Initiation / Révolution : Retrouver le sens du sacré avec Jodororowsky

On m’avait prévenue au détour d’une conversation : « Le ciné de Jodo c’est… pfui… ça te change. ». Quelques années plus tard, c’était le moment : je me lance et visionne La Montagne Sacrée (1973). 114 minutes, c’est ce qu’il a fallu pour me changer…  Ecrire un papier sur le cinéma de Jodorowsky n’est pas chose aisée, il y aurait tant à dire, ne serait ce que sur son auteur, ce Chilien de 90 ans débarqué à Paris dans les années 1950, tour à tour mime, metteur en scène, auteur, cinéaste, bédéaste, tarologue, psychomagicien… Mais inéluctablement poète !

DEUX RECITS INITIATIQUES 

Dans El Topo, nous suivons le parcours d’un cow-boy justicier aux allures de anti-héros sombre qui veut devenir le meilleur pistolero du désert. Dans La Montagne Sacrée, un voleur qui ressemble au Christ part en quête de l’immortalité. Dans les deux cas, le synopsis n’est qu’un prétexte, car le cinéma de Jodorowsky ne nous raconte pas des histoires : il est une expérience de transformation alchimique à travers le symbole et la poésie, en total accord avec le principe « psychomagique » inventé par le cinéaste. Néanmoins, les deux films restent dans la pure tradition du récit initiatique. 

La première partie d’El Topo reprend les codes du roman courtois, ou le chevalier part en quête pour une dame, et affronte des épreuves qui le transforment. La seconde partie du film nous présente notre protagoniste qui se réveille une vingtaine d’années plus tard dans une communauté souterraine de « freaks » où il était considéré comme un Dieu. Après un rituel psychédélique de renaissance, il décide d’aider ses hôtes à sortir de la caverne et commence alors un nouveau cycle d’épreuves. La Montagne Sacrée, quant à lui, nous montre l’évolution du Voleur au contact de l’Alchimiste ; arrivé auprès de lui tel une bête, il gravit les échelons initiatiques et deviens une sorte d’élu à qui est confiée la mission de changer le monde. 

Les deux films fonctionnent bien ensemble, l’un pourrait être la suite de l’autre, où se contenir l’un l’autre. Ceci s’explique par le fait que dans  ces deux œuvres, Jodorowsky nous parle en quelque sorte de sa propre initiation. Dans El Topo, il est celui qui est initié, par le sang et le feu, dans la douleur et la solitude : parce qu’il a tué les maitres du désert, il est lui-même devenu un maitre, mais un maitre faible et indigne. Dans la seconde partie du film, il expie ses fautes en aidant les plus démunis, tel un Dieu, mais commet toutefois un pêché d’hubris, que seul son sacrifice par le feu peut racheter. Dans La Montagne Sacrée, il se présente comme le maitre, celui qui n’a non plus un témoignage à faire con- naitre (celui que l’initiation est douloureuse et demande beaucoup de sacrifices), mais un mes- sage à transmettre. 

Mais ce n’est pas tout ! El Topo et La Montagne Sacrée sont aussi pour le spectateur une initiation. Les images archétypales convoquées par celui qui pourrait être appelé un « Maginéaste », les références symboliques ou explicites à di- verses spiritualités, qu’elles soient ésotériques ou exotériques, forment dans l’esprit de celui qui visionne ces films une base qui le mènera peut- être à s’intéresser à ces sujets, ne serait-ce que par l’impulsion de chercher à comprendre ce qu’il vient de voir. C’est d’autant plus vrai lors des scènes d’ouverture de ces deux films. El Topo s’ouvre sur une scène rappelant de façon irrésis- tible les racines surréalistes du cinéaste en évoquant une image à la Magritte : Le cowboy El Topo et un enfant nu (joués respectivement par Alexandro Jodorowsky et Brontis, son fils) chevauchent dans le désert sous un parapluie noir. Arrivés près d’un piquet, El Topo dit à celui que l’on pense être son fils qu’il a maintenant sept 

ans, et qu’il doit enterrer le portrait de sa mère et son ourson en peluche, ce qui peut être interprété comme une invitation au spectateur de laisser derrière lui ses repères rassurants. Même chose dans La Montagne Sacrée, où la scène d’ouverture nous montre deux jeunes femmes accoutrées comme Marilyn Monroe se voient dépouillées de leurs artifices lors d’une cérémonie ésotérique : Jodo nous invite alors à aller au-delà des apparences, et con- firme cette invitation lorsqu’il casse audacieuse- ment le 4ème mur à la fin pour s’adresser directe- ment au spectateur. Si Jodorowsky, connu pour ses liens avec l’ésotérisme, refuse d’être un Guru (guide), il livre dans ses films une part de sa vérité, absolument syncrétique, spirituelle et transcendantale mais avant tout humaine. 

UNE REVOLUTION à DEUX VITESSES 

Si on les retient surtout pour leur dimension de trips mystiques et étranges, El Topo et La Montagne Sacrée sont aussi des films qui critiquent sévèrement le monde moderne : les scènes les plus dures sont celles qui mettent en avant les vices de la société. Les deux œuvres sont une réelle invitation à la révolte, à la fois contre la société, et contre soi-même. 

Dans le cinéma de Jodorowsky, la société corrompt l’individu en exploitant sans cesse ses faiblesses. Les villes, que ce soit dans l’un ou l’autre film sont le centre névralgique du chaos, sorte de cirque malsain permanent. Elles sont peuplées de fana- tiques religieux rappelant la figure des pharisiens, de riches bourgeois dégénérés et lubriques, de forces de l’ordre ultraviolentes et de peuples autochtones opprimés. Mais peut importe son camp, l’individu est rongé par le vice, et fait partie de cette humanité bestiale, grouillante. 

Dans La Montagne Sacrée, quasiment la moitié du film est consacrée à une succession de fresques  qui nous présente les 6 personnes les plus puissantes du monde ( « ce sont des voleurs comme toi, mais à un autre niveau » dit l’Alchimiste au Voleur), et constitue à mon sens l’un des objets audiovisuels les plus acerbes envers la modernité, en plus d’une dimension visionnaire qui près d’un demi-siècle après donne le tournis tant ce qui est décrit est devenu notre quotidien. Chacun de ces oligarques est associé à un domaine. Il y a tout d’abord le commerce de la Beauté et du con- fort, qui exploite le fait que les gens « veulent être aimés pour ce qu’ils paraissent, et non pour ce qu’ils sont », en offrant des prothèses ultra- réalistes qui permettent d’obtenir le visage que l’on veut (et nous rappelle désormais les fameux filtres des réseaux sociaux…). Puis vient le business de l’armement, qui n’hésite pas a jouer de marketing séducteur et d’expériences inhumaines pour banaliser la violence. S’en suit une critique sur l’Art Contemporain, dénué de savoir- faire, produit à la chaine dans le seul but de flatter l’égo lubrique d’artistes richissimes. L’une des critiques les plus cruelles est surement celle de l’industrie du jouet, qui est utilisée à des fins politiques pour conditionner les enfants. La fresque suivante nous montre un jeune homme irresponsable, vivant avec une femme âgée qui préfère s’adonner aux plaisirs de la chair et à l’oisiveté plutôt que de faire correctement son travail, à savoir calculer le budget de l’Etat. S’en suit la critique des forces de l’ordre, qui castre littéralement ses jeunes recrues et s’adonne à un massacre allégorique de manifestants pour l’amour de leur chef. Enfin, c’est l’habitat qui est visé et Jodorowsky nous offre sa critique la plus cynique : un architecte vivant dans un endroit immense et luxueux, qui explique que penser des habitats en termes de confort familial est une erreur, que cela ne génère pas assez de profit. Il propose alors un projet de tours à cercueils pi- votants individuels : « Un homme n’a pas besoin d’un foyer, il n’a besoin que d’un abri. Si l’on peut lui vendre l’idée d’un abri, on peut se faire des millions ». 

Face à ce monde abject, Jodo nous indique que la première étape est de se changer soi-même, de se combattre, quitte à se briser. C’est précisé- ment ce que nous racontent les deux films dont nous parlons. Nos deux protagonistes sont déjà chacun à leur manière en dehors de la société. Mais ils sont encore habités par le vice (La violence/vengeance, le désir, l’argent…). Leur chemin les dépouille peu à peu, et s’opère alors une révolution intérieure. L’Homme nouveau, transfiguré est alors apte à changer le monde, où du moins peut désormais essayer de le faire. 

Retrouver le sens du Sacré 

Comme nous avons pu le voir, le réalisateur nous offre un cinéma subversif, à la fois dans sa dimension initiatique que dans ses appels à la ré- volte. Hautement symboliques, El Topo et la Montagne Sacrée sont en fait des actes  « psychomagiques », c’est-à-dire que les scènes tournées ont pour vocation de parler au subconscient via des images archétypales. Malgré l’ultraviolence graphique, tout tend vers un mes- sage d’amour de la Vie, et une redécouverte du Sacré . 

Jodorowsky nous présente un univers syncrétique, ou références bibliques flirtent avec les traditions orientales et le chamanisme mexicain. Néanmoins on ne peut que remarquer le traitement systématiquement anti-religieux: chez Jodorowsky, le Sacré est systématiquement dissocié des religions organisées : procession de car- casses d’animaux crucifiées, devant lesquelles des riches ostentatoires se prosternent, business des idoles fabriquées à la chaîne, Homme d’église couchant avec la Sainte Croix de son église sont quelques unes des images choc présentes dans la Montagne Sacrée. La critique est d’autant plus violente dans El Topo : Le prêtre de la Ville à couvert les Croix de son église avec des drapeaux figurant un « œil omniscient » et fait jouer ses ouailles à la roulette russe (avec une balle à blanc) pour générer des miracles. Néanmoins, on note une volonté de préserver le sacré  et le mystique : dans les deux films, les
« églises » sont punies. 

On retiendra surtout la scène où dans La Montagne Sacrée le Voleur, se réveillant au milieu de statues du Christ à son effigie, chasse ceux qui l’ont piégé, évoquant immanquablement Jésus chassant les marchands du Temple. Il part ensuite, avec une des statues sur son dos, image rappelant la Passion, avant de la faire s’envoler dans le ciel, tenue par des par des ballons bleus et rouges, les couleurs tradi- tionnelles des vêtements du Christ. Le message est donc clair.
Si le retour au Sacré se trouve en filigrane dans toute l’œuvre de Jodo, son cinéma est aussi une véritable ode à la Vie : L’idée de descendance est incluse dans les deux films, et la transformation des protagonistes passe à la fois par la destruction de l’égo, et la prise de conscience de la valeur de toute Vie qui essaie d’accomplir sa mission sur Terre. Mais gare à ceux qui se vautrent dans la médiocrité et participent sans question au chaos. 

Pour conclure, rappelons que le cinéma puissant que nous livre Alejandro Jodorowsky n’est peut- être pas à mettre dans toutes les mains, mais il se pourrait qu’il contribue à vous changer pour toujours. Je vous ai prévenus ! ⧫  Pauline Grandin

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