Entretien avec Maximilien Friche : “Nous sommes condamnés à agir, à nous tromper, nous n’avons pas le choix, si nous voulons respecter notre essence métaphysique.”

Le héros du dernier roman de Maximilien Friche a décidé d’écrire une fiction qui engendre un réel. Il imagine fédérer un petit collectif d’élus autour de lui. Ils vont jouer les apôtres et annoncer au monde la mauvaise nouvelle, rappeler aux gens qu’ils sont mortels. Ça commence gentiment par la rédaction de textes métapolitiques. Et cela dérive rapidement vers le terrorisme d’opérette. Apôtres d’Opérette est un portrait de possédés à l’aube du XXIéme siècle, c’est un scénario possible pour l’avenir proche aussi.

Narration fictive et réalité sont mélangées jusqu’à voir disparaître les frontières entre les deux. La littérature est-elle pour vous contenue dans cette démarche ?

MF : La mode est à l’autofiction, c’est-à-dire cette façon de faire de l’actualité, cette écume à la surface de l’histoire humaine, le carburant des œuvres littéraire. C’est comme si les écrivains en panne d’imagination, et lassés d’avoir à commenter la vie de leurs entrailles, s’étaient mis à puiser dans la vie ordinaire collective pour enfin parvenir à noircir des pages que personne ne leur demande de noircir. L’autofiction est une sorte d’autobiographie détournée du personnage principal. Se cache derrière cette manie également l’envie de surfer sur l’écume comme si c’était une vague pour parvenir à jouir de ce prétendu Buzz promis par le monde instantané de la culture. Apôtres d’opérette n’est pas directement une autofiction mais le récit d’une tentative d’autofiction par le héros qui me ressemble comme deux gouttes d’eau. Du foutage de gueule ! L’inconnu du grand public se paye une autobiographie à peu de frais ! C’est donc l’histoire d’un homme qui souhaite non seulement se nourrir du réel mais surtout l’engendrer. Il veut que l’écrit se réalise, il se prend pour un prophète. Il fonde une revue en ligne métapolitique Mauvaise Nouvelle, puis il engendre le passage à l’acte terroriste tragi-comique de son groupe d’apôtres. Il voudrait que l’écrit agisse en virus pour jouir de façon démiurgique de l’actualité à venir.

La littérature est ce qui entoure un message qui nous rendrait rabat-joie sans elle, de mauvaise compagnie en société. La littérature sert donc d’habit à un discours. Celui du roman est simple, il est celui porté par les apôtres d’opérette, à savoir que l’homme est mortel et qu’il est donc urgent de renouer avec la crise métaphysique, de reverticaliser l’être, d’épouser la dimension tragique de la vie. Essayer de dire ça en soirée à vos potes ou dans un dîner mondain et on vous jettera dehors comme l’oiseau de mauvaise augure qui trouble la fête. Pour le dire, il faut donc avoir recours à la littérature. Reverticaliser l’homme, c’est vouloir en faire un héros, et si on prend les éléments de sa vie ordinaire pour tisser le décor du roman, il est mécaniquement convoqué dans le roman. Un rôle l’attend peut-être ! Avec un peu d’imagination, il peut glisser du gentil blogueur au kamikaze qui se fait sauter place du Capitole, devant la cathédrale d’Auch ou au Bouddha Bar à Paris.

La littérature est un jouet. Par le truchement de l’autofiction, je me joue du monde. La littérature est inattaquable puisque qu’elle ne fait que raconter le réel. Je peux donc illustrer des combats intellectuels à loisir. Je me sers de l’histoire de fond de ces apôtres de la Mauvaise Nouvelle pour permettre à la métaphysique de terrasser la politique, puis je me sers de l’autofiction pour permettre à la littérature et tout son swing jouissif de noyer la métaphysique. Et au final, la littérature se fait autodérision pour que l’habit se dissolve et laisse le goût amer au lecteur : tu vas crever. Retour à la case départ du petit message non comestible. Le syllogisme de base. L’homme est mortel, le lecteur est un homme, le lecteur est mortel.

La littérature a donc toujours cette vocation : vaincre pour s’autodétruire. Si elle a pris les chemins de l’autofiction, elle est donc révolutionnaire car l’actualité qui s’y est abîmée, y disparait comme après avoir rencontré un trou noir, et si elle a pris les chemins de l’autobiographie, et permet à l’écrivain et donc au lecteur qui y est assimilé, d’opérer sa propre révolution et donc sa conversion. Le livre étant le lieu de l’incarnation, il peut modifier un être.

Vous décrivez le passage à l’acte d’un groupe d’écrivains terroristes. Cette logique d’avant-garde est-elle aujourd’hui possible en dehors de la fiction ?

La daechisation de l’agir politique est tout à fait d’actualité et en dehors de toute approche mafieuse d’ailleurs. Le pouvoir s’organise pour être le plus grand diviseur commun et c’est ainsi que la guerre de tous contre tous devient envisageable. Nous avons tous le sentiment de vivre dans une guerre civile froide mondiale. Tout étant récupération dans une société manipulatoire, il nous faut nous agiter pour échapper au piège. Bouger sans cesse, fuir sans cesse. Cette agitation est une injonction reçue avec l’incarnation. Nous ne pouvons pas nous contenter d’être des dandys réactionnaires ou des révolutionnaires de salon selon l’amicale à laquelle on appartient. Nous sommes obligés d’agir, c’est-à-dire condamnés à nous tromper. C’est une forme de malédiction qui nous permet de nous émonder, de nous polir, de nous purifier par le feu de l’humiliation. C’est ainsi qu’il vaut mieux avoir tort qu’être faux. Ainsi les apôtres d’opérette se vautrent-ils dans le pathétique : certains arrachent les barbes des pères Noël en criant « Allah akbar, le père Noël est un djihadiste. » ; l’une joue les Femen catholiques et asperge d’eau bénite le maître vaudou invité comme artiste contemporain pour envouter le Quai Branly ; le flic de la bande et son vieil ami rêvent de convertir un mouvement comme Nuit debout à la lutte métaphysique anticapitaliste ; le peintre et le régionaliste balancent de la viande sur les autels des églises pour faire croire au miracle eucharistique… Rien ne marche pour réveiller l’humanité, tout est détourné, mal compris, tourné en dérision, récupéré à coup de hashtags, … Ils sont des héros de désirs, d’intentions et finissent dans le tout-venant pathétique. C’est vendu avec le passage à l’acte. Le monde se gausse des héros. Même Jésus fut moqué jusque dans son agonie. C’est alors qu’il semble à certains que seul l’attentat suicide, l’attentat contre l’espèce, peut être non récupérable. Il l’est en fait par le seul à qui il est réellement destiné : DIEU. C’est donc encore une impasse que cet attentat contre l’espèce humaine, que cette volonté d’être le gâchis de Dieu pour mieux révéler le caractère méprisable de la race humaine. Une impasse qui s’appelle agonie et qui a tout de même la vertu de permettre la conversion du fauteur de troubles lui-même dans la prise de conscience de toutes les fausses routes empruntées dans l’orgueil de vouloir réveiller l’humanité infatuée d’elle-même.

Cette logique d’avant-garde est non seulement possible mais souhaitable au sens où elle est l’écho de notre incarnation, sa compréhension, son acceptation pleine et entière. Cette avant-garde est également vouée à l’échec, car l’échec lui est consubstantiel, même si pour garder pure cette avant-garde, cet échec ne peut être ni désiré, ni revendiqué. Nous sommes condamnés à agir, à nous tromper, nous n’avons pas le choix, si nous voulons respecter notre essence métaphysique.

J’ai pas mal pensé en vous lisant aux thèses de Jean Baudrillard. Vous montrez particulièrement bien l’emballement des chaînes d’infos en continu. BFM TV et Instagram sont-ils l’ultime étape de la disparition du réel ?

La couverture de l’actualité est une narration mais sans mémoire et avec une courte vue. On diagnostique et pronostique le présent dans un seul et même mouvement. Le roman montre à plusieurs reprises la fabrique de l’actualité, sa mise en résonnance autour des attentats suicide notamment. On entend encore et toujours les mêmes phrases de ceux qui « s’autorisent à penser ». Aussi, dans la période des attentats festifs avant la radicalisation, les apôtres de la Mauvaise Nouvelle utilisent-ils les réseaux sociaux et ses hashtags pour parvenir à engendrer le chaos salvifique qu’ils appellent de leurs vœux. Mais comme on le disait précédemment, le buzz ne fait qu’engendrer de l’erreur, de la mauvaise interprétation. Le succès médiatique salit tout ce qu’il couvre, puis le digère, le fait disparaître. En fait, ce n’est pas le réel que ces médias font disparaître mais la narration, la fiction dont l’homme est le héros. L’homme est par nature inadapté au monde, quasiment non viable. Il ne l’est que par sa capacité narrative à reprogrammer le monde en quelque sorte. L’instantanéité de l’information, l’actualité détruisent le film civilisationnel, au profit d’un selfie éphémère.

Et au final, le réel c’est quoi ? C’est quand on se cogne disait Lacan. En fait, c’est quand le corps se cogne, quand on se cogne à un corps. Rien n’est plus réel qu’un cadavre. Le réel est donc cette mauvaise nouvelle que les apôtres d’opérette veulent annoncer au monde. Ce n’est pas pour rien que Dieu s’est fait cadavre avant de se faire nourriture. Et c’est en empruntant instinctivement le même chemin, et en faisant fausse route de fait, que certains apôtres posent l’attentat suicide comme solution pour revenir au réel. Et c’est dans l’agonie, qui est une sorte de repêche pour tous, qu’ils perçoivent la vérité et donc toutes leurs erreurs. Si en revanche notre modernité finit par tuer la mort elle-même dans des fantasmes d’immortalité et de mort aseptisée mêlés, alors c’en sera fini et de notre civilisation, et de l’homme lui-même.

« L’ennui naît de l’uniformité. » écrivait Alexandre Vialatte. Dans cette ère glaciaire covid pensez-vous que l’environnement confiné puisse produire des étincelles créatives ?

A priori non. Moi j’écris, je crée dans deux moments qui me sont ôtés ou contraints dans cette période : la marche et la discussion. C’est dans ces moments que naissent des livres, qu’ils se tissent. Le passage à l’écriture elle-même n’est que retranscription de ce qui est ainsi né dans la tête. Le confinement étouffe l’être et donc ce qui le distingue du reste du vivant : l’art, cette folie de dialoguer avec l’invisible sans avoir totalement recours à la raison. Le souci avec cette crise sanitaire, c’est qu’elle a pour conséquence d’organiser toute la société autour de la pyramide de Maslow. Le seul souci est la satisfaction de nos besoins élémentaires et donc la réduction de notre être à ces besoins, on est comme en face d’un procédé d’hypnose collective. La théorie de la pyramide de Maslow est une vaste arnaque. C’est une théorie qui nie la dimension métaphysique de l’être. La vérité d’un homme est basée sur le désir et non le plaisir, sur la capacité à se projeter, à engendrer sa propre narration, à créer, à être amoureux, à se sacrifier. Maslow n’est donc pas une théorie mais un programme de négation de la personne humaine, un programme éminemment capitaliste d’ailleurs. La crise sanitaire est la crise d’un « peuple heureux rotant tout seul dans sa mangeoire » (Léo Ferré – madame la misère), le règne d’une sorte de développement personnel de la survie.

Dans Apôtres d’opérette, j’imaginais une fin en guerre civile où finalement la grande histoire venait déborder ceux qui se croyaient sortis de l’histoire, et cette fin racontée mais non écrite dans la roman, est moquée par la littérature elle-même qui préfère s’auto-bouturer en autofiction pour échapper à toute pensée militante et laisser orphelin le lecteur. Si j’avais imaginé une fin sous la forme du covid, la littérature aurait été dissoute, la couverture médiatique aurait été remplacée par des bulletins de santé collective, aucune véritable ironie serait venue clore la narration, or l’ironie du sort est le mode de narration du créateur, et à sa suite de tout écrivain. Il n’y a pas plus a-littéraire que la société occidentale en période covid. C’est sans intérêt. On est mis sur pause, en veille comme un appareil technologique, en salle d’attente. Les étincelles de créativité en cette période glaciaire ne sont que l’agonie de l’art.

Maximilien Friche, Apôtres d’opérette, Editions Sans escales, 244 pages, 13 euros

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