie, désormais totalement divergentes. L’Ukraine a, avec un coup d’État en décembre 2013 que les médias occidentaux s’acharnent encore aujourd’hui à définir comme la  « Révolution d’Euromaïdan », choisi de rallier le camp euro-atlantiste sous domination US. 

Pour cela, les manifestants et les réseaux oligarques pro-occidentaux ont renversé le président russophile Viktor Ianoukovytch. Ce dernier avait, en 2013, décidé d’interrompre l’accord d’association entre l’Ukraine et l’UE.

Cette décision avait révolté les élites des métropoles, notamment auprès des jeunes, qui regardaient l’UE et l’Occident comme une terre promise. Leur contestation avait alors abouti à un changement de régime, remplaçant l’oligarque pro-russe Ianoukovytch par l’oligarque pro-occidental Petro Porochenko.  Ce dernier s’applique dès le départ à poursuivre la vente à la découpe de l’Ukraine et la destruction de son fragile système sociale avec des politiques néolibérales. Les démarches pour rattacher l’Ukraine au camp euro-atlantiste avaient en outre repris dès les premiers jours. 

La loi qui imposait la langue ukrainienne dans un pays dont un quart de la population est russe avait mis le feu aux poudres, poussant les deux régions du sud-est, Donetsk et Lougansk, à se soulever et proclamer leur indépendance. 

Les accords de Minsk II entre  les dirigeants d’Allemagne, France, Ukraine et Russie, avaient un temps quelque peu apaisé ce conflit meurtrier,  mais pas résolu la question du statut des deux républiques sécessionnistes. La Russie avançait comme proposition de paix de leur octroyer un statut d’autonomie au sein de l’Ukraine, chose qui était régulièrement refusée par la partie ukrainienne. 

La reprise des combats entre armée ukrainienne et armée de Donetsk et de Lougansk pendant l’automne 2021 avait montré que les accords de Minsk II avaient désormais atteint leurs limites, notamment à cause du retour de la politique antirusse du camp de Joe Biden. 

Cette politique, qui est à l’œuvre depuis 1945 et qui se base sur les analyses géopolitiques de Nicholas Spykman (1893-1943), prévoit des « têtes de pont » américaines tout autour du continent eurasiatique,( le  Rimland),  afin d’endiguer la puissance russe, alors encore incarnée par l’URSS, et des autres pays qui pourraient être susceptibles d’acquérir un statut de puissance dominante dans le continent et ainsi expulser les USA. 

Ces analyses furent reprises par l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski (1928-2017), dans son œuvre majeure Le Grand Echiquier. Gage de paix et de sécurité, comment perpétuer la domination des USA dans le monde ? En divisant systématiquement les pays de l’Eurasie, en gardant sous contrôle l’Europe à travers son intégration dans l’OTAN et en détachant l’Ukraine, définie comme l’un des pivots géopolitiques majeurs, de l’influence russe. 

En contrevenant donc à tous les accords des années 1980, qui prévoyaient, en échange de l’assentiment soviétique à la réunification de l’Allemagne et à la dissolution du Pacte de Varsovie, que les USA n’auraient jamais poussé son contrôle otanien et donc politico-économique vers l’Est.   

La situation était donc largement prévisible. Tous les analystes un minimum sérieux et qui connaissent l’espace post-soviétique savaient que la Russie aurait avec toute probabilité reconnu les deux républiques sécessionnistes. Maurizio Murelli, activiste politique proche d’Alexandre Douguine et éditeur avec AGA, l’avait déjà déclaré le 26 janvier lorsqu’il analysait les tentatives d’accord entre les USA et la Russie. La Russie voulait un gage de sécurité de la part des USA pour qu’ils n’intégrassent pas l’Ukraine à l’OTAN, et une « finlandisation » de l’Ukraine. Washington refusa, bien entendu. La seule carte à disposition pour Moscou était donc de reconnaître Donetsk et Lougansk. 

Conséquences

   La reconnaissance de ces deux Républiques est un échec pour la diplomatie européenne, et notamment française, mais l’est également pour les rapports entre la Russie et l’Ukraine.

 La création d’une entité fédérale avec une large autonomie aurait pu désamorcer les tensions ; Kiev en a décidé autrement, et la Russie fait preuve aussi de faiblesse diplomatique, car elle avoue implicitement ne pas avoir assez de poids pour résoudre diplomatiquement ce type de conflits. 

La reconnaissance des deux Républiques sécessionnistes empêchera l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN mais éloigne ultérieurement le pays de la Russie.   L’ultérieure fragmentation de l’espace eurasiatique, surtout en Europe, est un mauvais signe des temps. 

Cela arrive au moment où il est impératif de bâtir et consolider une unité eurasiatique pour contrer le poids économique et idéologique des USA et de ses alliés. Les disputes au Caucase, en Europe orientale et en Asie centrale, savamment exploitées par des acteurs extérieurs et des élites hors-sols, comme c’est le cas pour le Kazakhstan, n’aident en rien ce processus d’intégration et de stabilisation.    

Il est à l’état actuel difficile de prédire quelles pourraient être les conséquences à bref et à long terme. Tout dépend en grande partie du comportement de l’Ukraine. Décidera-t-elle de poursuivre son offensive militaire dans le Donbass, provoquant ainsi l’intervention des troupes russes ? Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, un ancien humoriste télévisé, demeurera-t-il à son poste ou sera-t-il congédié ?    

Ce qui est certain est que la reconnaissance des deux Républiques sécessionnistes entraînera des conséquences bien plus profondes que la reconnaissance des Républiques séparatistes de Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en 2008.    Une première conséquence sera le déclenchement de sanctions économiques contre la Russie.

 Éventualité déjà pensée par Moscou, dont le rapprochement avec la Chine, l’Iran et d’autres pays semble délimité un système d’alliances alternatif à celui euro-atlantique. Les sanctions n’auront visiblement pas un grand impact sur l’économie russe. Les seules vraies victimes de ces mesures seront les Européens qui, totalement éblouis par les discours arc-en-ciel états-uniens, n’ont pas encore réalisé que la politique d’endiguement (containment) à l’égard de Chine et Russie est surtout une politique d’encerclement de l’Europe et de division de l’Eurasie. 

Les seuls qui gagneront de ces sanctions seront les USA eux-mêmes, qui pourront faire de l’Europe un nouveau marché pour y vendre leur gaz de schiste, qui remplacera le gaz russe.    Car la question du Donbass et plus largement des rapports entre l’Ukraine et la Russie présente une dimension énergétique majeure. Le nœud porte un nom : Nord Stream 1 et 2. Détenu à 50% par la russe Gazprom, cet immense gazoduc uni la Russie à l’Allemagne à travers la mer balte, et contourne les gazoducs qui passent par l’Ukraine. La construction de Nord Stream 1 avait démarrée en 2005 et s’était terminée en 2012, tandis que le projet de doublage de sa capacité, Nord Stream 2, a débuté en 2018, avec une mise en service effective en septembre 2021. Fortement contesté par les USA, qui craignaient un rapprochement entre l’UE et la Russie, il a été régulièrement critiqué par leurs valets les plus zélés en Europe – la Pologne et les états baltes. Lesquels n’ont eu de cesse de tenter de déstabiliser la Biélorussie, où une tentative de révolution colorée a échoué en 2021, et poussé pour masser des troupes otaniennes aux confins avec la Russie et la Biélorussie.    

La première décision majeure à la suite de la reconnaissance des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk a été celle de l’Allemagne, qui a fermé Nord Stream 2. Bien que résolument européiste et atlantiste, l’ancienne chancelière Angela Merkel connaissait la Russie et s’adressait à Vladimir Poutine en russe. Elle était au courant que l’indépendance européenne et allemande passe d’abord par des accords énergétiques. Le nouveau chancelier Olaf Scholz semble avoir au contraire inauguré une ère d’inféodation allemande aux maîtres états-uniens qui fait apparaître par contraste Angela Merkel comme une Bismarck. Herr Scholz devra alors trouver un moyen pour aider les Européens et les entreprises à payer les factures du gaz, car il n’y a que la Russie qui puisse suppléer à la demande énergétique européenne. Le Qatar a déjà déclaré qu’il ne pourra pas répondre positivement à une demande accrue, et l’Azerbaïdjan, qui avait déjà consenti à augmenter la délivrance de gaz à travers le BTC, gazoduc qui relie les puits de la Caspienne à l’Europe via le Caucase et la Turquie, semble être en train de modifier sa politique. Le président de l’Azerbaïdjan Ilham Aliyev s’est en effet rendu à Moscou le 22 février 2022, au lendemain de la reconnaissance des deux Républiques, pour y signer des accords de coopération entre son pays et la Russie, laquelle tente ainsi de détacher ce petit pays du Caucase du Sud de l’emprise turque.    

Donetsk et Lougansk seront probablement reconnues par d’autres pays. Des déclarations de la part du Venezuela, de Cuba et du Nicaragua semblent aller en ce sens, et il est légitime de s’attendre à des réponses similaires de la part de la Syrie et de la Biélorussie.    Une autre conséquence, d’ordre « métanational », si l’on peut dire ainsi, semble se profiler à l’horizon : la (re)naissance d’une nouvelle entité nationale solidement ancrée dans la sphère d’influence russe. 

Un nouvel État en devenir : la Novorossiya

Actuellement le monde semble se diriger vers un nouveau paradigme, une nouvelle polarisation : les pays « dégénérés » et les pays « régénérés ». Ces deux termes ne désignent pas particulièrement des conceptions de type moralisatrices. Certes, l’état moral d’une communauté fait partie des facteurs que l’on juge indispensables pour penser sa situation, mais il n’est pas exclusif.    

Nous appelons un pays dégénéré un pays qui est en train de faire l’expérience de son crépuscule, de basculer de protagoniste de l’Histoire à simple observateur. Cela est visible dans son recul diplomatique, dans son économie (le néolibéralisme comme fuite en avant pour éviter l’effondrement), dans l’agressivité avec laquelle il impose, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières, son autorité afin d’occulter le fait que celle-ci n’est plus reconnue.    Ce crépuscule est associé à un état interne des plus instables, dont nous pouvons rapidement évoquer l’anomie sociale, fréquemment associé à un taux de suicides anormalement élevé, un relâchement débridé des mœurs sous couvert d’émancipation sexuelle, le refus de se penser en tant que nation, l’adhésion à un discours individualiste et néolibérale qui atomise la société et anéanti la cellule familiale. Le degré de sécularisation, indice d’une société qui a perdu le sens du Sacré et donc incapable de construire un sens à la vie, et l’âge moyen de sa population et surtout de son élite dirigeante sont d’autres facteurs qu’il est opportun de prendre en compte.  

 Ce monde crépusculaire est en grande partie le monde occidental, où le soleil se couche au lieu de naître.    Les guerres à répétition que l’Occident mène partout dans le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale montrent un espace civilisationnel au crépuscule, agressif et conscient d’être au stade terminal de sa maladie.    Ces guerres sont dirigées contre l’autre partie du globe, celui qui se pense comme étant en pleine renaissance , c’est-à-dire comme étant dans le fait, en train de surgir ou ressurgir comme protagoniste de l’Histoire – et surtout de son Histoire. Politiques de relance démographique, stabilité interne, place au Sacré, respect de la cellule familiale, recherche d’alliés et non pas de valets… un pays est régénéré lorsqu’il reprend en main son destin et tente de se construire un futur. La population adhère globalement au sens que la nation est en train de se donner. Pas tous les problèmes sont résolus ainsi (la défiance, souvent justifiée, à l’égard des élites au pouvoir dans certains de ces pays en est une preuve), mais la confiance en un destin commun contribue tout de même à des améliorations sur les plans politiques, sociaux, économiques et militaires. 

 Ce monde, il n’en veut pas de l’autre, et cherche non pas l’autonomie mais la sécession. Il veut vivre, et ne pas se dissoudre en un magma de déconstructions et de nihilisme. Il s’agit de peuples qui conservent encore une grande vitalité, et qui ne veulent pas disparaître.    L’annexion de la Crimée, aujourd’hui une République avec un statut de large autonomie, et la reconnaissance des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk nous apparaissent comme les prodromes de la naissance en devenir d’un futur État, celui de Novorossiya, Nouvelle Russie. Ce pays, dont l’histoire remonte à celle de la Nouvelle-Russie du XVIIIe siècle, devrait comprendre, outre les deux républiques jumelles et peut-être la Crimée, d’autres régions du sud-est ukrainien, d’Odessa à Kharkiv. Discuté en 2015, le projet avait été gelé en raison des accords de Minsk II et du manque de moyens.    Il est aujourd’hui légitime de s’attendre que les déclarations du 21 février 2022 relancent ce projet de renaissance nationale. L’éventualité de la création de la Novorossiya représente en cela la plus flagrante des objections à l’idéologie post-historique de l’Occident. 

Maxence Smaniotto

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.