Sur la piste du « baron fou »
Livré par les siens, Roman Fédérovitch von Ungern-Sternberg (1886-1921), baron balte et général de l’armée blanche, fut fusillé le 15 septembre 1921 par les troupes bolchéviques. Lors de son procès, Bogolioubov, son avocat le décrivait, assez pertinemment d’ailleurs, comme « un homme sombre en quête d’aventures militaires, un homme solitaire oublié de tous. »
Ancien officier du Tsar, cavalier infatigable, considéré par ses hommes comme le « dieu de la guerre » incarné, le personnage garde de son mystère malgré les nombreuses biographies qui lui ont été consacrées. Celle de Léonid Youzéfovitch, récemment rééditée, lui laissera sa part d’ombre. Elle possède par contre un avantage sur les autres, celui de mettre l’accent avant tout sur les idées d’Ungern.
Paradoxalement, le programme politique d’Ungern reposait sur une idéologie fort éloignée de celle du mouvement blanc focalisée sur le retour du Tsar, mais était proche par contre du panasiatisme japonais ou du panmongolisme. L’idéologie d’Ungern semblait aussi calquée sur celle des slavophiles, à la seule différence que, pour lui, c’était la Mongolie et non la Russie qui devait « sauver le monde ». Le bouddhisme y remplaçait l’orthodoxie et les tsars cédaient leur place aux Qing chinois. Les slavophiles en effet, tels que Troubetskoï, Savitsky, etc., critiquaient, comme lui, le nivellement auquel avait aboutit la culture occidentale et rejetaient le libéralisme. A l’instar d’Ungern également, les Eurasiens étaient convaincus que leurs idées embrassaient l’ordre universel.
Doctrine surprenante de la part du rejeton d’une lignée continue de dix-huit générations de seigneurs baltes (depuis Hans von Ungern, le fondateur de la dynastie au XIIIe siècle), sa doctrine de « l’Asie aux asiatiques » supposait d’y mettre fin à l’influence européenne. Il plaçait ses espoirs dans les nomades des steppes, les seuls à ses yeux à avoir conservé les valeurs spirituelles perdues par le reste de l’humanité. Selon ses propres termes, « la culture de la race blanche, qui a conduit les peuples européens à la révolution, qui a été marquée par des siècles de nivellement universel, qui a provoqué le déclin de l’aristocratie entre autres choses, est condamnée et doit être remplacée par la culture de la race jaune, vieille de trois mille ans, mais toujours fidèle à elle-même. »
Le livre de Youzéfovitch a ainsi le mérite de nous résumer, en des termes d’ailleurs prophétiques, la philosophie de l’histoire qui est à la base de l’action politique d’Ungern : « L’épanouissement de l’Occident a atteint son apogée au milieu du XIVe siècle, période suivie d’une chute progressive… La culture a cessé d’être au service de l’homme et est devenue une fin en soi. Sous l’influence de la bourgeoisie, les nations occidentales se sont corrompues. La révolution russe est le signe de la fin prochaine de l’Europe. Mais il existe une force capable de faire faire marche arrière à l’Histoire. Ce sont les nomades des steppes d’Asie centrale et avant tout les Mongols, restés à une étape primitive de l’Histoire, commune à tous les peuples dont l’Occident bifurqua il y a cinq siècles. ».
Choqué par ce qu’il perçoit comme une décadence morale européenne, Ungern en rend responsable la femme occidentale, « incarnation de la corruption et de l’hypocrisie, élevée sur un piédestal comme une idole dorée par l’Occident aveugle, après avoir renversé la statue du guerrier et du héros. »
La conviction d’Ungern que l’Occident est fini, que la lumière viendra de l’Orient et que c’est lui, Ungern, qui prendra la tête des peuples des steppes pour les faire marcher sur l’Europe s’inscrit parfaitement dans l’atmosphère du mysticisme russe du début du XXe siècle avec Soloviev, Blok et Brioussov.
Ungern exposa son programme d’action dans des dizaines de lettres qui furent envoyées au gouvernement de Pékin, à l’empereur-enfant Pu Yi, aux princes mongols, aux chefs kazakhs,ou au dalaî-lama. Aucune ne reçut de réponse.
L’ouvrage s’étend aussi longuement sur les péripéties militaires de l’unité de cavalerie constituée par Ungern à partir d’unités mongoles et russes, la « Division asiatique », avec notamment la prise d’Ourga (l’actuelle Oulan-Bator). Ce fut la dernière des grandes unités blanches à déposer les armes, même si, dans la guerre civile russe, elle joua souvent son propre rôle en Transbaïkalie et en Mongolie, refusant notamment de se soumettre à l’autorité de l’amiral Koltchak, que Ungern méprisait et qualifiait de « mauviette libérale ». Il est en effet paradoxal que toutes les figures du Mouvement blanc (Denikine, Alexeiev, Wrangel et Koltchak) détestaient en réalité le pouvoir qui leur était échu. Ils le voyaient plutôt comme un fardeau, une croix.
A la différence d’autres biographes, l’auteur ne cache rien des nombreuses atrocités et exécutions sommaires auxquelles se livra le baron, excès qui conduisirent finalement certains de ses officiers à prendre la décision de le neutraliser en permettant à leurs adversaires de s’en emparer.
Leonid Youzefovitch, Le baron Ungern, Khan des steppes, traduit du russe par Élisabeth Mouravieff, Éditions des Syrtes, 2018, 290 p., 9 euros
Serge Gadal