De Max Weber à Klaus Schwab : quand le capitalisme se prétend « éthique »
A la suite de son livre « The Great Reset » (« Grande réinitialisation ») paru en 2020, Klaus Schwab, fondateur du World Economic Forum, organise du 10 au 13 novembre 2021 à Dubai la conférence « The Great Narrative » (« Grand récit »). L’objectif ? Convaincre chefs entreprises et investisseurs que
la digitalisation de l’économie doit s’accélérer pour préserver les intérêts du capitalisme financier. La version officielle ? La grande réinitialisation est une occasion unique pour le capitalisme de se racheter des abus de la mondialisation sauvage et de son obsession du profit en se convertissant à
une croissance « inclusive et durable ».
Si la démarche prospective de Schwab, qui présente le capitalisme comme un projet philanthropique en s’appuyant sur les thèmes de la pensée dominante, diffère des travaux sociologiques, rétrospectifs de Weber sur la naissance du capitalisme industriel moderne, les deux approches visent à définir ou redéfinir le système de valeurs sur lequel repose le capitalisme. Le cadre conceptuel de Weber permet ainsi de questionner l’idéologie de Schwab à partir d’une analyse axiologique du capitalisme.
Dans L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme, Weber met au jour la logique de rationalisation au cœur des valeurs protestantes, calvinistes en particulier, ayant favorisé le capitalisme industriel moderne. Pour les entreprises, cela se caractérise par la recherche de la maximisation du profit, à travers un accroissement de la productivité et de l’optimisation de l’organisation du travail, tandis qu’au niveau individuel, le protestant considère le travail comme une ascèse lui permettant d’accéder au salut. La principale conséquence sociale de cette éthique est le mépris de la pauvreté, assimilée à de la paresse.
De même que l’entrée dans le capitalisme industriel marque pour Weber la fin de l’approche traditionnelle de l’économie, la grande réinitialisation représente également une rupture. Au-delà d’un nouveau modèle économique, – ceux-ci se sont succédé et continueront à le faire-, Schwab veut opérer un renversement de perspective : substituer à la perception habituelle du capitalisme celle, plus favorable, d’une économie au service du bien commun.
Par une habile rhétorique plaçant le progrès social et sociétal au-dessus de toutes les finalités du capitalisme, Schwab prétend que l’entreprise a pour mission de veiller sur la société tout entière dans des domaines aussi variés que le commerce, l’économie, l’environnement, la lutte contre les inégalités et les discriminations et la technologie. Le capitalisme ne serait-il donc plus un système d’aliénation, mais une organisation qui œuvre pour davantage de sens dans les rapports économiques et sociaux ?
On le croirait presque : dans le cadre de la grande réinitialisation, la valeur du profit est détrônée par celles d’équité, de sobriété et de consommation responsable. L’entreprise tend à bannir la standardisation, les produits industriels de masse. Elle émet des biens et des services de qualité, sans
marges ni coûts cachés, qui encouragent à consommer de manière raisonnée. En interne, l’entreprise effectue un contrôle rapproché de ses actionnaires pour lutter contre la corruption. Schwab propose même de redéfinir le PIB pour prendre en compte des indicateurs qualitatifs dans la mesure du développement d’un pays, et ainsi ne pas se fonder uniquement sur des données financières.
Dans ses relations avec ses employés, l’entreprise ne met plus tant l’accent sur la productivité que sur la compatibilité entre vie de famille et vie professionnelle, la flexibilité, le télétravail, la faible culture hiérarchique.
La responsabilité environnementale de l’entreprise se traduit par des mesures de réduction de son impact carbone et de soutien financier à des associations de lutte contre le réchauffement climatique.
Socialement, l’entreprise promeut l’inclusion de personnes handicapées, de couleur, de tous genres et orientation sexuelle. Elle s’implique dans différents réseaux associatifs d’entraide envers les personnes défavorisées.
Et pour bâtir ce système soi-disant idéal, quoi de plus naturel que de donner la priorité aux techno- sciences ? La société du tout-numérique aurait l’avantage de conjuguer l’aspiration au progrès (innovation, modernisation, simplification), à la transparence (traçabilité des échanges, identité
numérique), à la faible pénibilité au travail (délégation des tâches répétitives à l’intelligence artificielle), au respect de l’environnement (digitalisation des moyens de communication, baisse des déplacements) et à l’individualisme (nomadisme et culture peu hiérarchique issue du modèle de la
start-up).
A première vue, il ne semble rien avoir de commun entre l’ère industrielle analysée par Weber et l’ère numérique érigée en modèle par Schwab. La première est notamment marquée par la culture de l’obéissance, l’enracinement dans une communauté locale, la séparation des lieux de travail et de vie (Weber note que la fin des ouvriers à domicile est le signe d’une organisation rationnelle du travail via une meilleure séparation des tâches à l’usine). La seconde est caractérisée par une absence de hiérarchie, une approche mondiale sans frontières des individus et des échanges, la
possibilité de travailler d’où l’on veut. Pourtant, le tout-numérique, règne par excellence de la machine, ne vise pas autre chose qu’une plus grande rationalisation de la société, et rejoint ainsi les finalités des débuts du capitalisme décrites par Weber.
Le numérique, nouveau « despotisme doux »
Weber montre que la comptabilité rationnelle, en tant que dispositif de mesure, a joué un rôle majeur dans l’avènement du capitalisme industriel. Or, avec la digitalisation, les possibilités de calculer, automatiser et prévoir les opérations sont décuplées au moyen d’algorithmes qui traduisent le monde en données. Le numérique amplifie ainsi la tendance déjà à l’œuvre aux débuts du capitalisme d’organiser le réel pour l’exploiter…et maximiser les gains.
Schwab insiste sur la responsabilité de l’entreprise dans la redistribution des gains à toutes les parties prenantes et sur la valeur de sobriété pour masquer la réalité de la numérisation. Pourtant, la création de valeur consiste à monétiser tout ce qui peut l’être après l’avoir converti en donnée, et à
industrialiser les tâches à faible valeur ajoutée c’est-à-dire à réaliser des économies de main d’œuvre. Vendre ce qui jusque-là n’était pas vendable car non produit l’entreprise à proprement parler, et réduire la masse salariale, voilà ce que le numérique autorise à grande échelle…
Quels sont les enjeux conduisant Schwab à forger un capitalisme « à visage heureux » ? Contrairement à ses débuts où le capitalisme suscitait de vives critiques dans le contexte précis de la lutte des classes, l’ultralibéralisme de 2021 fait face à une hostilité dépassant les clivages sociaux. Schwab cite à titre d’exemple les gilets jaunes et le mouvement Black Live Matters, mais également les manifestations de la jeunesse contre le réchauffement climatique. L’agitation sociale, trouvant sa principale origine dans l’accroissement des inégalités, menace la pérennité du système capitaliste. Le discours de la grande réinitialisation en faveur de l’environnement, de la croissance responsable et de l’inclusion est une condition nécessaire à la réduction du risque de soulèvement social, mais celle-ci ne résout pas la contradiction inhérente à cette nouvelle forme de croissance numérique qui fabrique les inégalités. Le credo du numérique pourrait être l’opposé de celui de Saint François d’Assise : « là où règne la discorde, que je mette plus de discorde, là où il y a des inégalités que je les aggrave ».
C’est pourquoi, Schwab en appelle à une redéfinition du contrat social. Comme dans le capitalisme traditionnel, l’intervention de l’Etat dans l’économie est perçue comme une entrave au profit. Mais l’Etat-Providence est toutefois essentiel pour le maintien du capitalisme car les aides sociales contiennent la tendance à la paupérisation entraînée par la digitalisation de l’économie, et limitent la grogne sociale.
La résilience, auxiliaire du contrôle social
En attendant que l’intelligence artificielle soit assez avancée pour contrôler les faits et gestes de la population, voire ses décisions, l’ambition de Schwab est de mobiliser tous les acteurs, y compris l’Etat, pour préparer les consciences à une économie et une société sous l’emprise du numérique.
L’horizon de la grande réinitialisation, c’est la résilience : rendre les esprits adaptables à toutes les formes de crises et de conjonctures. Pour cela, Schwab déploie un vaste appareil apologétique. La conférence de Dubai de novembre 2021 sur le thème du Great Narrative (Le Grand récit) a pour objet d’éduquer à penser autrement, à grands renforts de story-telling. Les préoccupations contemporaines d’inclusion, d’environnement, d’innovation sont ainsi érigées en valeurs pour accompagner la transition vers une société nouvelle composée de « deux nations », celle qui s’enrichit et celle qui consomme. L’idéal ascétique décrit par Weber devient chez Schwab un idéal de bien-être dans l’oisiveté. La communauté d’élus de l’ère numérique n’est pas à la recherche du salut mais d’une vie sur terre « augmentée » grâce aux
biotechnologies.
Par conséquent, la résilience permet à la « destruction créatrice » de prospérer. La responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise est paradoxalement davantage une ingérence dans tous les domaines de la société qu’une reconnaissance objective de ses errements, car dans un contexte de résilience forcée, il est de la responsabilité de la population de surmonter au mieux les aléas. Le mythe de la résilience offre au capitalisme un moyen d’influence sur les masses de grande échelle, là où chez Weber une somme de croyances religieuses individuelles était nécessaire pour développer l’essor du capitalisme industriel fondé sur la rationalisation des méthodes de travail.
Mais jusqu’où aller pour atteindre la croissance « inclusive et durable » promise par la grande réinitialisation ? Bel horizon que la dictature des algorithmes tempérée par le revenu universel !
Elisa Leclair
Article paru dans Rébellion numéro 93 en Novembre 2020