1914-1918, La grande guerre des classes ?

L’historiographie de la première guerre mondiale s’intéresse généralement aux aspects militaires ou politiques du conflit. L’angle social est souvent négligé. L’ouvrage de l’historien belge néerlandophone Jacques Pauwels, publié récemment par les éditions Delga, répare opportunément cet oubli.

La thèse quelque peu iconoclaste soutenue par Pauwels est que, contrairement à ce que l’on peut lire souvent, « la Grande Guerre n’a pas « éclaté » soudainement, de façon inattendue comme un orage dans un ciel clair, mais qu’elle était souhaitée […] par l’élite des pays européens, qu’elle était considérée comme inévitable, qu’elle fut savamment préparée et que finalement, elle fut déclenchée de sang froid – avec comme prétexte, un attentat à Sarajevo qui ne constituait pas vraiment un casus belli. » Pour l’auteur, en effet, « l’élite voulait et préparait la guerre afin de résoudre définitivement les grands problèmes sociaux, c’est-à-dire éviter la révolution et mettre un terme à la démocratisation. » En même temps, Pauwels admet que, plus classiquement, les gouvernements européens poursuivaient des objectifs qualifiés d’« impérialistes » (conquérir des territoires qui pourraient servir de sources de matières premières et de marchés de débouchés).

L’ouvrage met d’abord l’accent sur le renversement des alliances qui est intervenu progressivement dès la fin du XIXe siècle. Il souligne dans la décision britannique d’entrer en guerre aux côtés de la France et de la Russie le rôle de deux événements souvent négligés (la violation de la neutralité belge servant surtout de prétexte) : l’élargissement du canal de Kiel reliant la mer du Nord et la Baltique (à partir de l’été 1914 il deviendrait accessible aux plus grands navires de guerre allemands) et le projet de chemin de fer Berlin-Bagdad, en passant par les Balkans (menaçant aux yeux des Britanniques leur exclusivité sur les pétroles de Mossoul récemment découverts). L’idée d’une guerre préventive se faisait ainsi jour du côté britannique.

L’attentat de Sarajevo ne fut donc pour Pauwels ni une cause de la guerre, ni une véritable raison de la faire mais fournit par contre « un prétexte parfait pour déclencher le genre de guerre que les élites européennes désiraient ardemment depuis longtemps. Ces élites pensèrent devoir tirer un parti urgent de l’occasion offerte par l’attentat de Sarajevo, parce qu’elle s’imaginaient que, peu de temps après, il eût été trop tard. » L’élite avait « voulu cette guerre parce qu’elle allait réaliser leurs objectifs, à savoir mettre un terme définitif à la démocratisation – ou, mieux encore, refouler complètement le processus de démocratisation -, vaincre le socialisme, éliminer une fois pour toutes le danger de la révolution », tel est véritablement le cœur de l’argumentation de l’auteur. Soulignons ici que ce que Pauwels entend par « démocratisation » est l’extension du suffrage universel et des droits sociaux depuis 1789.

Il est vrai que dans les années qui précédèrent 1914, les élites européennes semblaient tenaillées par la crainte et l’incertitude : « Il semblait y avoir une course entre la guerre et la révolution et l’on souhaitait la guerre par crainte de voir la révolution triompher. » Conformément à un mécanisme souvent analysé (voir par exemple Eric Werner, L’avant-guerre civile, L’Âge d’homme, 1998), « la guerre à l’étranger apportait la paix à l’intérieur. »

Le ralliement de la plupart des dirigeants socialistes européens à la cause de la guerre (ce qu’on a appelé en France l’ « Union sacrée ») n’en est que plus troublant. Au moment où la guerre éclate, les grèves prennent fin brusquement (en 1914 on craignait même en Angleterre l’éclatement d’un « automne révolutionnaire ») et les problèmes sociaux sont rapidement oubliés, ce qui semble en quelque sorte confirmer la thèse de l’auteur. La conséquence de cette décision était lourde de conséquences car« l’Union sacrée signifiait en un certain sens la fin de la politique, du moins pour la durée de la guerre. Et la fin de la politique signifia la fin du processus de démocratisation. » Effectivement, dans la plupart des pays belligérants, on n’organisa plus d’élections. Les gouvernements se firent voter les peins pouvoirs pour la durée de la guerre (comme la loi DORA en Angleterre) qui leur permirent d’accroître leur degré de contrôle sur les citoyens. La plupart de ces législations d’exception survivront même à la fin de la guerre. En France, l’état de siège ne sera levé qu’en octobre 1919.

En outre, sans s’en douter, « en acceptant l’union sacrée les socialistes et les dirigeants syndicaux acceptèrent et légitimèrent pour la durée de la guerre les rapports socio-économiques existants, qui favorisaient fortement les employeurs. » Ainsi, dès le début du conflit, fut mise en place une coordination étroite entre l’État et les grands industriels pour organiser l’effort de guerre. L’administration laissait souvent carte blanche à ces derniers en matière d’organisation de la production et donc en ce qui concernait la politique sociale, ce qui conduisit à la stagnation des salaires et à l’augmentation du temps de travail. Cette politique sociale régressive fut souvent facilitée par l’interdiction des grèves et des manifestations. La mobilisation des femmes dans les usines (entre 35 et 40% de la main d’œuvre en France et en Grande-Bretagne en 1918), eut également pour effet de maintenir la pression à la baisse sur les salaires. En France, à la fin de la guerre, les salaires réels étaient ainsi inférieurs de 15 à 20% à ceux de 1914.

D’où les énormes profits réalisés par les industriels de l’armement, très tôt accusés par les opinions publiques d’être des « fauteurs de guerre ». Les bénéfices de la société Hotchkiss (mitrailleuses) passèrent ainsi de 860 000 francs en 1914 à 14 millions de francs en 1917. Le mécontentement des ouvriers se traduisirent dès 1916 par une vague de grèves. Dans de nombreux pays en guerre, les syndicats doublèrent le nombre de leurs adhérents. Les partis socialistes, dont les courants majoritaires étaient encore partisans de l’Union sacrée, virent au contraire fuir leurs adhérents.

Après l’enthousiasme patriotique général de l’été 1914, la désillusion survient dès l’automne. Un certain nombre de cas de fraternisation sont relevés, dont les épisodes les plus marquants interviennent à l’occasion de Noël. Premier signe de l’émergence d’une crise morale, la fréquentation des églises, qui avait connu un pic à l’été 1914, chute brutalement l’année suivante et ce tant chez les civils que chez les soldats. Sur le front, ces derniers se plaignent souvent du manque d’information sur les opérations en cours et en rendent responsables leurs officiers.

En 1916, survient chez beaucoup de soldats la conviction que la guerre pourrait très bien ne jamais finir ou du moins durer encore « trente ans ». L’année 1917 est celle de la lassitude générale et de la montée des sentiments pacifistes dans les populations de tous les pays belligérants. Ainsi le Canada introduit la conscription avec une possibilité de demander une exemption. Le résultat démontre une opposition massive à la guerre avec 380 000 exemptions demandées sur 404 000 !

L’effort de guerre est soutenu par des prêts importants des banques américaines aux pays de l’Entente. Selon Pauwels, la survenance de la révolution russe et la fin prévisible du conflit sur le front de l’est auraient fait craindre le non-remboursement de ces dettes et incité le président Wilson a déclarer la guerre aux puissances centrales en avril 1917. A ce sujet, le philosophe marxiste italien Domenico Losurdo remarquait que c’était paradoxalement la Grande Guerre, appelée de leurs vœux par les élites européennes comme antidote à la révolution qui avait paradoxalement déclenché cette même révolution. La fin de la guerre fut effectivement marquée dans de nombreux pays européens par une vague de grèves sans précédent, prémisses d’un climat révolutionnaire. Les gouvernements réagirent immédiatement en faisant des concessions importantes tant au plan politique qu’au plan social (extension du droit de vote, limitation de la journée de travail à huit heures, etc.). Pour l’auteur «  aucune de ces réformes démocratiques n’aurait été décidée si la guerre et la Révolution russe, causée par la guerre, n’avaient fait naître au sein de l’élite une grande crainte de la révolution. » Jusqu’à la fin de la guerre froide, la classe politique occidentale s’efforça de maintenir un niveau élevé de progrès social par crainte du pouvoir attractif du communisme derrière le Rideau de fer. Dès la chute de celui-ci, la concurrence de l’Union soviétique n’existant plus, on entreprit alors de « détricoter » tous les avantages sociaux obtenus depuis 1918.

Ayant exposé les thèses de l’ouvrage, il nous reste à évoquer son apport sur le plan historiographique et à faire état des critiques qu’il suscite sur certains points.

Tout d’abord, le quotidien des soldats des deux camps est fort bien décrit. Il s’agit ici de l’un des points forts de l’ouvrage. On appréciera en particulier le recours tout au long du livre à des sources peu utilisées auparavant : la poésie de guerre, généralement de langue anglaise et les chants de soldats (cf. l’évocation de l’image des coquelicots apparus sur le champ de bataille des Flandres et du poème de l’officier canadien John McCrae, In Flanders’ Fields). On peut aussi trouver chez Pauwels une bonne description de la bataille de la Somme, qui débuta le 1er juillet 1916, vue du côté britannique.

Sur le plan des critiques que l’on peut faire à l’auteur, la plus récurrente serait une certaine fixation fantasmatique sur le rôle et l’influence de la noblesse en tant que classe sociale. Quelques citations nous permettront d’étayer cette remarque : « les hauts gradés de l’armée étaient tous membres de la noblesse et, dans une moindre mesure, de grands bourgeois» (p. 86) ; « les généraux … d’un côté comme de l’autre du no man’s land, étaient tous sans exception des représentants de l’élite à l’éducation nietzschéenne et social-darwinienne » (p. 87), etc.

Des généralisations quelque peu hâtives parsèment ainsi l’ouvrage, où l’on rencontre de-ci de-là : des officiers aristocrates prodigues du sang de leurs hommes, nécessairement « d’extraction inférieure », des médecins indifférents aux blessures des hommes de troupe, des cavaliers « …en majorité des gens des classes supérieures. » L’auteur oublie qu’il y a peu de points communs entre une noblesse française résiduelle et souvent déclassée d’un côté et la caste des junkers prussiens de l’autre. Il manque ainsi à son livre la perspective comparatiste qui aurait permis d’affiner ces jugements à l’emporte-pièce, en réalisant, par exemple que seul un officier austro-hongrois sur six était d’origine nobiliaire.

L’auteur évoque d’autre part le blocus allié et son effet sur la classe ouvrière allemande sans s’interroger sur la légalité de ce blocus au regard du droit international, ce qui aurait été cohérent avec sa démarche critique. De même, apparaît dans le livre un paragraphe quelque peu troublant sur le génocide arménien où l’auteur semble s’acharner à expliquer l’action criminelle d’autorités turques, « pourtant relativement tolérantes par tradition… ».

Enfin, Pauwels oppose en permanence, tout au long de l’ouvrage, une « guerre verticale », entre États, à une « guerre horizontale », entre classes sociales, la première étant déclenchée afin d’éviter la seconde. Ce choix sémantique nous semble quelque peu maladroit au sens où c’est justement l’image inverse qui s’imposerait : la « guerre horizontale » évoquant immédiatement celle qui oppose des États situés sur la surface de la terre, la « guerre verticale » rappelant au contraire la pyramide des classes sociales.

Le livre de Jacques Pauwels est un ouvrage dense, résultat d’une longue recherche, s’appuyant sur des sources souvent originales et peu exploitées. Même si l’on est pas obligé de souscrire aux thèses qu’il défend, il nous apporte néanmoins des éléments de réflexion très argumentés sur certaines causes de la première guerre mondiale d’ordre socio-économique (une mobilisation préventive des classes populaires pour éviter l’éclatement d’une révolution sociale, la concurrence entre les impérialismes des grandes puissances) et en ce moment où nous commémorons le centenaire de la fin du conflit, il nous rappelle finalement le quotidien des soldats du front et de leurs familles à l’arrière. C’est en ce sens que cet ouvrage trouve parfaitement sa place dans l’ensemble de la bibliographie consacrée au centenaire de 1918.

Serge Gadal

Jacques R. Pauwels, 1914-1918, La grande guerre des classes, deuxième édition mise à jour, traduit du néerlandais par Frank Degrez, 2016, Éditions Delga, 552 p., 29 euros

 

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