Xavier Eman danse-t-il le tango ?
Il y a un « mystère Xavier Eman ». Qui est donc cet individu fuyant, discrète et pourtant omniprésent dont les articles sonnent comme un coup d’hache dans la glace de la Postmodernité ? Personne ne le connait, et, à l’instar de Thomas Pynchon et Cormac McCarthy, nous disposons de peu de photographies de lui. Eman est pourtant l’une des grandes plumes de cette nouvelle droite réactionnaire anti-droitards fascinée par les avant-gardes, qui a en horreur tout ce qui rappelle de près ou de loin le Postmoderne, et qui ne cesse depuis une vingtaine d’années d’accoucher toute sorte de créativité. Il est présent un peu partout : dans les colonnes d’Eléments, Présent et Livr’Arbitres, comme rédacteur en chef de Zentropa ou encore auteur pour les éditions Auda Isarn (Terminus pour le Hussard), Krisis (Une fin du monde sans importance) et La Nouvelle Librairie (Une fin du monde sans importance Vol. 2).
Il est partout. C’est ton voisin au café qui d’un air faussement aigri prend des notes sur son calepin et te met mal à l’aise car il te donne l’impression qu’il soit en train d’écrire sur toi et ta nouvelle coupe de cheveux que tu pensais être « cool » mais qu’au fait non. C’est le mec derrière toi qui fait la queue chez le boucher et qui mâche de sombres mots contre la mamie à la caisse qui fait semblant de ne pas trouver les derniers sept centimes dans son porte-monnaie et qui rigole avec la caissière, faisant perdre du temps à tout le monde. C’est aussi le type qui, assis sur son banc et que même les pigeons évitent d’approcher, lance de rapides coups d’œil sournois à ta copine militante intersectionnelle qui ne s’est pas rasée les aisselles depuis son adolescence.
Il est partout, ce Xavier Eman, et il observe, prend note et écrit. Le requin de Les dents de la mer aurait été ainsi s’il eût su lire et écrire – la baisse du niveau de l’école républicaine et des mauvaises fréquentations l’en ont empêché.
Comment connaître Xavier Eman, tout en sachant que lui te connais déjà mais que tu l’ignores ? Il n’y a qu’un moyen : le lire. Hécatombe. Pensées éparses pour un monde en miettes nous fait découvrir un auteur désespéré par la bêtise ambiante, dégouté par les effets du républicanisme le plus sot (« Depuis 1789, les idéologies de salopes décapitent ceux qui ne sont pas d’accord avec elles… Finalement, l’école républicaine aura peut-être réussie à transmettre quelque chose : la folie sanguinaire des ‘Grands Anciens’… » p. 46), amusé par les mystifications du progressisme (« Compter les Noirs à la soirée des Césars, c’est antiraciste. Compter les Noirs dans les prisons, c’est raciste. La logique gaucho-progressiste est d’une grande subtilité. » p. 88), mais aussi ému par la beauté des simples choses : « La nouveauté, l’innovation me laissent de marbre, quand une vieille marche d’escalier usée par le passage des générations peut me mener les larmes aux yeux. » (p. 21-22).
Hécatombe est un recueil de pensée et aphorismes qui font quelque peu penser à Emil Cioran, le célèbre auteur de Précis de décomposition, de Histoire et Utopie et de De l’inconvénient d’être né. Bien qu’éparses, ces pensées suivent en réalité un ordre chronologique que le lecteur pourra aisément deviner, car beaucoup de syllogismes sont un commentaire de l’actualité. L’arc temporel dans lequel se déroule le livre va du début de la crise du COVID-19 au milieu de 2021 : il y a assez de matériel pour nourrir le désespoir de Mr. Eman, qui s’avère être également un homme aux convictions très claires. Voici donc ce qui en pense de l’Education nationale : « Pour se protéger contre l’islamo-gauchisme, c’est l’Education Nationale qu’il faudrait interdire, pas l’école à la maison. » (p. 49). De l’humanisme contemporain : « Leur humanisme est un gigantesque cimetière encadré par des asiles psychiatriques. » (p. 47). De Yann Moix : « Yann Moix était la dernière personne que Yann Moix ne faisait pas vomir. Maintenant, c’est fini. » (p. 131). De l’Occident : « Le dernier cri de résistance et de fierté de l’Occident : ‘Nos filles ont le droit de montrer leur cul !’ » (p. 49). De Cyril Hanouna : « Je pense que Cyril Hanouna est plus nocif que la Covid-19… » (p. 69). Du chien de sa sœur : « Le chien de ma sœur a été diagnostiqué bipolaire… » (p. 42). Et ainsi de suite.
Le regard que Xavier Eman porte sur le monde ne se réduit pas à des syllogismes amères et souvent drôles. La plume de cet auteur est bien dirigée lorsqu’il s’interroge sur la transcendance des catholiques contemporains qui ne croient plus à l’Enfer (pp. 94-95) ou encore quand il donne une définition courte et percutante de ce qu’est un bourgeois : « Pour les courageux notables, la patrie est toujours négociable. » (p. 89). Dans Hécatombe émerge également la vision que l’auteur a des rapports sociaux (post)modernes, où la distance spirituelle est directement proportionnelle à l’angoissante frénésie avec laquelle des individus cherchent un semblant de lien social – pour en finir à consommer l’autre comme ils consomment des psychotropes et des drogues. La plume acérée d’Eman se dirige notamment contre les « droitards », c’est-à-dire cette droite pharisienne et bourgeoise, rance et bête qui, traître à tous ses engagements, a largement contribué (sciemment ?) à provoquer de fortes allergies électorales auprès de la population, foutant ainsi en l’air les processus électoraux qu’ils prétendent hypocritement garantir.
Comme Eman s’adresse-t-il aux lecteurs ? De deux façons. En partie à travers des courtes réflexions, syllogismes épars, à l’image de cette Postmodernité éclatée où l’effort cognitif ne peut plus dépasser la longueur d’un tweet. Et en partie à travers de savoureuses petites scènes, des dialogues courts farcis d’immondes interjections qui mettent en lumière la futilité des conversations entre bobos qui refont le monde (le leur) en un rooftop branché et éco-solidaire.
Hécatombe n’est certainement pas un essaie où l’auteur expose ses vues sur le monde ou un sujet en particulier. Il n’est pas non plus un manuel de survie ou, à l’instar des Maximes de François de La Rochefoucauld, un recueil d’aphorismes moralistes. Mais c’est un petit livre de chevet qui se lit avec plaisir, un concentré de sombres piqures de rappel, idéale pour ces temps de propagande bienpensante et caramélisée qui provoque tant de diabètes.
Emil Cioran était un désespéré ontologique qui aimait la vie, et ce n’est pas du tout paradoxale qu’il eût été un excellent danseur de tango, avec toute évidence la seule danse que vaille la peine d’apprendre et pratiquer quand on aime la vie mais qu’elle nous dégoute et trahis sans cesse. Alors la question s’impose : Xavier Eman ne danserait-il pas le tango ?
Maxence Smaniotto
A lire :
Xavier Eman, Hécatombe, Editions La Nouvelle Librairie, 174 pages. Disponible sur https://nouvelle-librairie.com/boutique/politique/chroniques/hecatombe-pensees-eparses-pour-un-monde-en-miettes/
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