Entretien avec Guillaume Travers : La Société de surveillance, stade ultime du libéralisme
La « société ouverte » libérale ne peut vivre qu’enfermée dans le contrôle social et sous la surveillance constante d’un arsenal technologique. Cela n’étant absolument pas paradoxal pour Guillaume Travers qui donne l’explication de ce système dans son dernier essai : La Société de surveillance, stade ultime du libéralisme (Éditions La Nouvelle Librairie).
R/ Vous explorez dans votre dernier essai la « face cachée du libéralisme » qui serait son aspect proprement liberticide. L’intensification actuelle du contrôle social globalisé n’est donc pas un accident de parcours du système ?
On peut être tenté de penser que l’intensification du contrôle social à laquelle nous assistons est contradictoire avec tous les discours sur la « société ouverte », la « liberté individuelle », etc. Je crois qu’il n’en est rien, pour la raison suivante. Tout ordre social a besoin de contrôle social, sous une forme ou sous une autre, afin de faire en sorte que les engagements mutuels soient tenus, que les droits et les devoirs de chacun soient respectés, etc. Dans les sociétés pré-libérales, le contrôle social est principalement informel : ce qui fait « tenir » l’ordre social, c’est la confiance que l’on accorde en raison de relations personnelles au sein de communautés organiques, ce sont des rapports fondés sur l’honneur et la réputation, etc. Dans les sociétés libérales, qui ne connaissent plus les limites communautaires, où l’on est amené à traiter de plus en plus avec des étrangers sur des marchés distants et abstraits, ce qui fait « tenir » la société, c’est la conformité à des normes écrites, à des règles de droit, à des procédures, etc. Les libéraux ont depuis deux à trois siècles exigé la liberté d’échanger avec le monde entier. Mais cela a une face cachée : pour que ces échanges soient possibles, il faut aussi l’essor de contrats écrits, de tribunaux les garantissant, d’intermédiaires divers, de normes et de certificats, etc. Rien de cela n’était nécessaire lorsque l’on échangeait avec des proches. La superstructure mondiale de contrôle est la contrepartie de l’échange « libre » à l’échelle mondiale.
R/ « Liberté » est devenu une notion difficile à définir. En quoi la « liberté des libéraux » diffère des « libertés des anciens », grecs et médiévaux par exemple ?
C’est le cœur du problème. Puisque le mot de « libéralisme » est fondé sur le substantif « liberté », beaucoup sont tentés de croire qu’il n’y a pas de liberté hors du libéralisme. C’est évidemment faux : la liberté, et les discussions y ayant trait, ont existé bien avant que le libéralisme n’apparaisse. Classiquement, la liberté, durant l’Antiquité et le Moyen Âge, était toujours le fruit d’une appartenance politique : à Athènes, je peux participer à la vie civique parce que je suis athénien ; dans le monde médiéval, je peux exercer tel métier en vertu de mon appartenance à telle corporation, etc. Pour qui en jouit, ces libertés ont une réalité concrète. Puisqu’elles sont toujours liées à une appartenance politique ou communautaire, elles sont nécessairement territorialisées et limitées : l’idée que l’on puisse aller dans une communauté lointaine réclamer des libertés au nom d’un droit universel est un non-sens. À l’inverse, la « liberté des libéraux » est proclamée dans l’abstrait : les hommes seraient libres indépendamment de toute appartenance politique, simplement en vertu de leur existence biologique. Une telle liberté peut paraître beaucoup plus grande, mais c’est une illusion : puisqu’elle est proclamée dans l’abstrait, elle peut n’avoir aucune réalité tangible. Ainsi, le fait de proclamer un « droit au bonheur » n’a jamais rendu un dépressif heureux. En revanche, dès que l’on veut « libérer » l’individu, en l’arrachant à ses enracinements organiques (la lignée, la communauté, la nation, etc.), il faut simultanément le soumettre à des processus juridiques plus distants et abstraits. En ce sens, là où la liberté classique est politique, celle des libéraux est juridique.
R/ « Le brouillage du proche et du lointain » accompagne le passage à une « société liquide » dont l’épine dorsale est l’intensification des flux économiques et financiers à l’échelle planétaire. Pour ouvrir ses flux, le capitalisme à beaucoup détruit de limites anciennes (valeurs, frontières, nature…) et a produit un arsenal de normes et de lois. Mais cette circulation permanente n’est-elle pas son point faible ? Protéger ce talon d’Achille impliquant pour le système des guerres impérialistes et un contrôle constant à l’échelle mondiale des populations ?
Dans les représentations mentales qui animent les sociétés prémodernes, on trouve toujours une distinction entre le proche et le lointain, entre celui qui appartient à la communauté et celui qui n’en est pas. Par exemple, on n’échangera pas de la même manière et dans les mêmes conditions, ni en se référant au même corpus juridique, avec quelqu’un de proche ou de lointain. Le grand combat du libéralisme est de faire croire que ces distinctions sont artificielles, et qu’il est « naturel » pour l’individu d’être détaché de toute communauté. Au fur et à mesure de son essor, le domaine proche s’est effacé au profit de l’espace lointain. Mais il y a un revers à cela : puisque les ancrages communautaires, et la distinction du proche et du lointain, n’avaient rien d’artificiel, il a été très difficile de les faire disparaître en pratique. Pour rendre viables les échanges sur de longues distances, nous l’avons dit, il a fallu l’émergence d’une vaste superstructure juridique, associée à la montée en puissance des États modernes, à la dépersonnalisation et à la juridisation des rapports sociaux. Mais, dans bien des cas, il a aussi fallu des interventions militaires explicites pour forcer l’ouverture aux échanges. Les exemples sont innombrables : de très nombreuses guerres anglaises ou américaines depuis de XIXe siècle ont eu pour but de rendre les échanges lointains plus « libres ».
R/ La mise en place du passe sanitaire (en France mais aussi en Italie) fait partie de la logique libérale de nos gouvernants ?
Je crois que cela participe globalement de la logique libérale. Celle-ci fonctionne par la négation des appartenances politiques (régulant des communautés) et l’affirmation de processus juridiques (régulant des individus). Lorsque la question du Covid-19 s’est posée, les dirigeants de nombreux pays n’ont eu en tête que des solutions juridiques et non politiques : il a été hors de question de fermer les frontières entre pays, mais il est paru naturel de mettre des frontières au sein des pays sur la base de critères purement juridiques – la capacité à présenter un QR code valide. Face à une situation imprévue et pensée comme exceptionnelle (la question ici n’est pas de savoir si elle l’était réellement ou non), la seule solution à laquelle peuvent penser des esprits impolitiques est un renforcement des processus juridiques abstraits : si tout le monde est soumis au même processus, si le statut médical de tous les individus est « standardisé » à l’échelle mondiale, alors les flux peuvent reprendre. En l’occurrence, les contrôles ont pris la forme d’un pass vaccinal, mais cela aurait pu prendre toute autre forme : une obligation vaccinale, voire une « carte d’identité » vaccinale beaucoup plus complète. Je crois qu’il faut s’attendre à de nouvelles formes de contrôles de ce type à l’avenir.
R/ « Contrôle partout- sécurité nulle part » : Comment expliquer qu’à l’ère de la surveillance planétaire il soit désormais impossible d’assurer la protection des biens et des personnes dans des zones entières du territoire français ?
Cette question appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, le fait que notre époque élude le politique au profit du juridique est notable dans les débats sur la sécurité. Une réponse politique au problème de l’insécurité consisterait à mieux contrôler l’immigration – ce qui suppose le retour de frontières politiques. À l’inverse, le fait que nous ne parlions quasiment que de « sécurité » et non d’immigration revient à réduire le problème à sa dimension juridique – aux atteintes aux biens et aux personnes. Ensuite, il est bien vrai que cette sécurité est très mal garantie. Dans une large mesure, il ne s’agit peut-être que d’un problème temporaire, lié à un « conflit des droits », découlant du fait que les « libertés » ou les « droits » proclamés par les libéraux sont purement abstraits. Lorsque l’on proclame des droits dans l’abstrait, il n’y a aucune raison pour que ceux-ci soient compatibles entre eux : ainsi, on peut proclamer simultanément le droit à la propriété privée, et un « droit à la dignité », qui légitimera des atteintes à la propriété privée dans des situations de détresse. Lorsque qu’un tel conflit des droits se présente, celui qui l’emporte est parfois celui qui a la faveur des décideurs politiques, souvent celui qui a la faveur des juges. Mais il ne fait aucun doute que si, demain, certains candidats de « droite » voulaient rétablir davantage de sécurité, ils le feraient par un recours plus abondant à des mécanismes de surveillance abstraits. Certains ont ainsi un fort tropisme pour les techniques de reconnaissance faciale dans l’espace public, comme pour l’irruption de la surveillance dans la sphère privée (contrôle des communications, des dépenses, etc.) : pour eux, tout vaut mieux que le rétablissement de frontières politiques.
R/ Votre analyse du débat « complotisme vs anti-complotisme » est une des analyses les plus claires du phénomène que nous avons lues sur le sujet. Comment formuler une critique du système sans tomber dans les pièges de ce genre ?
Il me semble qu’il faut avoir une approche généalogique des structures de surveillance et de gouvernance mondiales, c’est-à-dire chercher à en déterminer l’origine. C’est une analyse que j’ébauche dans mon livre, mais qui mériterait une étude bien davantage approfondie. Ce que je montre est que, dès lors que l’on refuse les frontières politiques pour n’admettre que l’existence d’un vaste marché mondial, alors ce processus d’ouverture au monde s’accompagne nécessairement de l’émergence d’un petit nombre de structures publiques (FMI, OMC, etc.) ou privées (grandes banques, etc.) ayant elles-mêmes une emprise mondiale. Il n’y a besoin d’aucun complot pour expliquer l’existence de ces intermédiaires mondiaux : leur existence s’inscrit dans le prolongement de la logique libérale. Mais, une fois que ces intermédiaires existent, il est bien vrai qu’ils concentrent des pouvoirs considérables, et qu’ils prendront souvent des décisions qui n’ont rien à voir avec l’intérêt des peuples particuliers. Nier cela, comme le font ceux que nous pouvons nommer les « anti-complotistes primaires » est absurde. Quant au sentiment d’une déconnexion croissante entre les élites mondiales et le peuple – qui est à la racine du complotisme – il s’explique aisément : cette déconnexion est le produit d’un monde où le contrôle social est de plus en plus déraciné, de plus en plus coupé des communautés organiques, de plus en plus hors-sol.
R/ Pensez-vous, comme nous, qu’un retour à la « normale » est désormais impossible dans le cadre libéral ? Quelles seront les prochaines étapes du contrôle social ?
Bien entendu, il est probable que le pass sanitaire, sous sa forme actuelle, prendra fin un jour. Mais cela n’invalidera en rien le raisonnement qui sous-tend mon argument. Tant que le monde restera dominé par l’idéal libéral, par la volonté de mélanger toujours plus les peuples, de faire voyager toujours davantage les marchandises, alors il faudra une surveillance toujours plus abstraite. Tous les outils techniquement fonctionnels seront tôt ou tard mobilisés : puçage des populations, « internet des objets », reconnaissance faciale, etc. La seule alternative est celle qui consiste à réaffirmer des appartenances politiques et des identités enracinées porteuses d’une conception spécifique de l’ordre social et de la liberté. Le passé de notre civilisation, pour peu que l’on se donne la peine de le connaître, nous offre de glorieux exemples : depuis le monde grec, et quasiment sans discontinuer, les Européens ont été fiers de leur conception propre de la liberté, qu’ils opposaient au « despotisme » de l’Orient.
A lire : https://www.revue-elements.com/produit/la-societe-de-surveillance-stade-ultime-du-liberalisme/