Jean Thiriart et le national-bolchevisme grand européen

Au cours de l’année 1981, JT reprend contact avec la plupart de ses anciens collaborateurs de Jeune Europe à qui il adresse le mémoire universitaire que je lui ai consacré. Parmi ceux-ci, il y a Bernardo Gil Mugarza, ancien militant de Joven Europa, et à l’époque (1981) journaliste au Secrétariat d’Etat pour l’Information. M. propose à T. qu’il réponde à un entretien en souhaitant que les réponses soient « très synthétiques ». L’échange de correspondance entre les deux hommes montre à l’évidence le fossé qui les sépare. M. est clairement un homme marqué à droite alors que la pensée de JT a profondément évolué depuis les années « Jeune Europe ». D’une longue lettre à M., je retiens : Au moment de Jeune Europe, je n’ai pu développer ma pensée intime. J’avais besoin d’une clientèle de militants, de lecteurs. Maintenant (1982), je vais devoir écrire sans chercher clientèle, éditeur, sympathisants, militants, partisans. Ecrire sans otages. 

Vous apprendrez ainsi que j’ai toujours été un matérialiste convaincu (votre question sur la « spiritualité » m’a fait sourire) et un athée musclé.

A Thiriart qui explique qu’il lui faudra 50 à 90 heures de travail pour répondre aux questions de M., ce dernier fait part de son étonnement : « J’aimerais que vous me répondiez au maximum dans une heure à la moitié des questions que je vous ai posées (…) Seulement quatre ou cinq lignes au maximum pour chaque réponse. »

Résultat : Ces 106 questions représentent un volume de 153 pages ! L’erreur, à mon sens, de M. est d’avoir posé autant de questions là où il eût fallu synthétiser et aller à l’essentiel en se concentrant sur les grands thèmes, soit une vingtaine de questions. Compte tenu de cet écueil de forme et du fait de la propension de T. à s’écarter de la question, à faire moult digressions, illustrant son propos de souvenirs, de références historiques, il n’est pas surprenant que le volume fourmille de redites, d’idées reprises, reformulées dans différentes réponses.  Malgré ce reproche sur la forme, force est de reconnaître que T. excelle dans le registre de l’entretien, effectivement plus vivant et agréable à lire, et dans lequel il s’exprime à bâtons rompus, sans langue de bois. Souvent sollicité pour des articles, il préfère « la formule idéale le système QUESTIONS-REPONSES ». S’agissant du fond, on découvre dans ce texte la grande maturité intellectuelle de T. qui aborde tous les sujets. Ce n’est certes pas un document grand public et il rebutera celui qui est enfermé dans des prismes idéologiques. 

Et pourtant à quarante années d’intervalle, la permanence des thèmes saute aux yeux et ce, indépendamment de la disparition de l’URSS. Que le contexte international ait connu les bouleversements que l’on sait n’infirme pas la validité des idées développées par T. bien au contraire. La prescience de T. est une évidence. L’inexistence de l’Europe, sa vassalité accrue vis-à-vis des USA et maintenant, son opposition à la Russie prouvent, s’il en est besoin, le bien fondé des thèses soutenues par JT en 1982/83. 

Les sujets traités dans le cadre de ces 106 questions peuvent se regrouper autour de quelques grands thèmes qui s’articulent les uns les autres : l’Europe, la géopolitique, le nationalisme, l’économie, le communautarisme, le communisme, l’empire, l’Amérique, la langue. T. aborde également les questions de société vues sous différents angles : ceux de la sociologie, de la psychologie, de l’organisation. T. rappelle que Pareto et Ortega y Gasset sont ses deux maîtres à penser alors que Frédéric II Hohenstaufen est la personnalité historique qui l’attire le plus : Pour l’idée de l’Empire, pour sa culture personnelle énorme. Frédéric avait un amour de l’ordre et une admiration pour l’Antiquité. Je vois là une analogie avec mon propre caractère. (R.15, p.12)

Vingt ans après (1964-1984), la pensée de T. a radicalement évolué. Et ce, sur plusieurs plans. 

-Sur l’Europe. « En 1964 je croyais à l’intelligence des Européens de l’Ouest et en 1984 je considère les Européens de l’Ouest comme des veaux castrés (…) En 1964 je croyais à la spontanéité lucide des Européens pour former une « grande Europe » de l’Ouest. Je n’y crois plus du tout ». Et c’est ce qui amène T. à vouloir un Empire Euro-soviétique c’est-à-dire une Europe agrandie, prolongée à partir de l’URSS, soit de Vladivostok à Dublin.

-Sur l’homme. « Vingt ans après Jeune Europe, je vous dirai qu’il faudra commencer par décrire cet « homme nouveau » que le communisme a voulu créer et n’a pas réussi à créer. Il nous faut une morale, des règles de conduite pour soi-même avant tout. »   

L’europhilie est une constante chez T. depuis toujours : Depuis 1945 je suis en état d’empathie avec l’Europe. Je la sens comme Machiavel sentait la nécessité de l’unité italienne. (R. 12, p. 10)

Mais avant de traiter de l’Europe, il est nécessaire d’aborder le nationalisme et les divers concepts de nation. 

Nationalisme

T. ne cesse de vitupérer contre les nationalismes : «  Lisez donc les conneries quotidiennes des nationalistes archaïques comme Chirac, Debré, Marchais » ou dans ses lettres : « Le nationalisme étriqué est la pire des conneries. » 

Ce sujet du (des) nationalisme(s) est abordé tout au long des Entretiens avec Mugarza.  Ils sont qualifiés d’étriqués, de bornés, de figés, de repli sur soi même, de dérisoires, de nationalisme de littérature.

Le nationalisme est révulsif. Chaque nationalisme suscite, génère, renforce, consolide un autre nationalisme ou plusieurs autres nationalismes « antisymétriques ». L’allemand a, en dernière date, consolidé le russe et le polonais. C’est une physique infernale. Le nationalisme de domination est précaire. Il contient en lui-même sa contradiction interne. (R.10, p.2)

En 1914, le libéralisme n’a pu dompter le suicide collectif de notre emprise mondiale, dû à la folie des nationalismes. (R. 34, p.39)

Le talon d’Achille de l’Europe c’est la persistance des nationalismes étriqués, des nationalismes du passé. (R. 105, p. 151). Ces nationalismes diviseurs sont entretenus par les Américains (qui) s’en servent pour balkaniser l’Europe. (R. 105, p. 151)

T. distingue le nationalisme étriqué (la nation-souvenir) du nationalisme continental (nation-avenir). Il est intéressant de noter que T. n’évoque plus le nationalisme européen mais préfère parler de « nationalisme continental ». C’est en répondant sur les causes de l’échec du Parti National Européen (Protocole de Venise, 1962) que T. précise : Mosley et moi étions des Européens intégrés ; nous avions tous deux surmonté les anciens nationalismes territoriaux pour atteindre le nationalisme continental. Il n’en était pas de même avec von Thadden, nationaliste allemand étriqué, conservateur, anticommuniste primaire de type archaïque, ni avec les politiciens véreux du MSI. (R. 50, p. 61)

EUROPE

Alors quelle Europe ? La dénonciation des nationalismes du passé s’étend tout naturellement au concept d’Europe des patries qui est le plus stupide qui soit. C’est encore une fois l’expression d’un blocage mental. C’est la pensée d’un arthropode…

Les différents nationalismes étriqués sont contradictoires entre eux. L’allemand est contradictoire au polonais (…) Chaque nationalisme est un révulsif pour le voisin. C’est le système du « révulsif symétrique ». (R. 22, p. 19) Il n’est pas question de souhaiter une stupide Europe des patries. Ce serait revenir à 1913 et 1938, à la veille des deux catastrophes, de deux énormes idioties. Laissons aux guignols l’Europe des ethnies. C’est du folklore et des gamineries.  (R.94, p.138)

Mon intention est de faire passer l’Europe morcelée en de multiples Etats territoriaux (France, Allemagne, Italie, Angleterre, …) en un seul Etat continental. (R. 12, p. 10)

Historiquement, culturellement, l’Europe est essentiellement gréco-romaine. (R. 17, p.14)

L’Europe existe. Oui, mais laquelle ? L’Europe industrielle existe déjà. L’Europe des vacances également  (des dizaines de millions de migrateurs saisonniers du Nord vers le Sud). L’Europe des migrations aussi : des millions de travailleurs du sud dans l’industrie du nord. Tout cela va bouleverser profondément les pays du sud. (R. 19, p. 16) Nous sommes au début des années 80 et T. a à l’esprit les migrations intra-européennes et les pays du sud de l’Europe.

Alors que nombre de dirigeants et militants dans les sphères dites de droite se réclament de l’Occident, T. distingue bien l’Occident et l’Europe : L’Occident c’est ce qui va de Bucarest à San Francisco, avec ses curés, ses rabbins, sa bourgeoisie, ses nationalismes dépassés, ses prétendues « valeurs ».

L’Europe sera quelque chose de complètement coupé des USA par un océan. L’Europe sera aussi quelque chose qui dépassera Bucarest, qui dépassera l’Oural. L’Europe va jusqu’à la frontière chinoise de Mandchourie. L’Europe va jusqu’à l’Océan Indien. Pour moi l’Europe s’inscrit d’abord en termes géopolitiques, puis en termes de « cultures ». (R.20, p. 17) Aujourd’hui, l’Occident a un nom, c’est l’atlantisme qui, à quelques rares exceptions, est présent sur tout l’arc politique de l’extrême gauche à l’extrême droite.

Aujourd’hui, le Système est verrouillé et nul ne peut le remettre en question de l’intérieur. Il n’est que d’observer les diverses démocraties en Europe. Le Système tolère voire encourage des pseudos oppositions qui ne sont qu’un leurre. Ceux qui veulent sortir de l’Union Européenne, de l’OTAN sont condamnés à la marginalité, ce qui fait dire à T. que La voie électorale est définitivement barrée (…) L’idée d’une « grande Europe rationnelle et puissante » n’est pas une chose à vendre à la plèbe des électeurs. (R. 38, p. 46) et il ajoute : Je suis essentiellement l’homme de « l’argument logique ». Les militants sont à la recherche « d’arguments persuasifs ».

J’ai proposé une Europe rationnelle. Ils cherchaient une Europe, ou n’importe quoi d’autre, émotionnelle. (R. 52, p. 64) Entre légalité (l’Europe légale, l’U.E.) et légitimité, la réponse est naturelle pour T. : Si l’Europe se fait, elle se fera à coups de fusils et à coups de canons. (R.71, p.97)

L’Europe issue du traité de Rome (1957) est un nain politique. Il (le traité) ne contient aucune disposition prévoyant la création d’une Armée Européenne. Et tout le tragique réside là. L’Europe du Marché Commun est une Europe eunuque, castrée. (R.62, p. 80)

T. condamne l’ONU : C’est une farce, un spectacle, un trucage. (…) Une Europe unifiée n’aurait rien à faire de l’ONU sur le plan politique. L’ONU pourrait devenir un simple organisme technique pour régler les problèmes internationaux de navigation maritime (…)

Sur le plan technique, il faut évidemment un centre mondial.

Sur le plan politique, cette farce ne sert à rien. (R. 69, p. 94)

Un pouvoir s’habille toujours de théories justificatrices. Il s’habille de théories tant pour sa politique extérieure que pour sa politique intérieure.

On peut défendre la « liberté », le « socialisme », la « paix », etc. Autrefois c’était la « chrétienté ».

Quand nous ferons l’Europe impériale, nous trouverons aussi un bel habit. (R.76, p.105)

L’Europe est occupée, vassalisée. L’occupation américaine correspond à la laisse molle, l’occupation russe à la laisse courte. Toutes deux utilisent les sultans-bidons c’est-à-dire des autochtones-tampons. (R. 60, p.78) Depuis 1984, la dégradation est patente. L’occupation américaine s’est étendue à toute l’Europe (dont l’ex Europe de l’Est). Les pays ayant rejoint l’OTAN postérieurement à la fin de l’Union soviétique sont :

-la Pologne, la Hongrie, la République tchèque (1999), 

-la Bulgarie, la Roumanie, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, la Slovaquie, la Slovénie (2004),

-la Croatie, l’Albanie (2009), 

-le Monténégro (2017),

-la Macédoine du Nord (2020).

Géopolitique

Pour Thiriart qui raisonne en termes géopolitiques depuis toujours, « l’Empire Euro-soviétique sera une construction géopolitique parfaite comme le fut l’Empire romain, comme l’était la première République pour Sieyès. Conception de géohistorien chez moi dénuée de toute passion. » (cf. L’Empire Euro-soviétique de Vladivostok à Dublin).

Deux nations ont atteint des dimensions remarquables par suite de circonstances géographiques fortuites et favorables.

Les Etats-Unis se sont développés d’est en ouest sans rencontrer de résistance organisée, sinon les petits soubresauts du Mexique ou de l’Espagne (guerre de Cuba).

C’était la course aux terres vierges. D’immenses terres. 

La Russie quant à elle s’est facilement développée vers l’Est, vers la Sibérie.

(…)

L’Europe, en tant que telle, n’a existé qu’avec l’Empire romain (…) Il y eut ensuite diverses tentatives : celle de Charlemagne, de l’empire des Hohenstaufen, de Charles-Quint (R.102, p.147) 

T.  ne pouvait connaitre Zbigniew Brzezinski, du moins ses écrits dans lesquels il annonce la couleur, à savoir, la prolongation de la suprématie américaine. « Pour l’Amérique, l’enjeu géopolitique principal est l’Eurasie (…) La tâche la plus urgente consiste à veiller à ce qu’aucun Etat, ou regroupement d’Etats, n’ait les moyens de chasser d’Eurasie les Etats-Unis ou d’affaiblir leur rôle d’arbitre (…) L’élargissement de l’Europe et de l’OTAN serviront les objectifs aussi bien à court terme qu’à plus long terme de la politique américaine – et, avec l’admission de nouveaux membres venus d’Europe centrale, multiplierait le nombre d’Etats pro-américains au sein des conseils européens – sans pour autant créer simultanément une Europe assez intégrée politiquement pour pouvoir concurrencer les Etats-Unis dans les régions importantes pour eux, comme le Moyen-Orient. »

Zbigniew Brzezinski, dans ce court extrait de sa conclusion, justifie a posteriori la justesse des analyses géopolitiques de T.

Quinze ans plus tôt (1982), T. expliquait déjà la volonté des USA d’en finir avec l’URSS : Dans mon schéma 3 : il existe un calcul de stratégie politique mondiale du groupe sioniste-américain (…) Yalta, c’est bien fini. Washington est bien décidé à faire s’effondrer l’URSS (Q. 91, p. 133), L’URSS est sur la défensive et elle est réellement encerclée de la Norvège à Tel-Aviv (…) Mon schéma n°3 débouche sur l’évidence que l’URSS va devoir « accomplir son destin géostratégique ». Elle doit trouver sa « frontière du Rhin ». Cette frontière c’est l’Irlande et l’Islande (…) Mon schéma n° 3 est que l’URSS a besoin de partenaires efficaces, d’amis efficaces ici en Europe de l’Ouest. Dès maintenant. 

L’URSS est la dernière puissance européenne non domestiquée par le projet de domination mondiale américano-sioniste. (R. 91, p. 134)

La géopolitique nous dicte que l’Europe sans l’URSS est aussi stérile et instable que l’Europe de 1919 avec une Allemagne humiliée  ou que l’Europe de 1946 avec une Allemagne « criminalisée ». Les Russes sont des Européens à part entière. Ce que les Russes ont acquis en trois siècles, ils l’ont acquis pour l’Europe. Vladivostok est aussi important pour nous que Reykjavik ou Lisbonne. (R. 94, p. 138)

Quid du centre de gravité de l’Europe ?

Si demain l’Empire Euro-soviétique se réalise de Vladivostok à Dublin, le centre géopolitique devra aussi se déplacer et Moscou ne pourra plus être la capitale. Le centre politique devra se déplacer vers le sud et vers l’ouest. Le centre politique de cet empire devra « avoir les pieds dans l’eau ».

Le Bosphore constitue le centre de gravité d’un Empire allant, d’une part de Vladivostok aux Açores et, d’autre part, de l’Islande au Pakistan. (R. 33, p. 37)

L’inviolabilité de l’espace sibérien est à la base de toute pensée géopolitique de l’Empire Euro-soviétique. Le contrôle absolu de la Méditerranée devenue « Mare Internum » est son pendant à l’Ouest. La ligne du Sahara est un minimum pour notre sécurité intérieure. (R. 42, p. 51) La Méditerranée doit devenir une MER FERMÉE, une sorte de grand lac. (R.26, p.24) Ce point n’est pas nouveau. Déjà, en 1964, Thiriart écrivait : La VIe Flotte US n’a rien à faire en Méditerranée. 

La présence américaine en Europe,  loin d’être un gage de sécurité, constitue davantage une menace pour l’Europe. Les Serbes en ont fait la douloureuse expérience, et les Ukrainiens aujourd’hui. Aussi, T. a-t-il raison de dire qu’un bloc continental européen serait un facteur de paix : J’estime que la constitution de très grands blocs continentaux : a/Euro-soviétie Afrique incluse, b/ Chine étendue jusqu’à Java, c/ les deux Amériques soudées économiquement, d/ les Indes pourrait constituer un puissant facteur de stabilisation, donc de paix. (R. 103, p. 150)

Une guerre qui se généraliserait jusqu’à embrasser toute l’Europe aurait des conséquences désastreuses : économiques, industrielles, humaines. C’est déjà ce qu’imaginait T. : Dans n’importe quel type de guerre, les Américains « casseront tout avant de partir ». Les Américains doivent détruire le potentiel industriel européen, s’ils veulent quitter l’Europe.

(…) Dans tout cela, que devons-nous faire nous, les Européens ? Je ne parle pas des domestiques de Washington et de Tel-Aviv. Quand je dis Européens, j’entends ceux (s’il en reste beaucoup) qui ne sont pas encore des castrats politiques.  (R.83, p.124)

Empire

T. emploie le vocable Empire (L’Empire Euro-soviétique) pour désigner la notion d’espace, la grande dimension, ainsi que la volonté d’agréger. A la différence des tentatives passées fondées sur la langue, sur la race (l’Europe allemande). Dans l’Europe impériale qu’il appelle de ses vœux, le concept d’omnicitoyenneté sera consubstantiel à celui d’Empire : Mon concept personnel d’omnicitoyenneté, rattaché à la grande dimension d’un Empire, est de toute évidence héritier lointain des grands concepts jacobins de la première République Française. Dans mon esprit – comme dans celui des jacobins d’hier – quand on est citoyen, on l’est partout, d’où qu’on vienne et où qu’on aille : dans le cadre, soit de la nation jacobine, soit de l’ « Empire totalitaire et éclairé », que doit devenir l’Empire Euro-soviétique. (R. 35, p.40)

Amérique

L’Amérique étant l’obstacle à la réalisation de l’unité européenne, elle doit être considérée comme un ennemi qu’il faut chasser et T. précise : Par tous les moyens. (…) Il faut tout envisager pour détruire la présence américaine en Europe. Nous devons avoir pour objectif : plus un seul soldat américain (autre que prisonnier ou otage) sur les territoires européens.

La guerre révolutionnaire commencera par s’attaquer aux biens industriels américains. Puis aux familles des militaires américains. Puis aux militaires eux-mêmes. Bien avant que les armes ne parlent, il faut mettre l’armée américaine en ghettos (…) Il faut faire revenir aux occupants américains le goût du Vietnam à la bouche. Le terrorisme des Brigades Rouges en Italie était condamné  à l’usure à cause de son nationalisme étriqué. La cible n’était pas parfaite. Ce n’était pas les fripouilles et les canailles de la démocratie chrétienne qu’il fallait détruire, mais l’occupant américain. Le terrorisme serait alors devenu européen et le relais eût pu se faire de Rome à Bruxelles et de Cadix à Francfort. (R. 77, p.106)

Thiriart connait bien les Etats-Unis pour y être allé à de nombreuses reprises dans le cadre de ses activités professionnelles : J’ai beaucoup voyagé, notamment aux Etats-Unis où j’ai pu étudier et apprécier ce peuple que nous devons combattre implacablement tant que son armée sera en Europe. Nous n’avons plus de vie historique à cause des Américains er de leurs domestiques. (R.91, p. 132)

Au sujet du peuple américain, l’opinion de T. est mitigée : Une certaine Amérique m’a beaucoup plu (…) je dois admettre qu’aux Etats-Unis, je ne me sentais pas un étranger (…) Ce qui m’a, par contre, fait un peu mépriser l’Américain moyen, c’est son sentiment religieux naïf fondamental. C’est un pays marqué par la religion. Les athées sont rares aux Etats-Unis. (R.74, p. 101)

Economie

Sur les 106 questions de M., peu concernaient l’économie et T. le regrettait. Il s’en était ouvert auprès de moi et de José Cuadrado Costa. T. est un libéral en économie et à ce titre favorable au maintien des conditions de concurrence. Il est pour le libre-échange et opposé au protectionnisme. En revanche, il se prononce pour l’autarcie qui va de soi pour qui cherche la puissance. L’autarcie n’est possible que pour de très grands Etats comme les USA, la Chine, l’Empire Euro-soviétique. T. illustre son propos en faisant référence à Friedrich List, nationaliste en économie, partisan du Zollverein, spécialiste des chemins de fer. Comme dit l’Américain Edward Mead Earle, List a servi de « Saint-Patron » aux expansionnistes, aux pangermanistes, aux nationaux-socialistes. Il l’est aujourd’hui aux partisans de « La Plus Grande Europe », celle qui va de Vladivostok à Reykjavik. (…) List a été le premier à faire une distinction entre économie politique et économie cosmopolite. (R. 79, p. 108)

La même volonté américaine de castrer l’Europe occidentale apparaît dans la politique de l’aviation civile (…)

Aujourd’hui, la propagande américaine en Europe évoque le « spectre » de la dépendance de notre industrie par rapport au gaz soviétique. Et si on parlait de la dépendance de l’Europe par rapport à l’aéronautique américaine, à l’équipement militaire atomique américain ? (R. 79, p. 110) Pour un observateur attentif de la scène internationale, il apparait clairement que rien n’a changé ou plus exactement, la soumission s’est accrue. 

Conclusion

L’Empire Euro-soviétique n’est qu’un moyen. L’objectif affiché de T. est l’homo novus. Celui-ci ne pourra se réaliser, nous dit T. que dans une société totalitaire (ce qui n’est pas péjoratif). L’homme mutant sera le successeur des Ioniens. Je vois donc cette Europe de Vladivostok à Dublin comme un grand laboratoire scientifique. Cela passe par l’éradication des délires et phantasmes chrétiens, juifs ou islamiques. (R.18, p.15) 

Par ailleurs, T. se prononce à diverses reprises sur les concepts d’Imperium et de Dominium, entre ce qui relève de la sphère publique et ce qui relève de la sphère privée. L’imperium indique les obligations et les interdictions de FAIRE. Le dominium contient les libertés de penser.  (R. 36, p.42)

Il est donc permis de se demander s’il n’y a pas une contradiction entre la société athée que T. appelle de ses vœux et l’attachement aux libertés privées. 

Yannick Sauveur

1 J.T. évoque ce national-bolchevisme grand européen dans les 106 réponses à Mugarza : Le communautarisme, pour les besoins du présent exposé, pourrait plus ou moins s’apparenter à un « national-bolchevisme grand européen ». A un communisme prussiannisé. 

2 Jean Thiriart et le national-communautarisme européen, Paris 1978.

3 Lettre JT du 25/09/1981.

4 Lettre de Mugarza du 13/06/1982.

5 Dans l’édition hors commerce comprenant en outre un index thématique (45 pages)  et un index des noms (19 pages).

6 Les citations en italiques sont extraites des 106 réponses à Mugarza et sont notées entre parenthèses : n° de la réponse et page. Ici R.15, p.12. 

7 L’Après-Yalta. Un entretien exclusif avec Jean Thiriart in Conscience Européenne, N° 8, juillet 1984.

8 Lettre à T.M. du 19/02/1988.

9 L’Après-Yalta, op.cit.

10 Lettre à Mugarza du 12/03/1982.

11 Réponses aux questions 10, 12, 19, 22, 30,34, 43, 50, 61, 66, 75, 79, 103, 105. 

12 Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde, Bayard Editions 1997. 

13 Mon schéma n° 1 était l’OAS devenant la France Piémont. Le schéma n° 2 était les « Brigades Européennes » au Moyen-Orient Q. 91, p.132-133)

14 « Cosmopolite » était le terme utilisé par List pour définir les écrits d’Adam Smith, J.B. Say, et d’autres de leur « école », Edward Mead Earle, Les maîtres de la stratégie.  Tome 1 De la Renaissance à la fin du XIXe siècle, Berger-Levrault 1980.

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