Un pas de plus vers la multipolarité : l’Iran intégrera l’Organisation de Coopération de Shanghai
L’architecture du monde unipolaire états-unienne vient de subir un nouveau revers, et ce, à seulement quelques semaines de la décapante fuite occidentale d’Afghanistan. La République islamique d’Iran adhérera à l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), rejoignant ainsi des pays au poids politico-économique d’envergure, comme la Chine, la Russie et l’Inde, le tout en fonction anti-atlantiste. Un pas de plus vers un monde multipolaire et une Eurasie intégrée ?
Histoire de l’Organisation de Coopération de Shanghai
C’est en 1992 que le très célèbre et médiatique intellectuel et chercheur états-unien d’origine japonaise Francis Fukuyama proclame la « fin de l’Histoire » dans l’un des grimoires du néo conservatisme américain, La fin de l’Histoire et le Dernier Homme. Depuis, Fukuyama a profondément revu ses positions, allant jusqu’à critiquer la politique interventionniste atlantiste et les dérives du transhumanisme, mais au début des années 1990 il avait tout à fait raison d’estimer que le monde allait rapidement devenir une immense « start-up nation » ayant comme centre les Etats-Unis, et que la démocratie libérale allait être adoptée par tous les pays. En effet, l’URSS disparue, ils ne restaient plus de pays suffisamment puissants et au poids politique assez important pour s’opposer aux USA, à leur soft power et à leurs supplétifs européens et anglo-saxons dans le Pacifique. Dans la Russie embourbée en Tchétchénie et dans les rivalités entre clans mafieux, les élites étaient globalement pro-occidentales et machaient des hamburgers dans les McDonald’s qui ouvraient un peu partout. Mikhail Gorbatchev était devenu un paisible papy protagoniste d’une publicité pour la chaîne de restauration rapide Pizza Hut, tandis que le pays glissait en pleine déliquescence morale et économique.
C’est donc en ce contexte que naît l’initiative, de la part de la Russie, d’approfondir les relations avec un certain nombre de pays asiatiques, qui avaient très bien deviné ce que Washington visait sous couvert hollywoodien des Droits de l’Homme. Il s’agit d’un tournant décisif, car, amputée de ses républiques ukrainienne, baltes et biélorusse, le territoire russe avait immensément rétréci vers l’Est, devenant moins européen et plus asiatique. Désormais le gros de la masse géographique russe est, bien que sous-peuplée et peu développée, asiatique, ce qui poussa Moscou à se rapprocher davantage de la Chine, pourtant concurrent historique. Le but était de créer un équilibre avec les USA et l’Europe, lesquels étaient en train d’englober les anciens pays du Pacte de Varsovie et d’intervenir en Yougoslavie contre la Serbie, alliée historique de la Russie.
Ce rapprochement aura une première forme en 1996, avec la signature d’un « partenariat stratégique » qui évoluera très rapidement en Forum de Shanghai, noyau de la future Organisation de Coopération de Shanghai. Trois anciennes républiques soviétiques s’y associent aussitôt : Kazakhstan, Kirghizistan et Tadjikistan. L’Asie centrale est alors en plein ébullition – la Russie et la Chine craignent des conséquences sur leurs respectifs territoires, et notamment une extension des activités islamiques.
C’est en 2001 que naît l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), avec des accords majeurs autour de l’économie, de la lutte contre le séparatisme et le terrorisme, le nucléaire et l’exploitation de ressources énergétiques. Avec le temps d’autres pays d’Asie rejoignent l’OCS : l’Ouzbékistan, l’Inde et le Pakistan.
Quel poids a l’OCS ?
L’OCS est une organisation dont le poids politique et économique est loin d’être négligeable. La population des pays qui en sont membres représente le 50% de la population mondiale, et elle compte les deux pays les plus peuplés au monde, la Chine et l’Inde. Les économies combinées des huit pays membres de l’OCS représente le 22% du PIB mondial, et leurs échanges commerciaux on étés multipliés par sept en une quinzaine d’années.
D’un point de vue géopolitique, cette organisation regroupe les plus importants pays du continent eurasiatique, ou tout de moins ceux au poids le plus important. D’autres pays devraient rejoindre l’OCS dans les prochaines années, dont la Mongolie et l’Afghanistan, qui ont le statut de « pays observateurs », dernier stade avant la demande d’intégration de l’Organisation. D’autres ont le statut de « partenaires de discussion » (Turquie, Népal, Azerbaïdjan, Cambodge, Sri Lanka, Arménie) et de « candidats observateurs » (Egypte, Syrie et Bangladesh). La Biélorussie a le statut de « pays observateur » mais à priori ne pourrait pas y adhérer car pays pleinement européen.
L’architecture de l’OCS repose en bonne partie sur les Nouvelles Routes de la Soie qui reliront les immenses industries de la côte chinoise à l’Europe consumériste via l’Asie centrale et l’océan Indien, d’où l’importance d’intégrer et de stabiliser les pays qui en font partie.
En outre, la plupart des pays membres de l’OCS font à leur tour partie d’autres organisations d’envergure. La Russie est le chef de file de l’Organisation du traité de Sécurité Collective, une alliance militaire entre la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Tadjikistan, le Kirghizistan et le Kazakhstan (la Serbie est État observateur depuis 2013), de l’Union Economique Eurasiatique, et de la Communauté des États Indépendants, qui rassemble la plupart des ancienne républiques soviétiques en un espace commun de libre circulation et de coopération. La Chine et l’Inde appartiennent aussi à plusieurs structures transnationales et alliances militaires d’envergure, comme l’ASEAN Plus Trois (Association des nations de l’Asie du Sud-Est Pus Trois) dont la Chine est membre avec la Corée du Sud et le Japon.
L’OCS présente bien évidemment aussi des faiblesses et des paradoxes. Il s’agit d’une structure somme toute assez jeune si comparée à d’autres. Son potentiel d’intégration et de résolution des conflits régionaux est bien loin d’être opérante. L’Inde et le Pakistan, par exemple, sont toujours en guerre bien que faisant partie de la même organisation, et le conflit frontalier entre la Chine et l’Inde au sujet du Ladakh n’a pas non plus avancé malgré l’intégration de l’Inde dans l’OCS.
Que l’Iran ait, lors du sommet de l’OCS de Douchanbé en septembre 2021, intégré l’Organisation n’est donc pas anodine, et cela pas seulement en termes économiques (l’Iran compte une population de 85 millions d’habitants et détient parmi les plus importantes réserves mondiales d’hydrocarbures), mais aussi civilisationnels, le pays étant le leader mondial du shiisme, et géopolitiques, car il contrôle pratiquement l’accès au détroit d’Ormuz, d’où transit le 25% du pétrole mondiale.
Significations civilisationnelles et géopolitiques
Cette intégration comporte de potentielles conséquences majeures non seulement pour la région mais également au niveau international, car il s’insère dans le difficile contexte afghan et des pourparlers autour du nucléaire iranien. L’OCS n’a effectivement pas vocation à être tout simplement l’énième organisation transnationale mais un vrai projet civilisationnel ayant comme but de contrecarrer le poids du bloc atlantiste et ses logiques libérales. Ce n’est de conséquence pas un hasard si le président chinois Xi Jinping a parlé à plusieurs reprises de « civilisation » et « coopération entre civilisation » à l’occasion de ses proclames lors des rencontres annuelles entre les membres de l’OCS, et que le nouveau président iranien Ebrahim Raisi ait lui aussi parlé, se référant à l’Iran, d’un « vaste potentiel en termes de géopolitique, de population, d’énergie, de transport, de ressources humaines, et surtout de spiritualité, de culture et de civilisation qui peuvent stimuler de manière significative cette perspective. »
Il est donc important de souligner comment la Chine, l’Iran, la Russie et l’Inde se définissent en termes civilisationnels, et non pas exclusivement en termes matériels et économiques. La civilisation, concept qui, dans leurs intentions, groupe autant la religion que la culture et l’histoire, et non pas les mœurs et les avancées technologiques, est central pour la construction d’une union et intégration eurasienne et anti-atlantiste. La narration et les concepts utilisés sont diamétralement à l’opposé des tonitruantes déclarations occidentales où il est toujours question de Droits de l’Homme, démocratie libérale et repentance outrancière, concepts qui, se transposant dans la politique étrangère, a donné les carnages de Lybie, Irak, Syrie et Afghanistan, avec comme seul résultat de ramener au pouvoir les Talibans et pousser toujours plus de pays africains et arabes vers la Russie (les récents échecs français au Mali, République centrafricaine et Guinée en sont un exemple très parlant) et la Chine, qui est désormais le premier investisseur dans le continent africain. Cette intégration dénote donc un pas de plus vers un monde multipolaire où toujours plus de pays et d’alliances émergent pour contrecarrer la toute-puissance politico-économique états-unienne, laquelle passe toujours d’abord par le rouleau compresseur de leur culture néolibérale et déracinatrice.
Il faut tout de même souligner comment l’Iran, qui a pourtant su avancer ses pions en Irak, Syrie et Liban, fait encore preuve d’une importante dépendance vis-à-vis de son allié russe. C’est en effet Moscou qui a fait en sorte de convaincre les autres pays de l’OCS à intégrer définitivement Téhéran, qui avait échoué une première fois en 2008. En outre, il est légitime de se demander de quel type d’économie les membres de l’OCS se font les promoteurs. Le volume d’échanges commerciaux a beaucoup augmenté entre eux, mais aucune zone de libre circulation n’a été établie, gardant les contrôles douaniers, de sorte qu’on peut affirmer qu’il ne s’agit pas d’une structure créée pour copier le néolibéralisme anglo-saxon.
Il y a en outre un second élément qui semble différencier l’OCS du modèle anglo-saxon, et c’est le fait qu’autant la Chine que la Russie ou l’Iran voient un danger civilisationnel dans la toute-puissance des oligarques et des entreprises hors-sol et mondialisées. Autrement dit, contrairement à l’Occident, où des entreprises comme Amazon, Facebook, Google et SpaceX ont acquis un poids égal ou supérieur à celui des États, la conception des membres de l’OCS semble aller plutôt dans le sens inverse, où c’est l’État qui doit être plus puissant que les entreprises. Le Capital doit pouvoir se développer mais exclusivement au bénéfice du pays, pour garantir la préservation de la civilisation, et non pas s’adapter aux fantasmes des PDG des entreprises. Là où les USA, le Canada et beaucoup de pays européens sont en train de modifier leurs respectives civilisations afin de s’adapter aux idéologies des GAFAM, d’autres, dont les membres de l’OCS (et les récentes mésaventures chinoises du fondateur d’Alibaba Jack Ma en sont un exemple parlant), semblent plutôt prompt à procéder en sens inverse.
Maxence Smaniotto