La fabrique de l’aliénation par Charles Robin

Article paru dans le Rébellion 72 ( Octobre Novembre 15) toujours disponible

Le 9 mars 2015, invité au micro d’Europe 1, le philosophe Michel Onfray déclarait : « Si être de gauche, c’est croire qu’on lutte contre l’illettrisme en mettant des tablettes à l’école, je ne suis pas de gauche, c’est sûr ». En prononçant cette phrase – apparemment anodine –, l’auteur de Politique du rebelle ne se doutait probablement pas des retombées idéologiques que sa prise de position allait engager.

Le fait est qu’une telle manifestation de « perplexité » à l’égard de l’introduction des derniers gadgets de la technologie capitaliste à l’école n’allait pas seulement rapporter à Onfray la disgrâce des émules de la modernité (résolument « de gauche ») qui peuplent l’essentiel de la caste médiatique. Elle allait surtout par un effet domino lui valoir d’être relégué, de façon plus ou moins tacite, au rang des obscurs intellectuels « néo-réactionnaires » (forcément « de droite »), dont la prose n’aurait pour résultat que l’inquiétante et redoutable montée des extrêmes. Un tel refus du « progrès » et de la prodigieuse « marche en avant » de nos sociétés ne revient-il pas, en effet, à se faire le relai objectif des thèses les plus « conservatrices » et « rétrogrades », contre lesquelles tout esprit de gauche devrait normalement s’élever ?

Le dogme libéral du progrès

Au-delà de la dimension anecdotique, on trouvera dans ce petit événement radiophonique une illustration particulièrement adaptée des mécanismes ordinaires de la domination idéologique, par laquelle le Système trouve encore le moyen de se maintenir en existence. Car le péché d’Onfray ne fut pas seulement d’exprimer publiquement son « rejet » des politiques actuellement menées par nos gouvernements (ce qui, en tant que posture formelle, reste dans le cadre des modes de contestation autorisés) ; il fut, de manière bien plus grave, de mettre explicitement en doute le dogme libéral du progrès, sur lequel repose désormais tout entier le crédit symbolique de la gauche contemporaine et, à travers elle, des valeurs de « liberté » et de « démocratie ».

Ce n’est qu’au prisme de ce dogme idéologique de la gauche et de l’extrême gauche contemporaines que la remarque d’Onfray sur l’usage des tablettes numériques à l’école peut acquérir sa portée politique véritable. Parler de « dogme » pour désigner la vulgate progressiste diffusée continuellement sur les ondes du capitalisme planétaire pourrait apparaître aux yeux de certains comme excessif, tant les mirages du progrès sont aujourd’hui visibles et reconnaissables par tous – ne serait-ce que par l’ampleur du problème écologique. C’est pourtant bien de dogme qu’il convient de parler, dès lors qu’il s’agit de qualifier l’impossibilité psychologique – ou le refus a priori – d’envisager comme pertinent ou potentiellement juste un énoncé qui contredirait directement les présupposés inconscients de la pensée à laquelle on adhère. Or, comme l’ « expérience Onfray » tend à nous l’indiquer – et comme le philosophe Jean-Claude Michéa le formulait déjà en 2011 –, le dogme de la gauche contemporaine présente ceci de particulier qu’il interdit à l’homme de concevoir ou d’imaginer « que sur tel ou tel aspect de l’existence collective, les choses aient pu aller mieux avant »1. Car, dans ce cas, il lui faudrait admettre comme théoriquement possible le fait que l’homme occidental du XXIe siècle – celui pour lequel la location d’un utérus ou la vente d’organes par correspondance compteront bientôt parmi les nouvelles « possibilités » offertes par la modernité – puisse ne pas constituer le modèle civilisationnel accompli de l’histoire des peuples.

L’École techno-libérale

C’est cette interdiction fondatrice du progressiste libéral de porter à l’examen le sens profond du processus de « modernisation » de nos sociétés – et la critique de la logique de marchandisation qui lui correspond – qui permet le mieux de comprendre la frénésie médiatique que ne manque pas de soulever, de nos jours, toute critique adressée à l’encontre de l’École techno-libérale, dernier avatar en date de la colonisation capitaliste de nos existences. Une école à laquelle reviendra désormais la formation du citoyen « moderne », « autonome » et « connecté », la distribution gratuite de tablettes numériques à tous les collégiens ne représentant pas autre chose, sous ce point de vue, que la marque de l’extension au secteur de l’enseignement du mouvement atomisateur et dématérialisateur propre à nos sociétés.

Les exigences culturelles du capitalisme marchand (pour lequel tout désir humain doit impérativement trouver son point de concrétisation dans la jouissance stérile immédiate) ayant rendu vaine et dérisoire toute tentative du sujet de s’élever au-delà de sa condition d’être « corporel » et « sensuel », l’École publique ne pouvait, tôt ou tard, que devenir la cible privilégiée de tous ceux pour qui sa mission historique – celle de faire accéder l’élève au statut de sujet critique et conscient – représente d’abord un obstacle à abattre. En apprenant à l’enfant l’art de s’élever par la connaissance – l’esprit représentant, dans toutes les civilisations, la propriété spécifiante de l’humanité, par opposition à la prédominance animale de l’ « instinct » –, l’enseignement traditionnel risquait bien, en effet, de contrarier l’indispensable travail de désymbolisation des peuples, garantie de leur assujettissement croissant au modèle du consommateur passif.

En disqualifiant ce rôle fondamental d’ « hominisation » de l’enfant par l’ascension au savoir et à la culture (rappelons que la skholè des Grecs signifiait avant tout le retrait de l’élève hors des contraintes matérielles du monde extérieur, rendant possible l’exercice de la pensée), l’École techno-libérale allait, au moins, avoir le mérite de mettre en pleine lumière les lignes de force du programme capitaliste planétaire : la neutralisation du savoir élémentaire et de toute modalité d’élévation spirituelle comme moyen d’aliénation des consciences au règne de la Marchandise.

La formation au monde moderne

Rien d’étonnant, à ce compte-là, que tout regard critique posé sur la « révolution numérique » aujourd’hui en cours dans l’institution scolaire puisse désormais faire l’objet d’une véritable campagne de dénigrement. En refusant d’envisager comme un « progrès » ce qui, en pratique, participe de la modélisation des esprits sur le format des nouvelles technologies de la « communication » – laquelle obéit, comme on le sait, à la fugitive et toute-puissante loi du clic –, les détracteurs de l’École techno-libérale comme Onfray font évidemment bien davantage qu’exprimer leur attachement « nostalgique » à l’école de leur enfance (ce qui, dans le cas d’Onfray, demeure assez peu réaliste). Ils font valoir, de façon beaucoup plus sérieuse, la contradiction à l’oeuvre dans les politiques « de gauche » actuellement menées, qui situent dans la promotion de la soumission aux règles pulsionnelles de l’idéologie Web-libérale l’essence du combat pour la « liberté » et l’ « émancipation ».

Insinuer que l’École devrait être le lieu de la transmission des savoirs plutôt que celui de la formation au monde moderne (selon le clivage qui fonde la distinction réelle entre « instruction publique » et « éducation nationale ») reviendrait ainsi, selon certains, à prendre exemple sur un « avant » (l’apprentissage élémentaire de la lecture, de l’écriture et du calcul, par exemple), dont on ne sait que trop à quelles issues « totalitaires » celui-ci ne peut qu’aboutir. Reposant sur le principe exclusif de l’ « auto-apprentissage » (selon lequel l’élève est désormais appelé à devenir « acteur de sa formation »), l’École aura désormais à cœur d’ « initier » les élèves aux « compétences » et « savoir-êtres » qui définissent la bonne conduite du citoyen-consommateur libéral. Celle par laquelle le monde de l’individu est progressivement sommé de se fragmenter en fenêtres informatiques (d’où le phénomène, de plus en plus répandu, d’ « anxiété sociale » observable parmi les jeunes générations) et en séquences brèves ‒ on connaît, à titre d’emblème, l’inquiétant succès du phénomène Snapchat ‒, conformément au vœu libéral de réduction du taux de mentalité, condition nécessaire de la consécration du règne universel de la Marchandise.

La réduction du sens au signe

L’abandon programmé par l’École dite « républicaine » de sa mission historique d’instruire les élèves – un esprit libre étant d’abord un esprit qui sait (puisque seul celui qui sait n’est pas condamné à croire) – peut facilement se donner à lire, sous ce point de vue, comme le résultat mécanique de son rejet simultané de toute notion d’ « autorité » ou de « hiérarchie », admettre la supériorité du savoir de l’enseignant sur celui de l’élève relevant déjà, à notre époque, d’une dangereuse propension au « totalitarisme » et à l’ « élitisme » (quand bien même celle-ci serait la condition nécessaire de tout apprentissage et, par suite, de tout accès à la condition de sujet critique).

Penser que la généralisation des tablettes numériques à l’école pourrait contribuer à une amélioration de la maîtrise par les élèves des savoirs et de la culture – sous le prétexte usurpateur que le nombre illimité d’informations accessibles à partir des objets de la technologie moderne devrait avoir pour conséquence un progrès mécanique des connaissances – participe évidemment d’une vision naïve. Car, outre qu’elle situe dans la quantité le critère exclusif du « succès » de l’apprentissage – quand un enseignant ou un parent d’élève constate chaque jour combien la quantité peut gouverner au détriment de la qualité –, une telle conception omet de voir qu’il y a dans la constitution même du support numérique (à savoir : un écran formant un intermédiaire entre le sujet apprenant et l’objet appris) un obstacle majeur aux promesses qu’on lui prête. Ayant parfaitement assimilé les conclusions du philosophe des médias canadien Marshall McLuhan – pour lequel « le message », c’est, d’abord et avant tout, le « medium » (voulant dire par là, à la suite d’Orwell, que le support d’expression d’une pensée détermine en grande partie le contenu exprimé, comme suffit à le démontrer la moindre lecture d’une conversation SMS) –, l’École techno-libérale aura accompli cette étape majeure dans la course à l’aliénation des esprits qu’est la réduction du sens au signe. Soit, pour le dire autrement, une pensée appauvrie par les structures a priori d’émission et de réception du sens (le fameux tandem like/dislike suffisant ici à résumer notre propos).

Résistance à l’atomisation de notre société

Ainsi, il est certain qu’aucune compréhension cohérente et systématique du processus de « modernisation » de l’École ne pourra être prétendue aussi longtemps qu’on l’isolera du mouvement idéologique général d’aliénation des esprits auquel le libéralisme aspire originairement. Une subversion radicale de la hiérarchie symbolique admise et valorisée par toutes les civilisations historiques – dans la mesure où elle constitue, précisément, la condition même de la civilisation –, qui ne peut faire se maintenir la « démocratie des corps » que par la règne impitoyable d’une dictature des âmes.

On se souvient que le philosophe Michel Clouscard avait défini la phase actuelle du capitalisme par le mot de « séduction ». On précisera utilement, pour compléter, que le mot « séduction » désigne étymologiquement le fait de « détourner », d’ « induire en erreur » – ainsi que le sous-entend celui qui confesse s’être laissé séduire. La séduction ainsi comprise (comme pouvoir de diversion, rendue possible par l’incontournable divertissement) peut alors apparaître pour ce qu’elle est : la capacité de rendre l’individu consentant à son propre asservissement – soit la forme ultime et achevée de l’aliénation humaine.

Onfray aura ainsi sans doute compris, depuis cette exemplaire saillie radiophonique, qu’en produisant une critique visant toute mesure participant du processus général de modernisation (ou d’ « atomisation ») de nos sociétés, on ne porte pas seulement offense à un faisceau d’idées en vogue ; on heurte de plein fouet le char idéologique libéral, dont la trajectoire ne saurait être déviée par aucun esprit perturbateur. Fût-il « de gauche ». Ce n’est pas rien, camarade Onfray, de s’en prendre à une armée !

Charles Robin

1Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Climats, 2011, pp. 14-15.

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