Entretien avec Piero San Giorgio : Survivre à l’effondrement

Êtes-vous prêts pour l’effondrement ? Question directe que Piero San Giorgio pause sans concession dans son guide de survie à la catastrophe économique. Même si nous ne partageons pas sa vison extrêmement pessimiste de l’avenir, nous ouvrons le débat.

Quels éléments et événements personnels vous ont amené à écrire un « manuel de survie » à l’effondrement économique ?

La prise de conscience s’est faite en plusieurs itérations. Tout d’abord, ma passion pour l’histoire m’a fait entrevoir des cycles longs et mettre en perspective certains évènements récents. Ensuite, des expériences personnelles où, en me frottant au monde de la finance et de Wall Street, j’ai pu entrevoir un peu les coulisses du fonctionnement réel de l’économie financiarisée, virtuelle elle ! Enfin, c’est d’avoir eu le temps de beaucoup lire et de réfléchir de manière horizontale, à travers de nombreux domaines de connaissances allant de l’énergie, de l’agriculture, à l’écologie et la géopolitique. Lorsque je me suis rendu compte de l’état réel du monde et de ce qui me paraît un avenir très noir, pour ne pas dire catastrophique, j’ai commencé à me préparer. C’est en documentant ces préparatifs pour des amis qui souhaitaient également se préparer que l’idée de publier ma modeste expérience a fait son chemin. L’objectif étant égoïste : plus grand sera le nombre de personnes qui se prépareront, plus grandes seront nos chances de nous en sortir, de nous entraider et de mitiger cet effondrement !

Peut-on selon vous réguler notre situation économique ? Si nous n’y parvenons pas, à quel genre d’événements doit-on s’attendre dans les mois/années à venir ?

La situation économique actuelle est due à la combinaison de différents facteurs : un turbo capitalisme (pour reprendre l’expression heureuse d’un Edward Luttwak) débridé, une obsession de la croissance à l’infini (difficile dans un monde aux ressources par définition finies) et surtout la croyance que l’on peut financer maintenant des dépenses (ou, si on a des politiques plus sages, des investissements…) par de la création de dette qui sera remboursée sur la croissance future. Or celle-ci, nous le savons, ne pourra pas avoir lieu puisque les conditions nécessaires ne sont plus remplies (pénuries, crises, etc.).

On peut réguler notre situation économique, bien sûr. Cela demanderait toutefois un courage et une volonté que les politiques n’ont pas, me semble t-il. Là où il nous faudrait des Churchill annonçant des larmes, de la sueur et du sang, nous avons au mieux des technocrates insipides et au pire, de véritables incompétents ou des vendus aux multinationales. Et les rares politiciens intègres, compétents et capables sont soit exclus du système soit rapidement corrompus. Quant aux économistes, la plupart ne sont pas dans un monde réel, mais bien dans une pensée mythique et dogmatique, pour ne pas dire religieuse, pensant que le « marché », la « main invisible », que les règles et solutions qui ont « toujours » fonctionné, fonctionneront toujours : déréglementations, globalisation, etc. Il ne suffit qu’à augmenter la dose !! Or les paramètres ont radicalement changé. Il y a un aveuglement dans les classes dirigeantes à ne pas le voir qui est sidérant !

Je crois que la crise économique, dont nous ne sommes qu’au tout début va précipiter d’autres crises qui convergent de plus en plus vers un point de non-retour et au-delà duquel l’effondrement économique, et donc social et culturel deviendra inévitable et impossible à inverser. Tout au plus pourrons-nous en mitiger les conséquences.

Celles-ci seront terribles. Contrairement à la Grande Dépression des années 1930, où la population mondiale – 2 milliards d’individus – était relativement homogène dans chaque nation, était de culture très traditionnelle, respectueuse de l’ordre, consciente du bien commun, travailleuse et disciplinée, nous sommes aujourd’hui 7 milliards, et avec en Occident surtout, mais de plus en plus ailleurs aussi, une majorité de consommateurs égoïstes, narcissiques, voulant tout, tout de suite, sans liens communs (et qui plus est, ethniquement et culturellement hétérogènes) et incapables de s’imaginer un monde différent ou plus difficile que celui qu’ils connaissent ! Comment vont réagir de telles sociétés lorsque, par l’effondrement des chaînes logistiques, par la disparition soudaine de l’état providence, par le chômage de masse non rémunéré, ils auront faim et froid ? Panique, violence, barbarie ? Je crains que oui, et que cette éventualité ne soit pas pour 2050 ou plus tard, mais bien dans cette décennie.

Que vous inspirent les travaux de Thomas Malthus sur la restriction démographique ? Que pourrait-on envisager comme obstacles à la croissance démographique exponentielle ?

Le premier à avoir soulevé le problème de la croissance démographique fut le pasteur Thomas Malthus (1766–1834). Il calcula que si une population augmente de façon exponentielle ou géométrique tandis que les ressources disponibles ont une croissance linéaire ou en tout cas limitée, le résultat est un dépassement de la capacité porteuse de l’environnement. Une catastrophe démographique devient inévitable. Alors que, depuis des millénaires, les populations étaient à peu près stables ou en faible croissance, tout d’un coup, les enfants qui allaient devoir naturellement mourir ont survécu, grandi, fait beaucoup d’enfants qui ont eux aussi survécu et qui ont, au cours du dernier siècle, contribué à faire croître la population. La croissance exponentielle de la population est donc une réalité qui, dans les faits et contrairement à ce que pensait Malthus, n’est pas seulement limitée par la productivité agricole, mais plutôt par des phénomènes complexes liés à l’enrichissement de la société et par des choix d’organisation sociale qui amènent les familles à avoir moins d’enfants ou à préférer ne pas en avoir du tout. Toutefois, Malthus postulait que l’augmentation exponentielle allait tôt ou tard dépasser les capacités de l’environnement. Que cela ne soit pas encore arrivé ne veut pas dire que sa constatation est il! logique ou fausse. Son analyse reste structurellement valide sur le long terme. Le pauvre Malthus a été décrié et vilipendé car sa prévision ne s’est pas vérifiée. Le pronostic pessimiste de Malthus a été retardé ponctuellement, car le monde a connu une grande augmentation des ressources et des rendements agricoles.

Malthus avait tort, nous dit-on, il n’avait pu prévoir les engrais chimiques, l’agriculture intensive! Allons donc, avec le progrès technique, on finira bien par trouver les moyens de développer de nouvelles ressources qui remplaceront celles qui sont en train de s’épuiser ! On se retrouvera dans la situation du drogué, qui cherche toujours sa drogue quel qu’en soit le prix car il ne peut la remplacer par rien d’autre. Le problème, c’est qu’en matière de consommation de drogue pétrolière, les drogués, dont nous sommes, sont très majoritaires! Ceux qui ont accès à leur dose de consommation quotidienne n’ont pas l’intention d’y renoncer, et ceux qui n’y ont pas accès rêvent le plus souvent d’y accéder le plus vite possible.

Non, Malthus n’avait pas tort, il n’avait simplement pas pu prévoir le pétrole et la révolution verte.

Le résultat de tout cela est que le coût de la nourriture augmente par soubresauts de plus en plus forts et fréquents. En 2007, entre forte croissance de la demande, inondations, sècheresses, augmentation du coût des engrais, et surtout spéculation, les prix alimentaires ont augmenté de 40% en moyenne !

Comment allons-nous faire? L’Afrique, continent historiquement fertile et peu peuplé, sera habité par un milliard d’habitants d’ici 2025. Avec les terres cultivables, il ne sera possible de nourrir que 25% de cette population. Ce seront donc 750 millions d’Africains, souffrant de famine chronique, qui devront être sauvés ou qui vont émigrer, faute de quoi ils subiront une décroissance brutale de leur nombre – euphémisme poli pour dire que des centaines de millions d’entre eux vont crever sur place. Tout cela ne se fera pas sans des troubles considérables.

Beaucoup avancent l’argument des OGM – organismes génétiquement modifiés – déjà utilisés pour le coton, le soja, le maïs, et qui seraient la solution miracle. Or, les premières années d’exploitation semblent montrer que leur productivité s’affaiblit très vite, sans parler des risques de contamination des cultures normales et de leurs effets encore difficiles à mesurer, mais potentiellement néfastes, sur la santé. La gestion privée des OGM enlève aux agriculteurs les moyens de reproduire eux-mêmes leurs semences et, demain, leur cheptel.

Pourtant, il existe une solution qui, à défaut d’être simple, a fait ses preuves. Dans les pays qui pratiquent encore une agriculture traditionnelle appelée aussi permaculture, ou culture vivrière organique, il n’y a pas de famine, l’eau n’est pas surutilisée et il n’y a pas besoin d’engrais. Associées à des politiques de dénatalité, ces techniques pourraient nous inspirer. Seulement, en dehors des initiatives de petits groupes d’agriculteurs, les pouvoirs publics préfèrent subventionner l’agriculture industrielle, destructrice,

Comment définissez-vous l’idée de décroissance ? Plutôt qu’une décroissance, soit une frugalité volontaire, ne devrait-on pas envisager une croissance à échelle humaine, mesurée, une altercroissance ?

Le concept de croissance, que tout politicien et économiste à constamment à la bouche est une invention récente, consubstantielle au « progrès ». Dans le monde agricole, la croissance à peu de sens au delà de l’accumulation d’un peu de surplus des récoltes. Or on pouvait vivre bien – et même très bien – danse ce monde là.

J’ai pour ma part totalement perdu tout espoir que des solutions de « société » nous soient proposées par les pouvoirs en place, démocratiques ou non. Dans ce sens, je n’ai pas de définitions plus originales que celles de penseurs, bien plus calés que moi dans le domaine ! Je pense notamment à Serge Latouche, Alain De Benoist, Nicholas Georgescu-Roegen, Jacques Grinevald et Alain Gras. Que l’on puisse être pour une définition anti-productiviste, anti-consumériste ou écologiste, la réalité est, je crois, que la décroissance va nous être imposée, contre notre gré, et à la surprise générale, de la manière la plus brutale qui soit : par la convergence de gigantesques et soudaines crises énergétiques, écologiques et économiques qui feront que nous n’auront pas d’autre choix que de nous adapter du mieux que nous le pourront. Et si on y réfléchit bien, les conséquences seront véritablement apocalyptiques pour le plus grand nombre d’entre nous !

Que pensez-vous des réelles ou éventuelles énergies de substitution au pétrole ?

Que l’on doit changer de paradigme dans notre vision des choses puis dans no habitudes pratiques. On ne pourra jamais substituer le pétrole dans toutes ses applications notamment chimiques, plastiques, etc. et en tant que combustible. Notre civilisation toute entière s’est totalement bâtie sur les énergies fossiles (charbon, puis pétrole) qui ont un pouvoir énergétique immense, une grande facilité de transport, stockage et manipulation et un coût très faible. Les sources de pétrole traditionnelles se tarissent à un rythme de 6 à 9% par an et les sources de pétrole non conventionnelles sont chères, difficiles à mettre en place et finalement peu énergétiquement rentables (lorsqu’il faut un baril de pétrole/énergie pour en extraire un, peu importe son prix en expression monétaire, ce baril de pétrole ne sera jamais extrait). Si l’on entre dans la logique de ne rien changer fondamentalement à nos modes de vies, nous allons nous perdre dans l’inutile recherche d’énergies de substitution, coûteuses, complexes, parfois irréalistes, et nous serons voués à l’échec. D’autant que ce n’est pas que le pétrole qui va se raréfier, mais bien toutes les ressources naturelles, des minerais aux sols fertiles, en passant par l’eau douce, les poissons, etc. Il est plus judicieux de réfléchir comment utiliser ce qu’il nous reste comme ressources pour adopter un mode de vie et de civilisation plus adapté à ces réalités : plus faible consommation, écologie profonde, énergies renouvelables (qui ne pourront que représenter au mieux une fraction de l’énergie totale d’aujourd’hui).

Je suis très pessimiste sur nos chances au niveau civilisationnel de faire ce changement. L’histoire montre que les sociétés préfèrent ne rien changer à leur mode de fonctionnement, quitte à disparaître, plutôt qu à évoluer. L’effondrement que cette crise énergétique va induire me parait à brève échéance inéluctable. Les conséquences seront dévastatrices. En revanche, à titre individuel ou en petits groupes, nous pouvons prendre les bonnes démarches et nous préparer efficacement.

Ceux qui vont changer, ceux qui sauront se préparer, se transformer, choisir une frugalité volontaire, retrouver la droiture et la dignité des vrais hommes, et qui survivront, formeront le fondement culturel et génétique d’un monde nouveau. Et ce monde sera plus beau et aura plus de sens que le nôtre. Vous voyez, je suis un optimiste !

Pouvez-vous détailler les différents types de Base Autonome Durable (BAD) que vous envisagez ?

J’ai longuement réfléchi à ce qui fait qu’une famille ou un groupe de familles et d’individus peut survivre dans la période chaotique qui suivra un effondrement économique engendré par la convergence des crises, et j’ai établi des critères fondamentaux. Ceux-ci sont l’eau (accès à l’eau potable), la nourriture (stocks en cas de crise, mais aussi production), l’hygiène (conditions de base permettant d’éviter maladies et soin de celles-ci ou de blessures le cas échéant), la connaissance (les savoir-faire nécessaires dans le monde de demain, mais aussi les éléments culturels à préserver pour les générations futures – livres, musique, art, etc.), la défense (comment se protéger des états, des mafias ou des masses désoeuvrées), et enfin le lien social (on ne peut survivre longtemps seul et il faut reconstruire cette nouvelle civilisation…).

Alors pour cela, il faut je crois s’enraciner – d’où l’idée de Base – et avec le maximum d’autonomie et de capacité à durer. Base Autonome Durable me semble le concept idéal.

Ensuite, il peut y avoir beaucoup de différents types, avec chacun des avantages et des inconvénients. Dans mon livre je décris la BAD « mobile », la « délocalisée » (dans un autre pays), celle « urbaine » et – ma préférée, pour des raisons évidentes – celle « rurale ».

Quelles sont les conditions (financières, sociales, territoriales, …) de création d’une BAD ? Que préconisez-vous comme fonctionnement interne ?

Une BAD peut prendre une infinité de formes, si les sept éléments fondamentaux sont bien couverts. Toutefois, il est évident qu’un peu d’argent – c’est le nerf de la guerre ! – peut faciliter ou accélérer les préparatifs et la mise en place de votre BAD. Mais l’argent n’est pas tout. Il se peut que d’autres éléments soient plus importants, notamment les compétences des membres de la BAD (savoir jardiner, élever des animaux, savoir se défendre, médecine, etc.). Donc même si vous n’avez pas une grande fortune, avec de l’intelligence et de la débrouille il y a de bonnes possibilités. Quant au lieu idéal de mise en place d’une BAD, tout dépend de l’intensité, de la brutalité et de la rapidité de l’effondrement, mais en règle générale, je préconise une distance supérieure à 100km de grands centres urbains, de ne pas se situer sur un grand axe routier, de rechercher la proximité d’une source d’eau potable disponible facilement, de la présence d’une communauté locale équilibrée en termes de classes d’âge, d’agriculture, et de petite industrie.

Quelques ouvrages-clés à recommander pour comprendre et affronter notre déconcertante époque ?

Il y en a beaucoup. D’ailleurs, sur mon site www.piero.com je donne à télécharger la bibliographie complète qui à servi à écrire mon livre.

Si je devais retenir des livres importants et pratiques, donc au-delà de ceux qui touchent à la philosophie, je citerai les suivants :

  • pour la partie expliquant les problèmes auxquels nous faisons façe : « Crise économique ou crise de sens ? » de Michel Drac, « Demain la décroissance » de Alain de Benoist, « Peak Everything » de Michael Heinberg, « Evolution’s Edge » de Graeme Taylor

  • Pour la partie expliquant l’effondrement, ses conséquances et les solutions, je conseille « The long Emergency » de James H. Kunstler, « The Transition Handbook » de Rob Hopkins, « How to survive the end of the world as we know it » de James Rawles, « Effondrement » de Jared Diamond

Il faut bien admettre que la littérature anglophone est bien plus vaste dans ces domaines ! Mais si la littérature est intéressante, c’est ensuite dans l’action que tout va se jouer !

Entretien paru dans le Rébellion 52 ( avril 2012) 

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