Entretien avec François Bousquet : L’énigme Patrick Buisson
Patrick Buisson est devenu la bête noire des médias, mais en même temps il a été reçu sur les principaux plateaux de télévision lors de la sortie de son livre, La Cause du peuple. Les journalistes n’ont-ils pas une fascination/répulsion envers lui ?
L’intelligence du diable. Elle fascine, elle brûle. Difficile de s’y soustraire. Même quand on fait profession d’angélisme comme beaucoup trop de journalistes, on ne résiste pas au plaisir de dîner avec le diable, moyennant une longue cuillère et quelques exercices d’exorcisme. Toutes choses égales par ailleurs, c’est le destin des insectes nocturnes de venir ainsi se calciner les ailes à la lumière, fût-elle ténébreuse. Disant cela, je ne veux pas faire de Buisson un phare de la pensée, mais souligner seulement qu’il fait partie des très rares personnes qui ont quelque chose à dire qui n’ait pas déjà été dit dix fois par les meilleurs esprits. Ses détracteurs peuvent tout lui retirer, et ils ne s’en privent pas, sauf cela. C’est un clairvoyant – celui qui voit clair dans le brouillard du monde et de la politique. Quant à son livre, La Cause du peuple, il a produit un effet de sidération. Par la qualité de la langue, la hauteur de vues, la profondeur de champ historique. Pour tout dire, cela faisait longtemps qu’on n’avait pas lu une pareille somme. Accessoirement, La Cause du peuple aura constitué pour Sarkozy un enterrement de première classe. Sa sortie, fin septembre 2016, a sonné la fin de partie pour l’ex-président, alors en passe de refaire son retard sur Juppé dans la course à la primaire. L’élan en a aussitôt été brisé. Cela a naturellement joué dans l’acceuil du livre, surtout à gauche, où toute espèce d’anti-sarkozysme, quelle qu’en soit l’origine, est bonne à prendre. La Cause du peuple a profité de ce malentendu.
Comment une personne aussi bien formée politiquement et intelligente a pu croire avoir une influence sur un électron libre comme Nicolas Sarkozy ?
Il y a des propositions qui ne se déclinent pas : celle d’être institué premier conseiller du Prince, quand bien même le Prince sortait du Muppet Show, en fait partie. Elle ne pouvait laisser indifférent un homme tel que Patrick Buisson, eu égard à son passé, perçu comme un passif insolvable par le complexe politico-médiatique. Bref, le jeu en valait la chandelle. Il institutionnalisait Buisson et légitimait du même coup ses idées. Ce qui lui a fait dire qu’il a restitué un état civil à des idées que l’on croyait bannies du pouvoir. Nonobstant cela et en dépit d’une fascination réciproque, je ne crois pas que Sarkozy et Buisson nourrissaient des illusions l’un sur l’autre. Les deux hommes habitent des planètes trop éloignées. Pas d’affinité élective entre eux, seulement électorale. Un marché tacite les a un temps réunis : Buisson faisait gagner les élections à Sarkozy et Sarkozy faisait avancer les idées de Buisson. Ce qui n’est pas rien.
Sa stratégie d’entrisme au sein des institutions semble avoir été un échec au vu des choix de Nicolas Sarkozy une fois élu ?
Se pose en effet la question de l’efficacité de la ligne Buisson. Elle a abondamment démontré ses vertus mobilisatrices, électoralement parlant. Sans elle, Sarkozy n’aurait pas gagné aussi confortablement en 2007, ni sauvé les apparences en 2012. Entre ces deux dates, le bilan est négatif. Un quinquennat en forme de trou noir. Buisson n’aura pesé qu’à la marge. La Cause du peuple est sur ce point sans appel, d’une tonalité totalement désenchantée. Tireur de ficelles et montreur de marionnettes, confesse-t-il.
Le conseiller n’a pas pesé. En aurait-il été autrement avec quelqu’un d’autre ? À voir. De tous les hommes politiques contemporains, Sarkozy est celui qui est affecté du trouble bipolaire de la personnalité politique le plus aigu. Docteur Président et Mister Candidat, a résumé Zemmour. En campagne, il défend la ligne Buisson. Au pouvoir, sa majesté redevient bling-bling et retourne à ses premières amours : la ligne Terra Nova. En témoigne son tropisme atlantiste, son obsession pour la discrimination positive, sa phobie des profondeurs françaises.
En revanche, il en va tout différemment sur le plan des idées et des symboles. On a assisté aux prémices d’une révolution conservatrice dont on commence seulement à percevoir les effets. Sarkozy en aura été l’instrument, conscient ou inconscient, peu importe ; et Buisson, le ventriloque attitré. Ces années décisives que furent 2005-2007 auront été celles du désenclavement et de la levée des tabous, sur l’identité nationale, sur l’immigration, sur les racines chrétiennes. La parole s’est libérée, comme se lamentent les censeurs, qui n’ignorent pas que tout se joue ici, dans l’ordre du discours. Le vrai pouvoir, en amont du pouvoir politique et qui le conditionne, c’est le pouvoir des symboles, la production de la parole autorisée. Autrement dit, la maîtrise du licite et de l’illicite. C’est cela qui fonde la sacralité du régime : le périmètre de l’interdit. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que la ligne Buisson l’a très largement ébréché.
Comment se définit-il sur l’échiquier idéologique ?
Je crois qu’il ne se reconnaît plus dans aucune dénomination partisane. D’où l’idée de droite hors-les-murs. Il emprunte à trop de traditions pour être enfermé dans une seule. Il est à la croisée des droites antilibérales, du catholicisme social, de la théologie politique de Carl Schmitt, des droites littéraires (pour s’en tenir à une poignée d’influences). Faute de mieux, j’en fais un anar de droite, famille par défaut, mais dans laquelle un Claude Lévi-Strauss se reconnaissait : un « vieil anarchiste de droite… fidèle à Marx », disait-il. Buisson est peut-être le même homme même si sa fidélité va à Gramsci et au combat culturel. On veut à tout prix l’assigner à l’extrême droite, il en a pourtant fait le tour assez rapidement. Par loyauté, il s’en est toujours tenu à l’Algérie française, qui a été au temps de l’adolescence le premier éblouissement et le premier traumatisme. Une sorte de Bildungsroman en chair et en os, un roman ou un récit de formation, à la fois exaltant et amer, le premier des rites de passage politiques. C’est dans ses jeunes années qu’il a repris à son compte la devise des Clermont-Tonnerre : Si omnes, ego non, « Si tous, pas moi » ! Quelle âme bien née ne se reconnaîtrait-elle pas dans une telle maxime ?
La droite buissonnière est-elle au final la droite hors-les-murs ? Ce courant existe-t-il en dehors des cauchemars des journalistes de L’Obs ou de Libé ?
La droite hors-les-murs, c’est une définition pro domo. De fait, elle a pris la clef des champs en droite authentiquement buissonnière qu’elle est. On peut la voir comme un courant informel qui n’existe qu’en raison et qu’au travers de l’audience « lectorale » – pas électorale – des trois personnalités qui l’incarnent le mieux : Zemmour, Villiers et Buisson. Aucun des trois n’ambitionne de solliciter les suffrages des Français. Pour autant, Buisson a cru un temps que cette droite hors-les-murs serait en mesure de faire émerger un candidat. En vain. Cette droite est au cœur de la ligne Buisson, à la jonction de la France conservatrice et de la France populiste. Pour l’heure, elle a trouvé son expression la plus significative dans la Manif pour tous, de Laurent Wauquiez à Marion Maréchal-Le Pen, sans jamais déboucher sur une offre politique concrète.
Là aussi, le verre est à moitié plein ou à moitié vide. Échec politique, succès métapolitique. Il faut attendre les résultats de la présidentielle pour y voir plus clair. En l’état, les deux partis centraux qui dominent la vie politique depuis un demi-siècle risquent d’être absents du second tour. Le PS, comme naguère la SFIO, a été mis au rebut de l’histoire. À droite, c’est l’électorat qui se retrouve hors-les-murs.
Il existe un rapport ambigu entre la droite hors-les-murs et le Front national. Est-elle une alliée possible ou une concurrente pour le parti de Marine Le Pen ?
Philippe de Villiers et Buisson répondraient différemment à cette question. Le premier a tressé les louanges de Marine Le Pen, le second n’affiche publiquement aucune préférence, même s’il ne se prive pas de critiquer vertement la campagne de François Fillon. La ligne Buisson repose sur un triple constat. Primo, le Front national ne peut pas gagner la présidentielle. Secundo, la droite de gouvernement ne peut gagner sans le FN. Tertio, il y a homogénéisation croissante des électorats LR-FN. Voilà les données du problème, du moins tel qu’il se posait en 2007 et 2012. Qu’en sera-t-il en 2017 ? Il y a encore beaucoup trop d’inconnues.
Il y a aujourd’hui une majorité de Français qui plébiscitent les idées du FN en matière de sécurité, de frontière et d’immigration. Parallèlement, il y a une majorité de Français qui ne veulent pas du FN au pouvoir. Dit autrement, les Français veulent bien du message, pas du médium. Ce diagnostic, Buisson le fait très tôt, à la croisée des années 1980-1990. Sans alliance, l’espérance du pouvoir est vaine. Dédiabolisation ou pas, ce constat reste vrai pour Marine Le Pen. Il y a entre la fille et le père plus une différence de degré que de nature.
Une des singularités de Buisson, sûrement l’atout maître dans son jeu, c’est qu’il est à l’interface de disciplines qu’on ne rencontre que très rarement dans un seul et même personnage, du moins à ce niveau d’influence : le journalisme, le monde des sondages, l’histoire des idées, la politique politicienne. Chez lui, politique et métapolitique ne s’opposent pas, mais s’articulent et se conjuguent. Il aspire à ce que ses idées soient portées au pouvoir, ce qui est le but de la politique. « La politique est action et l’action tend à la réussite », disait sans détour Raymond Aron dans sa préface au Prince de Machiavel. Et on voit par là combien Buisson n’est pas d’extrême droite – qu’on me pardonne de recourir à cette catégorisation fantasmatique de l’antifascisme, mais je le fais par commodité didactique. L’« extrême droite » n’est jamais que l’expression d’une névrose d’échec, ou pour le dire en termes politiques et non plus cliniques : elle est expressément impolitique. Le propre de cette famille c’est de s’enfermer dans un maximalisme complaisant, un intransigeantisme flamboyant, une surenchère vaine, une quête hyperbolique de pureté idéologique, un refus hautain des compromissions – s’allier, c’est s’aliéner. Moyennant quoi on reste groupusculaire.
À gauche comme à droite, toute réforme du système est maintenant impossible. Sommes-nous entrer dans l’ère d’une confrontation directe entre le « pays réel » de la France périphérique et le « pays légal » ?
Le problème, c’est que la France périphérique est dans une stratégie d’évitement. Le séparatisme est le nouveau régime territorial, pour reprendre la terminologie de Christophe Guilluy, qui parle désormais de grand marronnage des catégories populaires. Or, se séparer c’est refuser la confrontation, du moins l’ajourner. Ce séparatisme entraîne une « périphérisation » des mouvements sociaux. Voyez les Bonnets rouges, le mouvement est resté confiné. Il est dans la nature de la périphérie d’accroître la dispersion des forces. Les intérêts peuvent être communs, mais géographiquement éclatés. Qu’est-ce qui est susceptible de fédérer cette colère sourde et de lui donner une expression collective ? Difficile à dire. Je crains que le Système ne soit pas allé au bout de son processus de décomposition. Il maintient à flot une partie de la population et permet à une autre de vivre grassement. Il a des ressources, et quand il a épuisé les légales, reste les illégales (voyez l’élection autrichienne). Jusqu’à quand il peut tenir ? Qui s’aventurera à la pronostiquer ?
Au fond des choses, on ne voit pas ce qui pourrait sortir les catégories populaires de leur résignation silencieuse. C’est un désespoir sans voix. Dans le meilleur des cas, on vote FN. Dans le pire, on s’abstient. Mais fondamentalement, on n’attend plus rien. La capacité de résilience des catégories populaires est pour le moins surprenante. Toujours en première ligne, elles ont pris de plein fouet la mondialisation, désindustrialisation, chute du niveau de vie, relégation sociale. Logiquement, on s’attendrait à les trouver parmi les populations qui bénéficient le plus des politiques de redistribution. Il n’en est rien. Elles sont sous-consommatrices de minimas sociaux, ne voient jamais l’argent des politiques de la ville et sont les parents pauvres des dotations de l’État. On pourrait poursuivre la liste. Moralité : les populations les plus précarisées sont les grandes oubliées de la manne publique. Il n’y en a que pour les minorités visibles qui professent souvent pour leur pays d’accueil un mépris insondable que la culture de l’excuse drape d’un misérabilisme exotique au nom d’un devoir de réparation postcoloniale. Une sorte de créance sans fin qui alimente un ressentiment ethnique. Rien de plus stérile que ce ressentiment qui conforte les enfants perdus de l’immigration dans l’idée que ce ne sont que des victimes. C’est d’eux, on peut déjà le craindre, que viendra la sécession.
A Lire :
François Bousquet, La Droite buissonnière, Editions du Rocher, 25 janvier 2017, 392 pages.
Photo P. Péhéle
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