Entretien avec Jean-Marc Vivenza : Du futurisme à la Tradition
Entretien avec Jean-Marc Vivenza, par Le Baron et Diaphane Polaris, Rébellion, n°78, janvier-février 2017
Rébellion/ Nombre de nos lecteurs vous connaissent de par vos œuvres, fortement inspirées par la branche sonore du mouvement Futuriste, ainsi que pour votre implication au sein de la mouvance musicale « bruitiste-industrielle » au début des années 1980. La suite de votre cheminement peut, pour certains, susciter la surprise voire l’interrogation, s’illustrant par un « revirement de pôle » sur le plan des paysages mentaux en basculant paradoxalement, d’une ébullition techniciste avant-gardiste via les supports sonores, à un intérêt pour les ordres hermétiques et la mystique qui en découle. En bref, constateriez-vous la présence de vortex métaphysique entre « Futurisme » et « Tradition » ?
L’aspect techniciste-industriel, qui caractérise la forme de mon intervention sonore-bruitiste de la période allant, globalement, de 1976 à 1994, avec son esthétique spécifique (univers mécanique, industries, usines, forges, sidérurgies, etc.), se fondait sur une revendication de l’héritage théorique du Futurisme, et en particulier sur les thèses de Luigi Russolo (1885-1947), publiées en tant que « Manifeste de l’Art des bruits » (1913), texte dans lequel était proposée une invitation à la mise en œuvre d’une phénoménologie concrète du son qui aurait dorénavant à porter son attention sur les bruits réels de la vie générés par le mode de production techno-industriel.
Cette conception artistique « futuriste-bruitiste », visiblement fascinée par l’aspect « matériel » du monde de la techno-industrie, n’en recélait pas moins un soubassement « traditionnel », bien qu’exprimé de façon paradoxale.
Il convient en effet de se rappeler, que la volonté de dépassement qui spécifie le mouvement futuriste dès sa création en 1909 1, afin d’entrer en contact avec « l’être de la réalité » et que traduisirent les artistes regroupés autour de Marinetti (1876-1944), comme Giacomo Balla (1871-1958) ou Umberto Boccioni (1882-1916), correspond à ce que la tradition gnostique nomme le dévoilement de la « vérité » (aletheia), un dévoilement non conceptuel, direct, dévoilement de l’étant (Entbergung des Seienden) qui, en s’avançant vers l’Absolu « inconnu », caché, ineffable, tente une jonction impossible avec la « force » dynamique « naturaliter ignotus », ne pouvant être l’objet d’aucune représentation, dont la connaissance n’est ainsi envisageable que dans une furie « iconoclaste ».
Sur ce point, les études qui ont été faites sur le mouvement Futuriste, démontrent son caractère profondément ésotérique : « Il est évident désormais, affirme ainsi Massimo Cacciari, que la modernolâtrie (du futurisme) ne repose pas sur un fétichisme de la machine, et que la religion de la vitesse ne peut être qualifiée de progressisme positiviste […]. La poétique et la vision futuriste du monde plongent leurs racines dans une forme gnostique de religiosité. Le futurisme, bien avant les autres mouvements artistiques contemporains, et d’une façon plus radicale, révèle ou entend révéler une dimension « ésotérique » à tendance résolument gnostique […]. L’axe de l’inspiration futuriste est gnose : une forme de gnose parfaitement interprétable dans un milieu traditionnel. Et loin de présenter un refus systématique de toute forme de tradition, le futurisme constitue l’un des courants les plus révélateurs du grand mouvement souterrain de la tradition gnostique occidentale 2.»
Il est donc relativement évident que le processus créateur du Futurisme obéissait à une perspective métaphysique précise, dont les formes de l’abstraction géométrique, de l’art mécanique, de l’aéropeinture ou de l’art des bruits, représentèrent l’accomplissement concret : « Le gnosticisme a toujours considéré le ciel étoilé comme une armée d’oppresseurs, comme les barreaux de la prison où l’âme est enfermée. Pour dépasser ces limites, l’âme doit apprendre à voler, elle doit avoir des ailes (c’est le « Nous voulons des ailes ! » de Marinetti), elle doit devenir un ange. Le thème de l’envol, loin des contraintes spatio-temporelles du monde visible, est primordial dans l’imagination gnostique. Il est parfaitement représenté par le symbole futuriste de l’aéroplane et par la conquête des étoiles de Marinetti. L’aéropoésie de Marinetti ne glorifie pas la vitesse pour elle-même, mais en ce qu’elle permet aux « autres » de dépasser les limites du firmament, du coelum stellatum où habitent des archontes démoniaques et des entités inférieures3. »
Tel est le sens de l’art futuriste, faisant que le vortex métaphysique entre « Futurisme » et « Tradition » apparaît en conséquence plus qu’évident4. Langage de dissolution, de rupture radicale, de « désolidarisation », mais aussi d’appréhension directe des éléments de la matière en leur puissance tellurique brutale, la perspective est clairement celle d’un dépassement des contraintes immédiates dans lesquelles sont réduites les formes existentielles, en ayant en vue l’authentique transfiguration libératrice.
On comprend donc beaucoup mieux, en intégrant cette analyse et ces notions – bien que l’on puisse encore développer longuement sur les différents aspects spirituels du Futurisme en évoquant, en particulier, la tendance florentine du mouvement représentée par Giovanni Papini (1881-1956), penseur fasciné par les doctrines mystiques d’Orient et d’Occident avec lequel Julius Evola (1898-1974) entra en contact dans ses premières années 5 -, pourquoi Russolo évolua, à partir de 1933, vers un intérêt croissant à l’égard de l’ésotérisme, se liant avec le théosophe et magnétiseur Guido Torre (1891-1967) 6, s’éloignant de Paris en abandonnant son activité artistique pour vivre à Tarragone, en Espagne, auprès de celui qui lui permettait d’approfondir ses connaissances dans les domaines de l’occulte ; un Luigi Russolo, qui écrivait dans son journal, à la date du 17 février 1936 : « En face de l’art, la prédominance de la matière est abolie, nous essayons de nous rapprocher de notre essence véritable et ultime, l’esprit », et qui poursuivra sa recherche spirituelle jusqu’à la fin de sa vie, rédigeant deux ouvrages témoignant de ses préoccupation métapsychiques : « Al di là della materia » (Au-delà de la matière), publié en 1938, et « Dialoghi tra l’io e l’Anima » (Dialogues entre moi et l’âme) traité philosophique inédit.
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On le voit, le fil de continuité entre Futurisme et ésotérisme n’est pas nouveau, et qu’il y ait eu, pour ce qui me concerne, un investissement plus prononcé dans l’étude des thématiques métaphysiques à partir du début des années 1990, n’a rien de très surprenant, mais participe d’une continuité quasi logique d’avec les préoccupations artistiques antérieures qui étaient guidées par une dimension ontologique constante, comme on peut d’ailleurs aisément s’en apercevoir à la lecture des textes édités accompagnant les compositions bruitistes qui ont été produites pendant plusieurs années 7.
Je précise, à cet égard, ce qui permet de mieux comprendre comment se fit cette évolution vers les questions métaphysiques et ésotériques, qu’à l’époque du travail artistique, animant le courant Futuriste en France – en lien avec le mouvement italien éditant la revue « Futurismo-Oggi », dont le directeur était Enzo Benedetto (1905-1993), celui là-même qui fut à l’initiative du « Manifeste du second futurisme » à Rome après-guerre réunissant tous les anciens membres du mouvement : Giovanni Acquaviva (1900-1971), Giacomo Balla (1871-1958), Primo Conti (1900-1988), Tullio Crali (1910-2000), Fortunato Depero (1892-1960), Gerardo Dottori (1884-1977), etc. -, par le biais de deux structures, tout d’abord « l’Œuvre-Bruitiste » (1983-1989), puis le « Futurisme Européen Révolutionnaire » (F.E.R.), (1989-1993), qui éditèrent des bulletins dont la diffusion fut assez large 8, j’ai considéré qu’il était nécessaire d’envisager en 1986 – jusqu’à ce que l’écroulement du monde bipolaire lors de la chute du mur de Berlin en 1989 signifie la fin du bloc soviétique -, une participation, dans le cadre de la réalisation du programme futuriste dit de « l’Art – Vie – Action », qui est passée par l’implication, au titre du Futurisme, à l’intérieur d’une organisation défendant l’unité continentale tout en refusant la domination des « trusts », comme celle des « soviets », en jugeant possible l’établissement d’une « troisième voie » novatrice, sociale, économique et culturelle pour l’Europe 9.
Cependant, très vite, la nouvelle période qui s’ouvrait à compter de 1989, nous plaçant dans le cadre d’un monde unipolaire profondément métamorphosé en de nombreux domaines (techno-industrie, science, sociologie, etc.), ce à quoi s’imposait de plus, par l’intermédiaire d’un approfondissement des thématiques métaphysiques du futurisme florentin influencé aussi bien par la mystique rhénane que la pensée de l’Orient, une approche de plus en plus intensément « ontologique », qui aboutira à un retrait conscient et volontaire, théorisé et organisé, vis-à-vis de toute forme d’activisme idéologique à l’égard d’un monde voué au nihilisme et dont il importait de se distancier, et à la création, en 1993, avec mon ami le penseur italien Omar Vecchio (1961-2000) 10, du « Pôle philosophique Hélios » 11 12.
C’est d’ailleurs au sein de ce Pôle philosophique Hélios que seront pensés ensuite, les grands problèmes de nature transcendante, en s’appuyant, notamment, sur une lecture approfondie de Martin Heidegger (1889-1976), qui conduiront à la mise en lumière des auteurs traditionnels, en particulier René Guénon (1886-1951) et Julius Evola.
Rébellion/ Lorsque l’on porte un regard global, tant sur vos travaux que vos recherches, sur des plans aussi divers que variés que sont les arts (futurisme-bruitiste), la philosophie via le pôle « Hélios » ou encore les voies initiatiques, on en vient donc à constater que, quelles que soient les diverses formes empruntées, un dénominateur commun les relie. Une démarche qui tendrait à provoquer via une confrontation au « nihil », une manifestation méta-ontologique de l’être, permettant ainsi un retour au principe suressentiel. La source semble identique, seul le support de fixation semble changer. Qu’en dites-vous?
Je confirme absolument votre analyse. Une seule chose, un seul sujet participe en effet de toute ma recherche – depuis les expériences sonores radicales du courant bruitiste-futuriste en passant par le Pôle philosophique Hélios 13 fondé après une prise de distance d’avec l’activisme idéologique, jusqu’aux études portant sur les domaines traditionnels et ésotériques -, la question de l’ontologie, c’est-à-dire celle qui porte sur l’Être en son essence, et en ce qui me concerne une ontologie qui ne peut être, en raison de la situation de notre présence au monde, et de la nature foncièrement dialectique et contradictoire de ce dernier, qu’une « ontologie négative ».
Tout ceci participe d’une volonté d’appréhender ce qu’il en est de l’essence intrinsèque et fondamentale de la réalité en elle-même, et, par-delà cette réalité, ce que sont, et d’où proviennent, les mécanismes qui se situent à la source originelle de tout ce qui subsiste dans l’être, et, à cet égard, je me situe entièrement dans la continuité de Hegel (1770-1831) qui déclarait : « Le véritable et unique maître c’est le réel » 14. Il s’agit donc d’une entreprise de dévoilement, d’une mise en lumière des forces secrètes et invisibles qui animent et dirigent l’ordre apparent des choses visibles, ce en quoi, cette entreprise s’inscrit, à la fois dans le discours artistique intransigeant, la démarche philosophico-métaphysique portée à son point ultime d’intensité, et la voie initiatique authentique, bien que les « supports » qui contribuent à ce que puisse s’opérer ce dévoilement, et en « fixent » rigoureusement les modalités d’accomplissement en ces différentes formes, soient en effet spécifiques et adaptés selon les périodes.
Il convient pour cela de comprendre que la confrontation au « nihil », n’est pas simplement un temps, un moment du cheminement qu’il nous incombe d’effectuer du point de vue existentiel, mais que cette confrontation est une voie de négation totale qui – non point faite de par son exigence, il est vrai, pour tous les esprits -, par la contemplation du néant d’où procède et en quoi existe toute réalité, est permanente, constante, car pour passer au travers de l’obscur, il faut traverser la sombre nuée du vide originaire, et ceci depuis toujours et pour toujours.
En ce sens, le futur – de toute éternité et pour toute éternité -, est une origine, une source, un commencement insaisissable et une vocation destinale. Le futur est ainsi le produit d’un commencement qui est lui-même devenir, une racine qui est un germe, car le logos du commencement est dialectique et ne se délivre que dans la négation.
Cependant, pour éviter les erreurs sur cette « traversée » de l’obscur, il importe de savoir que l’existence est soumise à la limite radicalement, foncièrement, et qu’il n’y donc, en conséquence, rien à posséder ultimement du mystère existentiel, rien à conquérir de façon positive de cette origine en devenir d’elle-même, et qu’il n’y a non plus rien à dépasser, car l’Être n’est jamais atteint ; il séjourne dans son retrait, il demeure inaccessible dans son éloignement. Ainsi, sans accès possible, l’Être est présent dans son absence et absent en tant que présent.
Lorsque Martin Heidegger écrit que « l’essence du Dasein consiste en son existence » 15, il faut donc oublier ce que l’on croit être établie comme définition de l’existence, c’est-à-dire l’acte premier qui situe un être hors du néant, hors de ses causes, et plutôt regarder la possibilité qui caractérise l’homme d’expérimenter une ouverture où il doit se soumettre dans le dépouillement de toute chose, « dans l’ouverture duquel l’être lui-même se dénonce et se cèle, s’accorde et se dérobe » 16. Cette ouverture est celle où règne le silence nocturne des vérités impensables, inexprimables, là où la pensée retourne en son silence originel ; l’existence dans la plénitude de son inexistence. Moment non manifesté, non-né, non-advenu. Temps inexistant pour un lieu sans localisation. Pour une parole vide de son silence, un dire vide du vide lui-même. Un inconnu à jamais indicible et obscur, une « ténèbre » insondable et invisible. L’intense abîme du néant en son « Rien ».
En cet informulable où prend source toute pensée de la non-pensée, où s’origine le contact ontologique fondamental, où s’enracine les premières lumières de la pensée matinale du logos philosophique, la patrie nécessairement oubliée de l’Être, la révélation de l’inexistence en son « Rien », n’est qu’un moyen de sombrer plus avant dans l’absence de l’Être. L’intolérable existentiel ne peut de ce fait se comprendre, mais il est certain qu’une seule chance par lui nous reste offerte : celle d’accepter le non-sens. L’existant, le sujet, se retournant sur lui-même doit donc impérativement affronter dans « l’angoisse », la nuit vide, l’absence cruelle, son expulsion hors de lui-même vers le néant. C’est pourquoi le sujet n’est rien d’autre que cette « ouverture au néant », à l’innommable altérité face à laquelle il affronte, tout en rencontrant sa tragique limite ; limite tragique au sein de laquelle il atteint tout en l’ignorant son invisible souveraineté.
Il n’est donc d’autre mission véritable pour l’être, et en cela tient la vérité méta-ontologique, il n’est d’autre fin authentique pour lui, qu’une souveraine perte définitive qui le condamne au silence du non-savoir et aux ténèbres de la nuit, qui ouvre, au terme d’un cheminement dans le désert, en quoi consistent et que représentent les différentes formes de la traversée, sur les cimes de « l’Aurore naissante ».
Rébellion/ Votre dernier ouvrage « Le mystère de l’église intérieure », arpente les vertigineux territoires de l’ontologie négative à travers les écrits de Louis-Claude de Saint-Martin et du courant illuministe. Dévoilant ainsi des passerelles qui nous conduisent, secrètement, de saint Augustin à Heidegger … Cette voie dite apophatique, fut notamment abordée par d’illustres figures du mysticisme chrétien tels que Denys l’Aréopagite, Meister Eckhart, Jakob Boehme, Jean de la Croix et bien d’autres. Nous connaissons également vos précédentes études sur les penseurs asiatiques, notamment Nâgârjuna qui traitait de cette dialectique divine entre l’être et le néant. Un parallèle s’opère donc inévitablement entre ces différentes traditions. Justement, selon vous qu’est ce qui fait la spécificité et qui singularise cette voie mystique occidentale (mystique rhénane, saint-martinisme, illuminisme, siècle d’or espagnol) qui évolua souvent en marge des institutions cléricales, de façon quasi-hérésiarque ?
La spécificité, ou singularité de cette « voie occidentale » dont traite « Le mystère de l’église intérieure » 17– « voie » qui presque toujours a été combattue par l’institution ecclésiale -, c’est son approche par la « négation » de la vérité ontologique. Ainsi de saint Augustin (354-430) et les Soliloques (Soliloquia) qui lui furent attribués – ouvrage dans lequel se trouvent des propositions sur le néant et le rien (nihil), d’une radicalité qui amplifiait jusqu’à l’extrême les notions de corruption et de néantisation, en établissant une opposition absolue entre l’Être et le non-être en parlant de « substances irréductiblement antagonistes » 18 -, en passant par Denys l’Aréopagite (n.d.), Maître Eckhart (1260-1328), saint Jean de la Croix (1542-1591), Jacob Boehme (1575-1624), et bien d’autres encore dont Jean de Ruysbroek (1293-1381) Jean Tauler (v.1300-1361) ou encore Henri Suso (1295-1366), nous nous trouvons en présence d’une démarche qui, préférant la distance d’avec les lois du monde et ses structures religieuses visibles, ainsi que l’éloignement de la croyance que se forgent les foules de la transcendance, tente de s’avancer vers les mystères cachés en privilégiant un approfondissement intérieur selon une ascèse décrite, en particulier dans la mystique espagnole, comme étant une « nuit de l’esprit », ou « nuit obscure de l’âme », temps d’apparente désolation spirituelle dans l’expérience, mais qui se révèle être une transformation entière et souveraine de la créature.
Le propre de la tradition occidentale qui ne se distingue pourtant en rien sur la finalité du cheminement spirituel d’avec les voies orientales – mais qui, évidemment, s’exprime en climat chrétien, et donc emprunte son vocabulaire théorique au patrimoine littéraire de la religion – qu’on le déplore ou que l’on s’en félicite -, qui s’imposa en Europe sous l’Empire romain 19, bien que cela soit de peu d’importance finalement au niveau ultime – participe de la perspective métaphysique qui dépasse, et de très loin, les formes et les cadres étroits avec lesquels sont médiatisés les rapports avec l’Invisible, puisque son but est d’entrer, par et dans le « non-être », en une négativité paradoxale qui nous révèle que la nuit est en réalité lumière à l’égard du monde, et qu’en elle s’effectue la génération transcendante, en un mode silencieux d’anéantissement, où la dimension, impensable, de « l’au-delà de l’Êtreet du non-être », aboutit au « Rien suressentiel » qui est l’unique et véritable « vie éternelle » 20.
C’est de cette « vie éternelle » dont Maître Eckhart nous parle en la désignant comme la « Déité » située au-delà de Dieu même 21, le « Néant » appréhendé en tant que négation de la négation, expression de l’universel dépassement de la contingence, s’appliquant au mode dépourvu de mode qui spécifie le divin 22, en lequel il ne subsiste plus ni temps ni lieu, ni sujet ni objet, ni nom, ni identité, où seule l’âme, « qui ne cherche pas, qui demeure dans son être, saisi dans la lumière qui ne brille pas 23», séjournant au sein du vide originel, non-différent du Néant et anéanti en lui, pur rien qui est « vraie lumière » dans la nuit du non-savoir, abandonnée totalement entre les mains de la divine inconnaissance et unie essentiellement à l’éternité indicible : « Tu dois l’aimer en tant qu’il est un non-Dieu, un non-Intellect, une non-Personne, une Non-Image. Plus encore en tant qu’il est un ‘‘Un’’ pur, clair, limpide, séparé de toute dualité. Et dans cet Un nous devons éternellement nous abîmer : du quelque chose (iht) au néant (niht) 24.»
Ainsi l’Absolu ne peut donc être caractérisé que par le « Rien », un Rien infini car n’étant limité par rien et ne laissant rien en dehors de lui. Ainsi, ce qui est fort original, et souvent l’occasion ne multiples confusions, la particularité de l’idée d’Absolu impose qu’elle ne puisse être exprimée que par des termes de formes négatives, et ceci dans la mesure où le langage, ainsi que toutes les affirmations positives, est forcément impuissant et inexact. L’Absolu étant insaisissable, indéfinissable, hors de portée des formulations et concepts, seul l’usage de la négation, exercée sur la détermination et la limitation qui nous enserrent de toutes parts, peut rendre perceptible, toute proportion gardée bien évidemment, la dimension authentique de « l’Absolu ». La première de nos affirmations fondamentales, qu’il convient donc de toujours nous remémorer, est qu’il est parfaitement illusoire de croire que l’on obtiendra une image adéquate de l’infinité dans l’ordre de la manifestation. Dans notre état humain limité, marqué par l’illusion et l’inversion des vérités, il ne nous est pas possible de nous former intérieurement une image adéquate de la Réalité absolue.
La possibilité d’une ouverture immédiate, dès ici-bas, en direction de « l’Essence Incréée », ouverture participative et transformatrice en mode d’anéantissement, doit donc intervenir dans le cadre d’une « voie » initiatique, apte à délivrer l’esprit des pièges dans lesquels il se trouve enfermé, expliquant pourquoi ont été constituées, au cours des siècles, différentes structures, à la marge ou en rupture de l’Église, dont la vocation fut, tout à la fois, de préserver certains enseignements doctrinaux, et d’en permettre la mise en pratique concrète, au sein d’itinéraires (symboliques, métaphysiques, religieux, communautaires ou solitaires, monastiques ou individuels, de nature mystique et illuministe), conduisant à la contemplation des vérités essentielles.
Ces structures, plus ou moins organisées, des béguinages aux « Frères du libre Esprit » dont on sait l’influence sur la mystique rhénane, en passant par les mouvements d’importance, d’expansion et d’influence inégales, comme les cathares, bogomiles, vaudois, pauliciens, l’assemblée des chrétiens apostoliques, les iconoclastes, les anabaptistes, puritains, quakers, les fidèles de l’église de la nouvelle Jérusalem, alumbrados espagnols, guérinets français, etc., mais aussi, avant eux, ou parallèlement à eux, les templiers, franciscains, capucins, carmes, malgré bien des différences et parfois de nettes oppositions théologiques, sans oublier les Frères de la Rose-Croix et les kabbalistes chrétiens, serviront de véhicule à la pensée de l’Absolu passant par « l’anéantissement actif » ou spiritualité de l’abstraction, aboutissant à la constitution des courants, comme le piétisme, le quiétisme 25, ou encore le jansénisme, qui vont déboucher, au XVIIIème siècle, sur l’illuminisme, dont les principaux représentants, furent Valentin Weigel (1533-1588), Emanuel Swedenborg (1688-1772), Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782), Martinès de Pasqually (+1774), Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), Mathias Claudius (1740-1815), Jung-Stilling (1740-1817), Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), Friedrich Heinrich Jacobi (1743-1819), Diethelm Lavater (1743-1826), Frédéric-Rodolphe Saltzmann (1749-1821), Johann Friedrich Kleuker (1749-1821), Karl von Eckartshausen (1752-1803), Franz von Baader (1765-1841) et Justinus Kerner (1786-1862).
L’idée de ces théosophes, issus du courant illuministe, relève d’une intuition principale : l’origine des choses, le principe en son essence, n’est pas une réalité positive mais négative, de ce fait l’enseignement ésotérique considère qu’une « tradition » a été conservée, et qu’il est possible de la retrouver soit par l’effet d’une « illumination intérieure », soit grâce à des transmissions cérémonielles et rituelles.
Par ailleurs, leur conviction commune, était que le christianisme fut avant tout, et demeure, une authentique initiation. Ce discours se répandit auprès de nombreux esprits, et beaucoup adhérèrent à cette conception qui devint une sorte de vision commune pour tous ceux qui aspiraient à une compréhension plus intérieure, plus sensible et subtile, de vérités que l’Eglise imposait par autorité, voire qu’elle avait tout simplement oubliées 26. C’est ce que soutiendra positivement Jean-Baptiste Willermoz, en des termes extrêmement clairs : « Malheureux sont ceux qui ignorent que les connaissances parfaites nous furent apportées par la Loi spirituelle du christianisme, qui fut une initiation aussi mystérieuse que celle qui l’avait précédée : c’est dans celle-là que se trouve la Science universelle. Cette Loi dévoila de nouveaux mystères dans l’homme et dans la nature, elle devint le complément de la science 27.»
La voie initiatique occidentale issue de l’illuminisme mystique, participe donc d’une tradition, se revendiquant de la « Discipline de l’Arcane » 28, où sont perceptibles les fondements d’une métaphysique relativement originale – qui n’a rien à envier aux affirmations les plus avancées des penseurs indiens de la vacuité ontologique ou du non-dualisme radical, tels Nâgârjuna (IIIème s.) et Shankara (VIIIème s.) -, et dont la mise en œuvre demeure l’unique possibilité d’accéder en Europe à la connaissance de ce « Néant éternel » qui s’éprouve originellement dans un « désir », une faim de quelque chose, une aspiration à un autre que lui-même que manifeste sa volonté, son «Fiat », désir qui constitue un mouvement intensément dialectique, une action au sein de l’immobilité infinie, faisant passer la Divinité du déterminé à l’indéterminé, produisant en elle de l’obscurité et de l’ombre et qui, pourtant, ne sont point totalement ténébreuses et obscures car ce désir, cette soif, sont emplies d’une lumière quoique « en négatif », et bien que demeurant, pour l’entendement immédiat et la vision superficielle qui en restent à une vision première, une pure et totale nuit ontologique relevant du « Soleil noir » de l’esprit 29.
Ce à quoi nous invite les pages du « Mystère de l’Église intérieure », c’est donc bien d’arpenter les vertigineux territoires de l’ontologie négative, en se fondant sur les écrits de Louis-Claude de Saint-Martin, éminent représentant du courant illuministe, de sorte que face à la radicale transcendance du Principe, l’esprit soit saisi par un immense vertige, un trouble réel vis-à-vis de cet inconnu inaccessible, une soudaine incapacité de pouvoir franchir les limites de ses possibilités conceptuelles, incapacité ressentie comme une concrète perception de la nature sans nature-propre de l’Abîme du Non-être.
Cette perte bienheureuse de l’illusoire maîtrise du savoir sur l’Absolu nous conduit par la voie étroite de la nuit et du silence, et nous achemine, lentement, vers les lointains rivages, par les sentiers escarpés de la haute montagne, par le profond désert, en nous éloignant des domaines humains limités où doivent être abandonnés, à jamais, les pauvres outils du chercheur aveugle.
Dans la nuit où nous avons été plongés, il importe ainsi que nous fassions surgir, en nous, au cœur de nos ténèbres, la « Lumière incréée » par le pouvoir transformant de l’œuvre négatrice, et alors pourra se dévoilé, secrètement et invisiblement, le « Grand Mystère », le Mysterium Magnum, nous portant au seuil du Suressentiel, là où se fait sentir le souffle de sa Sagesse qui nous accorde d’évoquer « au milieu des ruines », non sans une tremblante réserve et rigoureuse prudence, le « Néant éternel », l’Esprit non-manifesté.
Rébellion / Sous une certaine perspective on peut envisager, que, de tous temps, l’homme différencié se retrouve « au milieu des ruines », que la traversée de « cette nuit de l’esprit » est une étape fondamentale du cheminement. Pensez vous, en ayant étudié de façon approfondie certains penseurs de l’école pérénnialiste et de la voie martiniste, que tout est désormais vicié « structures initiatiques comprises » et que seul l’exil intérieur est envisageable ou, a contrario, que la transmission dans une optique Pythagoricienne, favorisant l’éveil malgré les affres de l’espace-temps reste similaire, mais que seuls le décorum et l’intensité en affliction varient selon les âges.
La réponse se situe au croisement des deux assertions, car la situation est à la fois celle d’une dégénérescence objective de la grande majorité des structures initiatiques, qui n’ont d’ailleurs plus « d’initiatiques » que le nom, et en même temps, la perpétuation, malgré tout, en quelques rares endroits très limités, de la possibilité d’une transmission spirituelle effective.
Il semble inutile, après les études de René Guénon sur le sujet, de revenir sur la perte de leurs qualifications des institutions qui avaient pourtant la mission de préserver les éléments de la « Tradition » en Occident, en particulier lors du passage, entre les XVIème et XVIIIème siècles, des formes opératives en structures spéculatives 30, une tendance qui s’est considérablement accrue depuis, et qui a de fortes chances de s’amplifier plus encore avec le temps jusqu’à atteindre, par une constante entreprise d’extériorisation, un état « profanisation », ou de ce que Guénon nommait « vulgarisation » par pénétration de l’esprit moderne 31, état qui a déjà d’ailleurs touché de façon irréversible nombre des principales organisations, en raison d’une inexorable avancée vers la « dissolution ».
Ce à quoi se rajoute, de par ce lent travail de « dissolution » dont le temps est le principal responsable, une progressive dépossession et concrète disparition des qualifications initiatiques dans beaucoup de structures, où « l’influence spirituelle » a été, soit fortement dégradée, soit parfois, et le plus souvent, négligée, oubliée, voire, carrément combattue ou perdue, aboutissant à une quasi rupture, par dégénérescence, de la chaîne de succession ininterrompue, nous mettant, dès lors, en présence « d’associations » profanes, positivement « parodiques » du point de vue spirituel, qui maintiennent, par habitude, des règles de discrétion, tout en étant animées par des principes qui n’ont plus rien de traditionnels, allant même, paradoxalement, jusqu’à afficher de nettes préventions, pour ne pas dire une hostilité, pour tout ce qui touche ou relève de la « Tradition ».
Ainsi s’explique pourquoi beaucoup de « sociétés discrètes », qui purent relever de la catégorie « secrète initiatique » il y a encore peu, n’ont plus grand-chose à voir aujourd’hui avec ce qu’est « l’initiation », ou de façon très vague, nous imposant d’établir cette distinction entre des formes structurelles qui s’isolent et se réunissent pour réfléchir à des projets sociétaux, des buts humanitaires et philanthropiques, en accordant un intérêt plus ou moins prononcé pour l’Histoire et le symbolisme, des authentiques « organisations initiatiques », qui appartiennent « à un ordre tout différent ».
Reste donc, malgré cette situation « au milieu des ruines » imposant en notre période de civilisation matérialiste moderne désacralisée, une traversée de la « nuit de l’esprit », qui peut être un réel « apprentissage » du désert vécu en tant qu’étape importante sur le chemin conduisant à la réalisation, nécessitant de se mettre à distance des « institutions parodiques », l’obligation d’engager une démarche comparable à celle qui, toutes périodes confondues, a contraint l’être à se vider, ou désapproprier de lui-même dans un dépouillement purificateur. Et, à cet égard, la situation d’aujourd’hui n’est point différente de ce qui toujours domina comme exigence, faisant que dès l’origine, tout était déjà finalement vicié pour les âmes en quête d’Absolu, structures initiatiques comprises bien qu’infiniment moins dégradées que celles de notre temps, et que l’exil intérieur se devait d’être un moment essentiel de la recherche, un passage incontournable afin de parvenir à la « metanoia », c’est-à-dire la transformation entière et radicale de l’être, ce qui définit, en propre et à toutes les époques, une démarche initiatique effective, en Orient comme en Occident.
C’est pourquoi Guénon a tant insisté sur le fait qu’il ne s’agit pas dans cette « œuvre initiatique » s’il en est, non d’une « extase », mais d’une transformation interne de l’être, en vertu de ce principe fondamental : « toute réalisation initiatique est essentiellement et purement ‘‘intérieure’’ 32. »
Mircea Eliade (1907-1986) écrit donc, à juste titre : « On a souvent affirmé, qu’une des caractéristiques du monde moderne est la disparition de l’initiation 33 », montrant que la question de l’initiation, n’a ainsi rien à voir avec les conditions de la période à laquelle elle se pose, car en réalité « les vrais secrets n’ont jamais été divulgués » 34, puisqu’ils relèvent du « mystère » indicible et informulable, mystère initiatique qui se situe au-delà de l’Être et du Non-être, là où le langage est impuissant, domaine par définition du suressentiel.
L’accès à ce mystère, qui est celui par excellence de « l’Église intérieure » selon la tradition de l’illuminisme mystique, relève donc d’une « voie » exigeante et rigoureuse, d’une ascèse et d’une discipline de l’esprit, dont les critères et les modalités restent inchangés depuis la nuit des siècles, et que préservent et transmettent quelques rares sociétés secrètesde nature ésotériques et initiatiques, observant une mise en retrait à l’égard d’un monde vis-à-vis duquel elles se tiennent volontairement à distance.
Rébellion / Un de vos derniers ouvrages intitulé «Joseph de Maistre, prophète du christianisme transcendant» 35, se propose, par une habile sélection de textes directement issus de la plume du comte savoisien, de mettre en lumière le dépôt doctrinal qu’il reçut au sein de son passage dans diverses loges initiatiques. Une figure plus connue pour son engagement contre révolutionnaire et antirépublicain mais qui eut, en parallèle, une influence décisive sur René Guénon, notamment sur son concept de « Tradition primordiale ». Pourriez-vous nous éclairer davantage sur ce coté trop méconnu de Joseph de Maistre ?
Joseph de Maistre (1753-1821), est un penseur sans doute beaucoup plus célèbre, en effet, pour ses positions contre-révolutionnaires et son catholicisme ultramontain 36, que pour ses idées « illuministes », alors même que tout chez lui, dans ce qui constitue l’essentiel de ses thèses, fut nourri et imprégné des théories qu’il trouva au sein des loges rattachées au système initiatique édifié par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) lors du Convent des Gaules qui se tint à Lyon en 1778, dénommé « Régime Écossais Rectifié » 37.
J’avais déjà démontré ce lien étroit entre thèses illuministes et pensée maistrienne, dans la biographie consacrée à Maistre, publiée en 2003 38, dans laquelle était mise en lumière l’influence déterminante qu’exercèrent sur lui les conceptions dont il fit la découverte dans son approfondissement de la doctrine ésotérique qui caractérise et spécifie le Régime Écossais Rectifié.
Dans une note de Joseph de Maistre, datée de 1816, soit, chez lui, à une période où la réflexion avait largement eu le temps de faire son œuvre, il déclare qu’après avoir jadis consacré « beaucoup de temps à connaître ses messieurs [les illuminés de Lyon]», fréquentant leurs assemblées, entretenant une correspondance avec les principaux d’entre eux, il n’en était pas moins « demeuré attaché à l’Église catholique, apostolique et romaine ; affirmant cependant sans détour : non cependant sans avoir acquis une foule d’idées dont j’ai fait mon profit. » 39
Quelle est donc cette foule d’idées ? Il n’est besoin pour y répondre qu’à se pencher sur la pensée maistrienne telle qu’exprimée dans les principaux textes du comte chambérien, et d’opérer une correspondance thématique avec les bases doctrinales du Régime Écossais Rectifié, et surtout les thèses spécifiques de Martinès de Pasqually exposées dans son célèbre « Traité sur la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine », pour constater leur extrême identité de nature.
Ainsi, toutes les conceptions de Joseph Maistre portant sur les desseins de la divine Providence au cœur de l’histoire, la condition de l’homme, sa chute et sa possible « réconciliation » avec Dieu, sa vigilante attention appliquée aux lois de l’analogie mettant en lumière la correspondance entre ce qui est en haut et ce qui est en bas, le monde regardé comme l’expression, selon la phrase de saint Paul, reprise par Maistre dans le « Xe Entretien » des Soirées de Saint-Pétersbourg, d’un « ensemble de choses invisibles manifestées visiblement », ont leurs sources, leur racines dans les thèses de fondamentales de l’illuminisme. C’est-à-dire, sur le plan concret, une « interprétation allégorique des Écritures dans le sillage de Martinès de Pasqually, si négligée en son temps par l’Église ; son intérêt pour la métaphysique des nombres par lesquels l’intelligence suprême se prouve à la nôtre ; son apologie de l’intuition divinatrice, participation immédiate à la pensée de Dieu en qui repose la vérité ; son exaltation de la prophétie toujours présente parmi les hommes et qui lui laisse pressentir un prochain et splendide épanouissement du christianisme... 40»
L’ensemble de l’œuvre maistrienne s’éclaire donc d’un jour nouveau lorsque l’on effectue ce rapprochement avec la doctrine de l’illuminisme, et l’on est frappé par l’étroite intimité des points de vue, des analyses et des certitudes, car toute la perspective métaphysique du courant illuministe, état de rupture de l’homme déchu en quête de l’Unité perdue, se trouve traduite, avec un rare talent, il est vrai, et un style magnifique sous la plume de Maistre au fil de ses écrits, développant une approche du « christianisme transcendant » fort originale qu’il résume ainsi : « Ce christianisme réel, désigné chez les Allemands par le nom de christianisme transcendant, est une véritable initiation ; il fut connu des chrétiens primitifs, et il est accessible encore aux adeptes de bonne volonté. Ce christianisme révélait et peut révéler encore de grandes merveilles, et il peut non-seulement nous dévoiler les secrets de la nature, mais nous mettre même en communication avec les esprits 41. »
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De la sorte, lorsque René Guénon se pencha sur les écrits de Maistre, il admit les sources issues de la doctrine de l’illuminisme, travail de mise en lumière qu’avait remarquablement effectué Émile Dermenghem (1892-1971) dès 1923 42, et décela immédiatement les éléments de convergence avec ses propres intuitions, et notamment avec un point central, celui portant sur la notion de « Tradition primordiale », que Maistre cependant désigne plutôt comme « Tradition primitive » dont les restes subsistent chez tous les peuples, et dont conservaient la mémoire les « anciens Mystères », ce qui conduit Guénon à émettre certaines réserves : « Joseph de Maistre objecte qu’il est impossible de savoir exactement ce qu’étaient ces anciens Mystères et ce qui y était enseigné, et il semble ne s’en faire qu’une idée assez médiocre, ce qui est peut-être encore plus étonnant que l’attitude analogue qu’il a adoptée à l’égard des Templiers. En effet, alors qu’il n’hésite pas à affirmer très justement qu’on retrouve chez tous les peuples « des restes de la Tradition primitive », comment n’est-il pas amené à penser que les Mystères devaient précisément avoir pour but principal de conserver le dépôt de cette même Tradition ? Et pourtant, en un certain sens, il admet que l’initiation dont la Maçonnerie est l’héritière remonte « à l’origine des choses », au commencement du monde : « La vraie religion a bien plus de dix-huit siècles : elle naquit le jour que naquirent les jours. » Là encore, ce qui lui échappe, ce sont les moyens de transmission, et il est permis de trouver qu’il prend un peu trop facilement son parti de cette ignorance ; il est vrai qu’il n’avait que vingt-neuf ans lorsqu’il écrivit ce mémoire 43.»
Il n’en reste pas moins que cette idée de « Tradition primitive », qui sera reprise, après Maistre, par le Cardinal Pitra (1812-1889), ardent défenseur d’une « Tradition unique » se transmettant depuis l’aube des temps, ainsi que chez Gustave de Bernardi (1824-1885), en passant par Franz von Baader (1765-1841) ou encore Eliphas Lévi (1810-1875), va prendre chez Guénon une place tout à fait déterminante, puisque pour lui, cette Tradition nommée « primordiale », est la « Tradition première » commune à l’ensemble des traditions dites authentiques et « orthodoxes », dont les traces et les signes apparaissent très lisiblement dans les symboles, rites et mythes du patrimoine commun de l’humanité. On peut donc dire que cette Tradition primordiale pour Guénon, aurait véritablement fécondé et nourri substantiellement l’ensemble des traditions actuelles, ces dernières en dérivant de façon plus ou moins importante selon leur degré de proximité et d’intimité avec cette source initiale qualifiée d’intemporelle.
De ce fait, toutes les traditions religieuses de l’humanité, à quelques exceptions près, et dans la mesure où elles possèdent les mythes et symboles témoignant de leur authentique rattachement, sont des formes, des aspects particularisés, les différents visages d’une unique Tradition d’origine « non-humaine » qui reçoit, de par son antériorité et sa supériorité puisqu’elle est première, originelle et fondatrice, placée à la source et liée directement au Principe, le nom de « primordiale ». C’est elle qui est la garante de la régularité et de « l’orthodoxie » de l’ensemble des traditions, chacune n’étant qu’un élément, adapté à une époque ou à une civilisation en fonction des circonstances particulières liées aux temps et aux nécessités des périodes de l’Histoire, de cette première « Tradition » fondatrice. Comme l’écrit Guénon, en utilisant pour ce faire l’appellation de « Terre sainte » propre à Israël en l’étendant à l’ensemble des diverses traditions de l’humanité pour montrer en quoi elles dépendent et sont dépendantes d’une unique source, « prototype de toute les autres », qualifiée du titre de « Contrée suprême » : « Il y a autant de ‘‘Terres Saintes’’ particulières qu’il existe de formes traditionnelles régulières, puisqu’elles représentent les centres spirituels qui correspondent respectivement à ces différents formes (…) Ils sont autant d’images d’un même centre unique et suprême, qui seul est vraiment le ‘‘Centre du Monde’’, mais dont ils reprennent les attributs comme participant de sa nature par une communication directe, en laquelle réside l’orthodoxie traditionnelle, et comme le représentant effectivement , d’une façon plus ou moins extérieure, pour les temps et des lieux déterminés. En d’autres termes, il existe une ‘‘Terre Sainte’’ par excellence, prototype de toutes les autres, centre spirituel auquel tous les autres sont subordonnés, siège de la tradition primordiale dont toutes les traditions particulières sont dérivées par adaptation à telles ou telles conditions définies qui sont celles d’un peuple ou d’une époque.
Cette ‘‘Terre Sainte’’ par excellence, c’est la ‘‘Contrée suprême’’ 44. »
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Ceci étant dit, il est à noter que la « Tradition primitive » ou « primordiale », que Louis-Claude de Saint-Martin désigne comme étant la « Tradition Mère » 45, et que Joseph de Maistre, dans son « Mémoire au duc de Brunswick » (1782),nomme la « vraie religion éternelle », ne constituent pas la même et identique « Tradition », puisque la seule authentique pour l’illuminisme, est celle qui participe la religion qui se rattache au culte primitif d’Adam, ce qui fit soutenir au comte chambérien : « La vraie religion a bien plus de dix-huit siècles. Elle naquit le jour que naquirent les jours 46». Et cette religion, concrètement, aboutit au christianisme en sa forme « transcendante » qui, passant par les différentes étapes de l’Histoire, remonte par une lignée ininterrompue, au sacerdoce primitif d’Adam.
En effet, et à cet égard Maistre pose une division infranchissable au sein du rameau primitif – ce qui le distingue de Guénon, même si ce dernier ne nia pas l’opposition entre les deux lignées originelles, mais sans en essentialiser la séparation à l’intérieur de la chaîne de transmission de la Tradition primordiale 47 -, dès l’origine, ou plus exactement dès la division brutale qui va intervenir entre les cultes célébrés par Caïn et Abel, la « Tradition » va se séparer, se diviser en deux branches distinctes absolument antagonistes et opposées en tous points, faisant que selon Maistre, fidèle en cela à Martinès de Pasqually, il n’est plus possible de conférer un caractère univoque à la notion de « Tradition », car elle relève d’une essence double, constituée : 1°) d’une branche abélienne pure et sainte dite « non-apocryphe » car possédant les éléments du vrai culte et de la « Sainte Doctrine » qui lui est attachée ; 2°) d’un rameau caïniste, positivement apocryphe, étranger et ignorant tout des éléments du vrai cule et de la « Sainte Doctrine ».
Ainsi, dans la conception maistrienne, les deux cultes, l’un de Caïn et l’autre d’Abel, vont donner naissance, dès l’aurore de l’Histoire des hommes, à deux traditions également anciennes ou « primordiales » si l’on tient à ce terme, mais absolument non équivalentes du point de vue spirituel, ces deux traditions se livrant une guerre que l’on peut à bon droit dénommer de « métaphysique », puisque ayant pris naissance dans l’immensité céleste, lors de la révolte des esprits rebelles, faisant du monde le théâtre d’une lutte cosmique qui se déroule depuis l’origine.
Instruit de cette division originelle, de cette guerre incessante inscrite au cœur même du monde créé, ce qui en explique le caractère irréductiblement dialectique, notre confrontation avec le nihilisme contemporain, sous ses diverses formes, et dont la société d’aujourd’hui hideusement désacralisée offre le pénible spectacle, nous apprend donc à ne pas interpréter la situation présente uniquement en termes de deuil circonstanciel, de néant relatif à une période déterminée, comme si naïvement il y avait eu un temps antérieur de pure lumière et d’entière plénitude, de valeurs sûres et bien établies, dans la mesure où le « nihilisme » n’est pas un phénomène historique, il traverse et commande la totalité de l’Histoire ainsi que le soulignait Maistre : « S’il y a quelque chose d’évident pour l’homme, c’est l’existence de deux forces opposées qui se combattent sans relâche dans l’univers. Il n’y a rien de bon que le mal ne souille et n’altère ; il n’y a rien de mal que le bien ne comprime et n’attaque, en poussant sans cesse tout ce qui existe vers un état plus parfait. Ces deux forces sont présentes partout : on les voit également dans la végétation des plantes, dans la génération des animaux, dans la formation des langues, dans celle des Empires (deux choses inséparables), etc. 48.»
Conséquemment, et à ce titre Heidegger rejoint Maistre dans le constat qu’il n’y a pas d’extériorité par rapport au « nihilisme », c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’alternative, de nostalgie d’un avant ou d’un après, c’est l’existence elle-même, par delà les époques, qui est plongée dans l’abîme du nihil (rien), qui est confrontée, depuis la rupture originelle, de par son « déchirement » 49, à la nécessité d’affronter la question de l’absence, du délaissement, de l’angoisse et de la perte, du tragique de l’échec et de la mort, pour le dire en un mot du « mal », car l’expérience du monde que nous éprouvons participe d’une détermination à l’antagonisme de deux forces contraires et antagonistes qui sont présentes partout dont l’homme n’a pas le pouvoir de se libérer, puisque c’est une détermination structurelle ontologique : « L’être-dans-le-monde est un existential, c’est-à-dire une détermination constitutive de l’exister humain, un mode d’être propre à l’être-là. […] L’être-dans-le-monde, en tant qu’existential, est une relation originaire 50. »
Exister, être, c’est donc être jeté de « l’Unité » vers la division, projeté « du haut vers le bas » disait Origène (+ 252) 51, abandonné dans le relatif, le contingent, c’est être dépendant totalement de faits et de causes qui déterminent la non-possibilité de l’harmonie et de la durée, et rendent totalement vaines et vouées à l’inutilité les infructueuses tentatives humaines – notamment politiques, mais pas seulement, car on peut y adjoindre, l’art, la philosophie, la science, etc. -, qui tendent à modifier les conditions de l’être au monde.
Il ne s’agit donc pas d’espérer en un quelconque régime ou éventuel système capable de résoudre les questions sociales, économiques, culturelles, identitaires ou spirituelles des peuples, puisque l’origine du problème pour l’homme, mais aussi pour les civilisations et l’Univers lui-même, est un problème de « l’origine ». La question qui se pose, fondamentalement, participe d’une nature purement méta-ontologique. Voilà pourquoi, la seule attitude authentique, c’est-à-dire authentiquement en rupture, la seule position radicale qui prenne le problème à sa source réelle, à sa racine effective, est donc, forcément et uniquement, d’ordre supérieur, elle relève du spirituel et du transcendant, du métaphysique, en acceptant de regarder d’où provient l’essence de la détermination existentielle, en se confrontant à la cause première de la vocation destinale de toutes choses créées au « nihil ».
Encore une fois, bien que ce qui le conduisit à écrire cela – contrairement à Maistre qui, après la Révolution, suite un examen approfondi des causes, comprit qu’aucun temps n’était exempt de négativité, étendit le diagnostic de façon transversale à l’Histoire elle-même -, participait beaucoup plus d’un sentiment de révolte contre de l’état du monde de la période moderne, plutôt que d’une analyse ontologique portant sur la nature même de ce monde au travers de toutes les périodes, il convient néanmoins de se remémorer l’excellente analyse de Julius Evola, à propos de ce qu’il convient de faire, et comment dès lors agir, dans un monde en état de « dissolution générale » : « Il n’y a pas de formes positives données fournissant un sens et une légitimité vraie sur lesquelles on puisse s’appuyer aujourd’hui. Désormais, une ‘‘sacralisation’’ de la vie extérieure et active, ne peut survenir que sur la base d’une orientation intérieure, libre et authentique, vers la transcendance […] L’afele panta plotinien – c’est-à-dire ‘‘dépouille-toi de tout’’ -, tel doit être le principe de ceux qui savant regarder d’un œil clair la situation actuelle. 52».
On notera, est la différence n’est pas métaphysiquement anodine, que si Maistre fidèle à l’enseignement de saint Augustin ou de Martinès de Pasqually et de l’illuminisme en général, impute aux esprits rebelles, puis à l’homme, suite à la double prévarication qui est survenue au sein de l’immensité divine, la raison de la situation de dégradation que connaît l’Univers avec la présence constante du mal agissant en toutes les réalités vivantes, comme irréductible tendance à la décomposition et à la mort, en revanche Boehme – rejoint par Guénon à cet égard dans l’exposé de sa métaphysique qu’il désigne d’ailleurs, pour cela, comme étant « intégrale » 53 -, considère que l’origine de l’ombre se trouve au sein même de la Divinité en laquelle existe une part ténébreuse qui est une composante intrinsèque de sa nature. En ce sens, le « Principe » est constitué de « l’Être » et du « Non-Être », ou encore du Bien et du Mal, il est travaillé par une dialectique interne représentant le fond obscur du divin, et il s’agit bien, en cette vérité, du trésor doctrinal, du « mystère »par excellence de « l’Église intérieure », mystère le plus sublime puisque portant sur la nature essentielle du Principe, mystère qui est celui dévoilant ce qu’est en sa vérité l’Absolu, ainsi que nous le dit Jacob Boehme : « Le Néant a faim du Quelque Chose, et la faim est le désir, sous la forme du premierVerbum Fiat,ou du premier faire, car le désir n’a rien qu’il puisse faire ou saisir. Il ne fait que se saisir lui-même et se donner à lui-même son empreinte, je veux dire qu’il se coagule, s’éduque en lui-même, et se saisit, et passe de l’Indéterminé au Déterminé et projette sur lui-même l’attraction magnétique afin que le Néant se remplisse et pourtant il ne fait que rester le Néant et en fait de propriété n’a que les ténèbres ; c’est l’éternelle origine des ténèbres… 54»
Il importe donc, ayant perçu cette origine, d’abandonner tout but positif extérieur rendu irréalisable, non pas parce que cette époque serait celle de la « dissolution générale », mais parce qu’il est nécessaire de comprendre que la détermination au négatif est inscrite, depuis toujours, dans l’Être, qu’elle réside et demeure de façon intangible dans le « Tout », c’est-à-dire la totalité de « l’exister » même, et il qu’il n’y a en conséquence eu de réalité en ce monde, avant même le début des temps, de façon permanente, que déterminée et soumise, c’est-à-dire reliée à une cause qui est une déchirure, liée à une rupture fondatrice, à une scission qui se trouve dans l’essence même de l’Être ; une réalité dépendante d’un manque qui est une perte tragique survenue, au commencement, à l’intérieur de « l’Unité » première, situation absolument terrible que Maistre résume en une phrase : « Ce monde est une milice, un combat éternel. » 55
À cet égard, « L’apolitia » est donc la règle pour l’esprit conscient et éveillé, non pas uniquement pour notre « période de dissolution », mais en tant qu’attitude constante de présence au monde et discipline de vie. Telle est la loi spirituelle, l’ascèse héroïque et la voie ontologique, des solitaires souhaitant accéder aux cimes des monts élevés, là où règne, dans la solitude et le silence, l’éternelle « Lumière ».
Il faut comprendre que, de tout temps, la nature de l’homme et des sociétés qu’il édifie, est inexorablement condamnée à se rapporter à une détermination à quoi réfère la fracture fondatrice : inhérente à l’une, référent à l’autre ; rien de plus, et rien qui puisse aller au-delà, c’est une limite indépassable au niveau existentiel, ceci quelles que soient les périodes de l’Histoire. C’est beaucoup et c’est peu ; c’est beaucoup car il en va de l’exister même, c’est peu car en fait il n’y a pas de véritable indépendance dans l’être par rapport à des déterminations qui ont leur cause dans une tragédie antérieure. Or, un être dépendant d’une cause adventice qui le précède dans sa substance, n’est rien, il est finalement sans être puisque son être « est » de n’être point autre chose que ce que la détermination a fait de lui. Il n’est rien de lui-même, puisque tout ce qui le fait être n’est rien de lui, provient d’une situation antécédente. Il en résulte que, malgré tous les vains efforts, la fracture ne sera jamais refermée, le fossé jamais comblé, car rien en nous n’est de nous et vient de nous, mais relève d’une cause antérieure, et d’une cause présentant une rupture « originelle », un surgissement dialectique au sein de « l’Unité », par lequel, selon Maistre le « mal » s’est introduit dans l’Univers et « a tout souillé » 56, ou, plus profondément encore selon Boehme, en raison du fait que « l’éternelle origine des ténèbres… 57», engagée dans un mouvement de génération infinie passant par des anéantissements et des renaissances éternels, accomplie sa « révélation » suressentielle.
Ceci explique pourquoi chaque être, chaque système, est incapable, à lui seul, d’aller au bout de l’Être. Tout est freiné, bloqué, contraint, par un manque constitutif d’être qui est inscrit à l’intérieur de toute réalité vivante, car initialement situé au sein de l’Être, dans la substance du « Principe ». L’unique forme du possible pour chacun, le seul devoir, la règle disciplinaire, est donc d’affronter le non-sens, le sens sans nom, l’absence de nom d’un réel absent de lui-même, de se confronter, par une approche métaphysique, ou plus précisément « d’ontologie négative », au « Néant ».
Éternellement, à l’oubli de l’Être répond, très exactement, fait écho directement, le « nihil », la non-existence innommable d’un commencement qui, depuis toujours et pour toujours, est déjà un futur.
La « voie négative » (via negationis) est, essentiellement, un futurisme ontologique.
Grenoble, le 1 XII 2016
« La chouette de Minerve prend son envol au crépuscule. »
(Hegel, Principes de la philosophie du droit, 1818).
NOTE :
1 Les termes du « Manifeste Futuriste », sont à lire avec attention : « Nous allons assister à la naissance du Centaure et nous verrons bientôt voler les premiers Anges ! Il faudra ébranler les portes de la vie pour en essayer les gonds et les verrous !… Partons! Voilà bien le premier soleil levant sur la terre !… Rien n’égale la splendeur de son épée rouge qui s’escrime pour la première fois, dans nos ténèbres millénaires […] Le grand balai de la folie nous arracha à nous-mêmes et nous poussa à travers les rues escarpées et profondes comme des torrents desséchés. Ça et là des lampes malheureuses, aux fenêtres, nous enseignaient à mépriser nos yeux mathématiques. […] Et nous chassions, tels de jeunes lions, la Mort au pelage noir tacheté de croix pâles, qui courait devant nous dans le vaste ciel mauve, palpable et vivant […] Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d’œuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l’homme. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !… A quoi bon regarder derrière nous, du moment qu’il nous faut défoncer les vantaux mystérieux de l’Impossible ? Le Temps et l’Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l’absolu, puisque nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omniprésente […] Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés; les paquebots aventureux flairant l’horizon; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste […] Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles ! » (F.T. Marinetti, Le Manifeste du Futurisme, Le Figaro, Paris, 20 février 1909).
2 M. Cacciani, Futurisme & Futurismes, Ed. Le Chemin vert, 1986, p. 151. Pour asseoir son propos, Cacciari fait remarquer que le futurisme représente un moment tout à fait spécifique, où la religiosité gnostique, en liaison secrète et invisible avec la Tradition, émerge avec une force et une énergie exacerbée : « Les textes fondateurs du mouvement le montrent clairement, « Face à l’armée des étoiles ennemies » (Premier manifeste, 1909) se dressent gonflés d’orgueil, les jeunes lions de la solitude. Ce sont des étrangers, des « autres », des « hors-venus », dont la patrie est au-delà du cosmos visible, du kosmos des étoiles et de leurs archontes. Les âmes des « étrangers » sur la terre forment un genos, une race voisine de l’essence divine invisible. C’est la race des « fermes » ou des « immuables » : c’est-à-dire des « inébranlables ». La signification religieuse de ce récit veut être précisément celle des grandes mythologies gnostiques : la vision d’une humanité assoiffée d’une vérité absolue. Dès leurs premiers manifestes, les futuristes se présentent comme des esprits étrangers, allogènes, des êtres d’une autre race, que les forces de l’univers ne peuvent dompter. Les étoiles et la lune sont les gardiens de la Nécessité : ils gouvernent les lois du temps et de l’espace, selon le principe inexorable de la causalité. C’est pourquoi la lune doit être détruite. Avec justesse Cacciari note : le thème de l’obscurcissement de toute lumière dans l’univers déjà présent dans nombre d’œuvres du début du siècle (par exemple la Victoire sur le soleil de Malevitch) trouve ici son explication la plus convaincante. » (Op. cit., p. 151.)
3 Ibid.
4 On notera, de par ce qui vient d’être dit, l’origine quasi secrète de l’art moderne, qui se singularisera dans sa volonté de rejeter toute figuration limitée et réductrice, pour mieux laisser apparaître, dans l’absence de forme, l’essence invisible du « Dieu caché »: « Ce Dieu, qui ne peut être représenté dans le monde sensible, ne sera « signifié » que par un acte de séparation, de désolidarisation vis-à-vis du cosmos. (…) L’origine gnostique de la religion futuriste est évidente, de même que ses rapports avec la Tradition. L’hybris futuriste d’une novitas (nouveauté) radicale constitue l’élément le plus traditionnel du mouvement !» (M. Cacciani, op.cit.)
5 Fondateur avec Ardengo Soffici (1879-1964) de la revue Lacerba, dont on sait le rôle de ferment critique et analytique qu’elle eut à l’intérieur du mouvement marinettien de l’Art-Vie-Action, Giovanni Papini marqua surtout le jeune Evola par la collection d’opuscules qu’il publia sous le nom évocateur de « Culture de l’Âme ». Dans ces brochures Papini porta à la connaissance de ses lecteurs des auteurs peu diffusés, des textes inconnus relevant tant de la mystique rhénane, que du Bardo-Thödol, du Tao-te-king ou des Védas. Evola précise ainsi : « Papini fit connaître à un public de jeunes une série d’écrits anciens et modernes particulièrement significatifs, nous indiquant, et les mots ont ici leur importance, des voies à suivre plus tard » rajoutant : « le Papini de la première période avait fait connaître, à nous les jeunes, entre autres choses, des figures de mystiques comme maître Eckhart, et des écrits de sagesse qui auraient entraîné vers des horizons bien différents dans le cas d’un dépassement véritable, dans un sens traditionnel, de l’individualisme intellectualiste et anarchiste. » (J. Evola, Le Chemin du Cinabre, Ed. Arché/Arktos, 1983, p. 10).
6 De son nom complet Guido Tore Gherson, fut, pendant un temps – entre 1928 et 1936 -, l’agent cinématographique et théâtral à Paris de l’écrivain, poète, dramaturge et romancier Luigi Pirandello (1867-1936) qui s’intéressa également aux sciences occultes, et c’est ce même Guido Tore qui, très probablement, d’après les dernières archives mises à jour au sein du « Musée Bibliothèque Luigi Pirandello» d’Agrigente (Sicile), initia Luigi Russolo au magnétisme. (Cf. Luciano Chessa, Luigi Russolo, Futurist : Noise, Visual Arts, and the Occult, University of California Press, 2012, p. 262).
7 Signalons que tous ces travaux sonores « bruitistes », font aujourd’hui l’objet d’un programme de rééditions remasterisées, enrichies et accompagnées de nombreux documents originaux inédits, par le label ROTORELIEF : http://rotorelief.com/
8 « L’Œuvre Bruitiste », n° 1 à 3 (1983-1989) puis « Volonté Futuriste », n° 1 à 27 (1989-1993), organe du « Futurisme Européen Révolutionnaire » (F.E.R.).
9 Le courant Futuriste au sein du mouvement « Troisième Voie », qui fédérait différentes tendances grâce à la personnalité et au charisme de son dirigeant Jean-Gilles Malliarakis, était évidemment proche de ceux, dits « tercéristes radicaux » éditant un bulletin : « Alernative tercériste », en sympathie avec les thèses de la révolution conservatrice, dont les principales figures furent Ernst Jünger (1895-1998), Carl Schmitt (1888-1985) et Ernst Niekisch (1889-1967).
10 O. Vecchio, Essenza nichilistica dell’Occidente cristiano, Edizioni Barbarossa, 1988 ; Visioni di un uomo in armi, Società Editrice Barbarossa, 1994 ; O. Vecchio & M. Murelli, Cavalcare le vette, Società Editrice Barbarossa, 2002.
11 Une précision – ceci à l’attention des commissaires politiques déguisés en « chercheurs », en réalité bien souvent effectifs supplétifs de la police de la pensée unique qui se sont spécialisés dans la dénonciation publique du parcours des intellectuels qui ne sont pas passés par le sérail de ce qui relève du « politiquement correct » à leurs yeux, « chercheurs » qui seraient cependant bien avisés de vérifier leurs sources plutôt que de reproduire mécaniquement des informations erronées dans les publications qu’ils signent (cf. S. François, « Extrême-droite et ésotérisme : retour sur un couple toxique », Critica Masonica, janvier 2016) -, puisque la fondation du « Pôle philosophique Hélios » est intervenue après la scission du mouvement « Troisième Voie » à Lyon, en août 1991, et fut accompagnée par une analyse détaillée – publiée en tant qu’additif et conclusion à la « Plateforme programmatique » éditée par le courant Futuriste (F.E.R.) -, en soutenant, après l’effondrement du bloc de l’Est et la domination d’un modèle économique unique s’imposant à l’ensemble de la planète, la fin nécessaire de l’action politique sur la base des anciens modèles interventionnistes, texte intitulé : « Raisons d’une nécessaire rupture idéologique avec le Nationalisme-Révolutionnaire ». Ce « texte-manifeste » annonçait la conception purement métaphysique dans laquelle allait désormais s’inscrire le « Pôle philosophique Hélios », et qui le situerait à nette distance critique des initiatives souhaitant fédérer au nom d’une « Nouvelle Résistance » les « ennemis du système » – position défendue alors par Christian Bouchet et ses soutiens – ceci ayant eu pour conséquence, comme il était logique, un éloignement de l’engagement politique à partir de cette date : « La politique n’est plus aujourd’hui qu’une enveloppe, un habillage trompeur d’un pouvoir effectif qui lui est le véritable maître du destin collectif […] se situer sur le terrain du combat politique est à présent soit la preuve d’une incompréhension profonde de la nature du système, ou plus encore une absurdité totale […] la nation et la politique constituent deux splendides cadavres qu’il convient d’incinérer au plus vite selon les anciennes coutumes indo-européennes. A tous ceux qui désireraient un programme pour l’action, une solution à l’inévitable « que faire ? », une réponse à leur besoin d’activisme, il faut dire : la politique a cessé d’être le moyen de faire aboutir vos idées. C’est terminé ! Il importe de trouver une autre méthode […] La conscience instrument et vecteur du devenir incarne comme depuis les origines la perspective de l’Être, ce qui lui confère une importance fondamentale dans le processus transformateur […] la subjectivité au lieu d’être subordonnée à l’histoire, y est englobée au même titre que l’événement historique. C’est pourquoi on peut considérer la conscience non comme un simple reflet du développement dans l’histoire, mais bien au contraire, comme son agent réel de transformation. C’est un changement radical d’attitude face à un changement radical des données objectives qui caractérisent la période. » (J.-M. Vivenza, Raisons d’une nécessaire rupture idéologique avec le Nationalisme-Révolutionnaire, § 8.5 « La mort de la politique », F.E.R., Octobre-Novembre 1991).
12 Signalons également, à toutes fins utiles puisque le sujet participe de l’histoire d’Hélios, qu’en mars 1990 un colloque sur le Futurisme fut organisé à Paris par la branche jeunesse du G.R.E.C.E. (la « Nouvelle-Droite Jeunesse » – N.D.J.), qui éditait alors la revue « Métapo », colloque dans lequel intervinrent, Alessandra Colla, Robert Steuckers, Omar Vecchio, et moi-même au titre du F.E.R., (intervention suivie d’un concert-performance « bruitiste » qui se déroula au théâtre Dunois, 13ème arr.). Robert Steuckers, fondant en 1994 avec Gilbert Sincyr (1936-2014) l’association « Synergies européennes » – qui publia un bimestriel intitulé « Nouvelles de Synergies européennes » (1994-2002) qui remplaçait les revues « Orientations » et « Vouloir » –, fut également à l’initiative d’universités d’été rassemblant chaque année de nombreux intervenants de différents pays (Lourmarin, Madesimo, Varèse, Pérouse, Trente, etc.), où furent invités, en raison des liens d’amitiés et de certaines proximités de vues, ceci jusqu’à la mise en sommeil en 2000 du Pôle philosophique, les membres d’Hélios, sur des sujets touchant à l’histoire des idées, l’art, la littérature, la poésie ou la métaphysique.
13 Revue du pôle philosophique Hélios, no 1 à 13, (1994-2000).
14 F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, Aubier, 1979.
15 M. Heidegger, L’Être et le Temps, Gallimard, 1964, p. 42.
16 M. Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique? Questions, I, Gallimard, 1989, p. 33.
17 Le Mystère de l’Église intérieure, La Pierre Philosophale, 2016.
18 Notons que les Soliloques (Soliloquia), ouvrage largement diffusé jusqu’au XIXème sous la signature de saint Augustin, eurent une influence déterminante sur Jean de Lugio et Bartholomé de Carcassonne qui, à la fin du XIIème siècle, seront à l’origine du courant dualiste qui se répandit en Europe, notamment en Italie et le sud de la France. Ainsi dans son célèbre « Liber de duobus principiis », Jean de Lugio soutient : « Les Ténèbres n’ont point été créées directement par Dieu, mais indirectement et à partir d’une réalité préexistante, celle du mauvais principes », ce qui est exactement la pensée du pseudo Augustin : « Le Verbe est la Lumière et la Vie en quoi ne sont pas les Ténèbres, l’Erreur, la Vanité et la Mort : Verbum in quo non sunt Tenebrae, Error, Vanitas neque Mors [….] Lux, sine qua Tenebrae ; via, sine qua error ; veritas, sine qua vanitas ; vita, sine qua mors. » (Sol. Apoc., IV).
19 Concernant le triomphe du christianisme en Europe – bien que cette question ne soit point directement notre sujet dans la mesure où ce que décida l’Histoire en ce domaine est un fait objectif incontestable, qui n’a plus à être un objet de débat car il est inutile de s’opposer au destin historial des civilisations et aux « déterminations » qui s’imposent à elles -, les causes peuvent se résumer en quelques lignes significatives. Les cultes, animés de la même tendance à l’oubli de l’Être, avaient en réalité, avec la nouvelle religion de nombreux traits identiques : la monolâtrie qu’ils proclamaient, le souci de l’ascèse morale et spirituelle, faisant que quel que soit le degré d’élévation de tous les cultes païens, ils répondaient tous aux mêmes besoins par les identiques moyens. Fondés sur les notions de mort et de résurrection, de naissance nouvelle et de filiation divine, d’illumination et de rédemption, de divinisation et d’immortalité personnelles, ils prétendaient assurer aux fidèles le contact direct ave la divinité, et l’espoir d’une survie bienheureuse. Ils témoignaient en outre, par le biais d’une dévotion souvent dirigée sur un seul dieu, d’une aspiration au monothéisme très prononcée. A l’intérieur de chaque « secte », le dieu sauveur était ainsi conçu comme supérieur à toutes les autres divinités et tendait à les éclipser. Mais il y a plus, les analogies de fond et de forme qui existaient entre tous les cultes conduisirent à penser que sous les noms d’Attis, de Mithra, etc., le même « Dieu » se manifestait, qu’on le considère comme le « Dieu véritable », ou comme un simple intermédiaire important peu. Ceci explique pourquoi les tentatives d’Héliogabale (203-222) d’imposer un « dieu unique » – « Il fit construire et consacra à Héliogabale un temple sur le mont Palatin auprès du palais impérial ; il y fit transporter tous les objets de la vénération des Romains : la statue de Junon, le feu de Vesta, le Palladium et les boucliers sacrés. […] Il disait en outre que les religions des Juifs et des Samaritains, ainsi que le culte du Christ, seraient transportés en ce lieu, pour que les mystères de toutes les croyances fussent réunis dans le sacerdoce d’Héliogabale » (cf. Aelius Lampridius, Histoire Auguste ; Vie d’Antonin Héliogabale) -, recevront de fait, leur consécration officielle grâce à Aurélien (270-275), qui sut habilement réaliser le syncrétisme devenu inévitable. D’ailleurs, il choisit pour divinité suprême Sol Invictus, dans lequel les fidèles des diverses sectes pouvaient reconnaître aussi bien Baals, qu’Attis, Osiris, Bacchus, Mithra et le Christ. En fait, l’Empire été prêt à accueillir le christianisme comme les autres religions, cela est si vrai, que c’est au nom même du syncrétisme et de l’intérêt de l’État que fut proclamée, en 313, l’égalité de la religion chrétienne avec la religion officielle par le rescrit de Licinius : « Nous avons cru, est-il dit, devoir donner le premier rang en ce qui concerne le culte de la divinité, en accordant aux chrétiens comme à tous, la libre faculté de suivre la religion qu’ils voudraient, afin que tout ce qu’il y a de divinité au ciel pût nous être favorable et propice, à nous et à tous ceux, qui sont sous notre autorité» (cf. P. Grimal, La civilisation romaine, Arthaud, 1960), ceci, avant que le 27 février 380, « l’édit de Thessalonique » ne soit décrété par Théodose Ier (347-395), faisant du christianisme la religion officielle de l’Empire. Le testament religieux du paganisme gréco-romain finissant, n’était donc pas étranger au christianisme naissant, et les Pères de l’Eglise ne s’y sont pas trompés, qui ont vu en lui l’une des voies préparatoires que Dieu proposa aux hommes pour découvrir son visage. La religion même des païens, pour Blaise Pascal (1623-1662), et il pense à certains païens dont Épictète (55-135) en particulier – ont « connu Dieu », lui donnant de dire, à la suite de saint Augustin : « quod curiositate cognoverunt » [Sermon 141, 2].
20 J. Boehme, De Signatura rerum (1622), II. 14.
21 « … si élevé au-dessus de tout mode et de toutes puissances est cet unique Un, que jamais puissance ni mode, ni Dieu lui-même ne peuvent y regarder. En bonne vérité et aussi vrai que Dieu vit ! Dieu lui-même n’y regardera jamais, ne fut-ce qu’un clin d’œil, et il n’y a encore jamais regardé, dans la mesure où II agit selon le mode et la propriété de ses Personnes. Il faut bien remarquer cela, car cet unique Un n’a ni mode ni propriété. C’est pourquoi, si Dieu veut jamais y jeter un regard, cela lui coûtera nécessairement tous ses noms divins et ses propriétés personnelles. Il lui faudra tout laisser à l’extérieur, s’il veut jamais regarder à l’intérieur. Mais c’est en tant qu’II est un ‘‘Un’’ simple, sans mode ni propriété, là où II n ‘est ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, et cependant en tant qu’il est un quelque chose qui n’est ni ceci, ni cela, oui, voyez ! ce n’est qu’autant qu’il est un et simple qu’il pénètre dans cet Un, que j’appelle un ‘‘château fort dans l’âme’’ ; et il n’y peut entrer d’aucune autre manière ; ce n’est qu’ainsi qu’il y pénètre et s’y installe. » (Maître Eckhart, Predigt 2, trad. A. de Libéra, Maître Eckhart, Traités et sermons (GF, 703), Paris, Garnier-Flammarion, 1993, p. 236).
22 On retrouve la formulation de ce mode dans le célèbre Sermon 71, où Eckhart relate la conversion de Paul sur le chemin de Damas : « ‘Paul se releva de terre et, les yeux ouverts, il ne vit rien’ Je ne saurai voir ce qui est Un. Il ne vit rien, c’était Dieu. Dieu est un néant et Dieu est un quelque chose. Ce qui est quelque chose, cela est aussi néant. Ce qui est Dieu, il l’est pleinement. » (Sermont 71, in Maître Eckhart, Sermons LXI à XC, Albin Michel, 2000, p. 95).
23 Thierry de Freiberg, De ente et essentia, II, 2, 2.
24 Maître Eckhart, Predigt 83, op.cit., p. 154.
25 Ce courant spirituel à l’origine duquel se trouve Miguel de Molinos (1628-1696), prêtre espagnol, qui se signala par une direction spirituelle dans laquelle on privilégiait fortement la « quiétude », c’est-à-dire le total repos de l’âme en Dieu, l’oraison passive, l’abandon et la remise complète de l’esprit dans la « nuit obscure » de la foi, eut une influence significative, et trouva un écho auprès des théosophes, qui tenaient les différentes figures de cette sensibilité mystique en haute estime. La « Guia Espiritual » (Guide spirituelle), publiée par Miguel Molinos en 1675, résume les positions de ce courant original qui influença, en France notamment, des personnalités comme François Malaval (1627-1719), le cardinal de Fénelon (1651-1715) et Madame Guyon (1648-1717), cette dernière ayant diffusé lors de ses voyages, une méthode « courte et facile de faire oraison », soit une prière passive et silencieuse d’entière remise et d’abandon de l’esprit en Dieu. Le quiétisme fut condamné en 1687 par Innocent XI, ce qui aura pour conséquence de jeter pendant de longues décennies, une suspicion sur cette « voie » d’oraison intérieure, qui trouva cependant refuge auprès des cercles ésotériques, qui en cultivèrent les principes, et développèrent à la fois une attitude d’abandon de la volonté propre avec des spéculations théosophiques.
26 Adolphe Levée (1911-1991, en religion Frère Elie, moine trappiste disciple de René Guénon (1886-1951), affirmait : « Oui il y a un corps de doctrine purement ésotérique à l’intérieur du christianisme, c’est certain car il y a eu un énoncé de la bouche même du Christ. Le christianisme n’est pas seulement cette doctrine à coloration sentimentale, destinée à convertir le plus grand nombre d’êtres, mais aussi il renferme en soi, ou du moins il a renfermé en soi à l’origine, tout un énoncé de Connaissance auquel nous n’avons plus accès à l’heure actuelle et qui est tout à fait comparable aux énoncés ésotériques des autres religions ou traditions. Car Dieu lorsqu’il se manifeste, le fait toujours sous les deux aspects ; Il parle aux foules et il donne aussi accès à qui peut l’entendre, aux mystères qui président à la création. » (Cf. Y. Le Cadre, Frère Elie Lemoine et René Guénon, in Il y a cinquante ans René Guénon, éd. Traditionnelles, 2001, p. 166).
27 Instruction pour les Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, 1784, Bibliothèque Municipale de Lyon, Fonds Willermoz, MS 5921.
28 Le terme « Discipline de l’Arcane » provient, non du vocabulaire de l’Église antique, mais semble avoir été introduit dans la littérature théologique au XVIIème siècle par Jean Daillé (1594-1670), théologien réformé, puis trouva, sous la plume de Fénelon, qui désigne du nom de « tradition secrète des mystiques » ce à quoi correspond cette « disciplina arcani », ou « gnose », un ardent avocat. Dans le manuscrit intitulé « Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie » (1694) – manuscrit inédit conservé aux Archives de Saint-Sulpice, puis publié pour la première fois, précédé d’une longue introduction, par le R.P. Paul Dudon, s.j., (1859-1941) en 1930 dans la collection des « Études de Théologie Historique » (Paris, Gabriel Beauchesne éditeur) -, Fénelon soutient que le Père grec, canonisé par l’Église (150-215), affirme que « la gnose est fondée sur une tradition secrète », ancienne et authentique qui provient des premiers siècles du christianisme.
29 « Le Néant a faim du Quelque Chose et la faim est le désir, sous forme du premier « Verbum fiat » ou du premier faire, car le désir n’a rien qu’il puisse faire ou saisir. Il ne fait que se saisir lui-même et se donner à lui-même son empreinte, je veux dire qu’il se coagule, s’éduque en lui-même, et se saisit et passe de l’Indéterminé au Déterminé et projette sur lui-même l’attraction magnétique afin que le Néant se remplisse et pourtant il ne fait que rester le Néant et en fait de propriété n’a que les ténèbres; c’est l’éternelle origine des ténèbres : Car là où il existe une qualité il y a déjà quelque chose et le Quelque Chose n’est pas comme le Néant. Il produit de l’obscurité, à moins d’être rempli de quelque chose d’autre (comme d’un éclat) car alors il devient de la lumière. Et pourtant en tant que propriété il reste une obscurité. » (J. Böhme, Mysterium Magnum, III, 5, trad. N. Berdiaeff, Paris, Aubier Éditions Montaigne, 1945, t. I, p. 63).
30 René Guénon, Aperçus sur l’initiation, Éditions Traditionnelles, 1946 ; Initiation et Réalisation spirituelle, Éditions Traditionnelles, 1952 ; Études sur la franc-maçonnerie et le compagnonnage, Éditions Traditionnelles, 2 vol., 1964.
31 « En tout cas, il y a là une pénétration de l’esprit moderne jusque dans ce à quoi il s’oppose radicalement par définition même et il n’est pas difficile de comprendre quelles peuvent en être les conséquences dissolvantes, même à l’insu de ceux qui se font, souvent de bonne foi et sans intention définie, les instruments d’une semblable pénétration; la décadence de la doctrine religieuse en Occident, et la perte totale de l’ésotérisme correspondant, montrent assez quel peut en être l’aboutissement si une pareille façon de voir vient quelque jour à se généraliser jusqu’en Orient même; il y a là un danger assez grave pour qu’il soit bon de le signaler pendant qu’il en est encore temps. » (René Guénon, Le Règne de la quantité et les signes des temps, ch. XII « La haine du secret », Gallimard, 1945 ; 2ème éd. 1972, p. 86).
32 R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, op.cit., p. 17.
33 M. Eliade, Naissances Mystiques, Essai sur quelques types d’initiation, Gallimard, 1959, p. 9.
34 M. Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, 3 vol., Payot, 1976, t.1, p. 307.
35 Joseph de Maistre, prophète du christianisme transcendant, Éditions Signatura, 2015.
36 La position de Maistre, telle qu’exprimée dans son ouvrage « Du Pape » (1819), à savoir la suprématie absolue du spirituel sur le temporel, est fondée sur un axiome de base : le pouvoir ecclésiastique est la source de toute autorité, c’est l’institution la plus vénérable et sainte qui fut jamais donnée aux hommes, parce qu’elle détient la mission, du point de vue surnaturel, de la garde de la « Révélation », dépôt sacré confié par le Christ lui-même à l’apôtre Pierre, évêque de Rome et premier pape. Mais elle se double d’un autre point, de nature politique, inspiré de Grégoire VII tel qu’exprimé en 1075 dans ses Dictatus papae, s’appuyant également sur les thèses de l’augustinisme telles que développées par Méliton de Sardes (IIe siècle) Eusèbe de Césarée (v. 265–339), et les partisans médiévaux de la théocratie pontificale dont, en particulier, Gilles de Rome (1247-1316) : le pape est le maître absolu, car en tant qu’héritier, par Constantin, du cadre civilisateur de l’Empire romain, il représente le « Pontifex maximus », faisant que tous les détenteurs d’un pouvoir temporel au sein de la chrétienté lui doivent soumission et obéissance, puisque le pontife romain est le seul titulaire légitime de l’Empire. Ainsi donc, et en conséquence pour Maistre : « L’Empereur ayant disparu avec le Saint Empire, ne demeure que le « Sacerdoce Suprême » pour se voir dévolu l’archétype éternel du Saint Empire et le restaurer. » (G. Durand, Un Comte sous l’acacia : Joseph de Maistre, éditions Maçonniques de France, 1999, p. 107). La phrase de l’épigraphe qui figure sur la page de garde du livre « Du Pape », extraite du poème homérique « l’Iliade », révèle d’ailleurs clairement la pensée du comte savoisien, indiquant sans détour : « Trop de chefs vous nuiraient ; qu’un seul homme ait l’Empire… » (Homère, Iliade, II v. 204 sq.).
37 Précisons que l’on parle d’un « Régime », et non d’un Rite comme habituellement, lorsqu’est évoquée l’architecture complète d’un système initiatique, incluant ses aspects organisationnels, mais également doctrinaux.
38 Qui suis-je ? Maistre, Pardès, 2003.
39 Note de Joseph de Maistre, (1816). Dossier « Illuminés », archives du comte Rodolphe de Maistre.
40 J. Rebotton, Introduction, in, Joseph de Maistre, Oeuvres, vol. II, éd. Slatkine, 1983, p. 27.
41 J. de Maistre, Quatre chapitres sur la Russie, Ch. IV, « De l’illuminisme », Lib. D’Auguste Vaton éditeur, 1859, p. 95.
42 Lors de la réédition par Émile Dermenghem de son « Joseph de Maistre mystique » (1re éd., La Connaissance, 1923, 2ème éd., La colombe, 1947), Guénon soulignait : « [Émile Dermenghem] expose d’une façon aussi complète que possible la carrière maçonnique de Joseph de Maistre, ses rapports avec les organisations initiatiques rattachées à la Maçonnerie de son temps et avec divers personnages appartenant à ces organisations, et l’influence considérable que leurs doctrines exercèrent sur sa pensée. Le tout est fort intéressant, et d’autant plus que les idées religieuses et sociales de Joseph de Maistre ont été le plus souvent fort mal comprises, voire même parfois entièrement dénaturées et interprétées dans un sens qui ne correspondait nullement à ses véritables intentions ; la connaissance des influences dont il s’agit pouvait seule permettre la mise au point nécessaire. » (R. Guénon, Comptes-rendus, Études Traditionnelles, Juin 1947, in Études sur la Franc-maçonnerie et le Compagnonnage, t. II, 1964, p. 120).
43 R. Guénon, Un projet de Joseph de Maistre pour l’union des peuples, Vers l’Unité, mars 1927, in Études sur la Franc-maçonnerie et le Compagnonnage, t. I., op.cit., p. 8.
44 R. Guénon, Symboles de la Science Sacrée, ch. XI ‘‘Les Gardiens de la Terre Sainte’’, Gallimard, 2000, pp. 87.
45 « …on ne peut rien connaître de positif et de certain […] si l’on ne remonte pas jusqu’à la source radicale de la révélation de toutes ces institutions… » (L.-C. de Saint-Martin, De l’esprit des choses, t. I, « Traditions-mères ».)
46 J. de Maistre, Mémoire inédit au duc de Brunswick, (1782), § « les mystères antiques ».
47 Guénon considère qu’il y a une complémentarité d’ordre symbolique entre les deux branches représentées par Caïn et Abel, et que ces deux tendances ont vocation à coexister éternellement à l’intérieur de la « Manifestation », en tant que participant de la nature même de la « première dualité », divisée entre essence et substance, Ciel et Terre, ou encore en sanskrit « Purusha » et « Prakriti » : « Chacune de ces deux catégories avait naturellement sa loi traditionnelle propre, différente de celle de l’autre, et adaptée à son genre de vie et à la nature de ses occupations ; cette différence se manifestait notamment dans les rites sacrificiels, d’où la mention spéciale qui est faite des offrandes végétales de Caïn et des offrandes animales d’Abel dans le récit de la Genèse […] les aspects correspondant à ces deux points de vue sont inclus l’un et l’autre dans son sens profond, et ce n’est là en somme qu’une application du double sens des symboles, application à laquelle nous avons du reste fait une allusion partielle à propos de la « solidification », puisque cette question, comme on le verra peut-être mieux encore par la suite, se lie étroitement au symbolisme du meurtre d’Abel par Caïn […] On retrouve ainsi la correspondance des principes cosmiques auxquels se rapporte, dans un autre ordre, le symbolisme de Caïn et d’Abel : le principe de compression, représenté par le temps ; le principe d’expansion, par l’espace […] Or le temps use l’espace, si l’on peut dire, affirmant ainsi son rôle de « dévorateur » ; et de même, au cours des âges, les sédentaires absorbent peu à peu les nomades : c’est là, comme nous l’indiquions plus haut, un sens social et historique du meurtre d’Abel par Caïn […] Voici donc où se manifeste le complémentarisme des conditions d’existence : ceux qui travaillent pour le temps sont stabilisés dans l’espace ; ceux qui errent dans l’espace se modifient sans cesse avec le temps. Et voici où apparaît l’antinomie du « sens inverse » : ceux qui vivent selon le temps, élément changeant et destructeur, se fixent et conservent ; ceux qui vivent selon l’espace, élément fixe et permanent, se dispersent et changent incessamment. Il faut qu’il en soit ainsi pour que l’existence des uns et des autres demeure possible, par l’équilibre au moins relatif qui s’établit entre les termes représentatifs des deux tendances contraires ; si l’une ou l’autre seulement de ces deux tendances compressive et expansive était en action, la fin viendrait bientôt, soit par « cristallisation », soit par « volatilisation », s’il est permis d’employer à cet égard des expressions symboliques qui doivent évoquer la « coagulation » et la « solution » alchimiques, et qui correspondent d’ailleurs effectivement, dans le monde actuel, à deux phases dont nous aurons encore à préciser dans la suite la signification respective. Nous sommes ici, en effet, dans un domaine où s’affirment avec une particulière netteté toutes les conséquences des dualités cosmiques, images ou reflets plus ou moins lointains de la première dualité, celle même de l’essence et de la substance, du Ciel et de la Terre, de Purusha et de Prakriti, qui génère et régit toute manifestation. » (R. Guénon, Le Règne de la quantité et les signes des temps, Chapitre XXI – « Caïn et Abel », op.cit., pp. 142-149).
48 J. de Maistre, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, (1809).
49 Ce déchirement souligne Hegel, est inscrit non pas dans une réalité extrinsèque, mais à l’intérieur-même de l’essence de l’Absolu : « L’Esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement [Er gewinnt seine Warheit nur, indem er in der obsoluten Zerrissenheit sich selbst findet]» (Hegel, Phänomenologie des Geistes, éd. Hoffemeister, 1929, p. 30).
50 M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Aubier, 1957, p. 184.
51 Origène, dont Maistre fut le premier à faire remarquer que « l’opinion d’Origène […] est encore aujourd’hui la base de toutes les initiations modernes. » (Mélanges B, p. 302), considérait que la création était une descente, une « dégradation ». Il écrit : « … sont descendues de haut en bas non seulement les âmes qui l’ont mérité par leurs mouvements divers, mais encore celles qui pour servir cemondeont été menées, bien que ne le voulant pas, de ces réalités-là, supérieures et invisibles, à ces réalités-ci, inférieures et visibles. À la vanité en effet la création est soumise, sans qu’elle le veuille, mais à cause de celui qui l’a soumise, dans l’espoir, afin que le soleil, lalune, les étoiles et lesangesdeDieu accomplissent leur ministère envers lemonde: pour ces âmes qui, à cause des trop grandes défaillances de leursintelligences, eurent besoin de cescorpsplus épais et plus solides, et en vue de ceux à qui cela était nécessaire, cemondevisible a été institué. À cause de cela, par la signification de ce mot katabolè (καταβολή) est indiquée la descente de tous du haut en bas. » (Origène, Traité des Principes, Livre III, 8e traité, III, 5-6).
52 J. Evola, Le chemin du Cinabre, Éditions Arché-Arktos, 1983, p. 197. Evola rajoute plus loin : « …je reviens sans équivoque sur le détachement de toute finalité pratique. Il n’existe plus rien, dans le domaine politique et social, qui mérite vraiment un total dévouement et un engagement profond. L’apolitia doit être la règle de l’homme différencié. » (Ibid., p. 201).
53 En plaçant la « Possibilité » au-dessus de l’Être, Guénon élabore une métaphysique non-dualiste de l’au-delà de l’Être, en accordant « l’infinité » à la seule « Possibilité » : « la Possibilité est en réalité identique à l’Infini.» (R. Guénon, Les états multiples de l’être, Véga, 1980, p. 31). L’Être n’est donc pas infini, puisqu’il ne coïncide pas avec la Possibilité totale, le véritable Infini, c’est la Possibilité universelle qui contient à la fois l’Être et le Non-Être. L’Être et le Non-Être sont donc les deux faces, les deux « aspects » de la « Possibilité universelle » qui, en elle-même, représente la « totalité » absolue.
Lire à ce sujet :
- « La Métaphysique de René Guénon », Le mercure Dauphinois, 2005, IIIème Part. « Le Non-Être » : ch. I – « Le nécessaire dépassement de l’ontologie» ; ch. II- « Approche du Non-Être » ; ch. IV – « L’insaisissable mystère originel ».
- « Le Mystère de l’Église intérieure », La Pierre Philosophale, 2016, Appendice III : « Dualisme médiéval et « non-dualisme » métaphysique ».
54 J. Boehme,Mysterium Magnum,III, 5.
55 J. de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, IXe Entretien (1821).
56 Formulation saisissante de Joseph de Maistre : « Il n’y a que violence dans l’Univers; mais nous sommes gâtés par la philosophie moderne, qui nous a dit que tout est bien, tandis que le mal a tout souillé, et que dans un sens très vrai, tout est mal, puisque rien n’est à sa place. La note tonique du système de notre création ayant baissé, toutes les autres ont baissé proportionnellement, suivant les règles de l’harmonie. ‘‘Tous les êtres gémissent’’ (Rom., VIII, 18) et tendent avec effort et douleur vers un autre ordre de choses. » (Les Soirées de Saint-Pétersbourg, op.cit.).
57 J. Boehme,Mysterium Magnum,III, 5.
Ancestrale et moderne, rustique et sophistiqué.
A formuler avec « gnose » que je ne connaissait pas.
Prétendre savoir? Gnose!?
«Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé»
Celui qui? Mais quoi le les parasites (maléfique et/ou bénéfique), contrôle qui et bien là l’erreur su cela est un composé d’intelligence, qui? Peut importe.
Mais comment l’exprimer ?