Rencontre avec Louis Alexandre, un socialiste européen entre révolution et tradition
Dialogue très ouvert entre Louis Alexandre et David L’Epée sur l’histoire de la revue Rébellion…
Au fil de L’Epée
Popularisé par la revue Eléments, David L’Epée se lance ici dans un nouveau projet éditorial, beaucoup plus personnel, autour de quelques grandes passions : la pensée politique, la philosophie, le cinéma, l’érotisme – et bien sûr, toujours, le débat d’idées. Retrouvez ses travaux sur https://partager.io/publication/aufildelepee/post/1271
Je vous avais déjà dit un mot de Louis Alexandre dans un de mes tout premiers billets, où je rappelais que la rencontre avec cet homme et sa revue avait été pour moi un jalon dans mon itinéraire intellectuel, me permettant de passer d’une extrême gauche passablement sclérosée à une meilleure compréhension du socialisme, réconcilié avec les notions de peuple, de culture populaire et de patrie. Profitant de la parution de son livre Les Héros du peuple sont immortels j’ai voulu lui donner la parole pour vous permettre de mieux connaître ce personnage aussi prolifique que discret dont vous ne verrez jamais le visage (il en a décidé ainsi dès les premières années de son engagement) mais qui est à l’origine, avec sa revue Rébellion et les cercles du même nom, d’un courant bien spécifique du spectre politique français, le socialisme révolutionnaire européen. Ce dernier se situe à la convergence de plusieurs luttes historiques : le syndicalisme révolutionnaire, le socialisme de tradition française, le nationalisme révolutionnaire, l’anarchisme, voire certains apports étrangers comme le national-bolchevisme. Résolument anti-capitaliste et anti-bourgeois, Louis Alexandre se confie sur le sens de son engagement mais aussi sur son rapport à la tradition et à la spiritualité ainsi que sur les grandes figures socialistes et patriotiques qui l’inspirent et sous les auspices desquels il place son combat.
DL : Dans ce livre, tu te donnes pour objectif de réhabiliter l’héroïsme et le sens de l’honneur aux dépens de la culture du ressentiment et de la victimisation. Veux-tu dire par-là que dans les luttes sociales actuelles la figure de la victime (ou du martyr) aurait remplacée celle du working class hero ?
LA : La figure de la victime est le pire piège de notre époque. C’est une posture déresponsabilisante et stérile. On réclame une reconnaissance pour avoir des réparations mais on ne réfléchit jamais à l’origine réelle et aux mécanismes qui auraient pu conduire à devenir une victime. On se cherche un bourreau imaginaire mais on ne voit pas sa propre aliénation bien réelle aux normes dominantes. La victimisation c’est aussi détourner de nobles valeurs (comme le fait de protéger les blessés et de corriger l’injustice) dans un but précis : désarmer les résistants de leur esprit de combat, rendre virtuelle la souffrance et ramener dans le cadre du système toutes les oppositions. Car le système s’instaure en juge et surtout répartit la rente de la victimisation entre les victimes acceptables à ses yeux et celles qui ne le sont pas. Le virus de la victimisation a gangrené tout le discours contestataire de ce courant (il faut désormais passer pour une victime pour être reconnu dans ces sphères). Cette posture n’apporte rien dans la lutte de classes et elle est faite pour ça. Cela divise et créer de faux débats, comme c’est le cas par exemple de l’opposition homme/femme ou des revendications indigénistes post-coloniales. Je ne reviendrai pas sur la critique révolutionnaire du féminisme bourgeois, mais je préciserai tout de même que le combat contre les différences de salaires et de retraites entre hommes et femmes est une vraie urgence par rapport à la question de savoir si l’écriture doit être inclusive ou non… De même il est stérile (et faux) de dire que l’ouvrier français aurait profité du pillage de l’Afrique et de son « privilège blanc » (à part si on veut produire un scénario pour un feuilleton Netflix…). C’est aussi pour cela que la célébration des héros de la classe ouvrière – aussi bien les révolutionnaires authentiques que tous les « héros du quotidien », travailleurs acharnés à défendre les droits de leur famille, de leur classe, tout en travaillant consciencieusement avec l’amour de leur métier – est désormais impossible pour ce que j’appelle la « gauche transgénique ». Il était donc important d’honorer nos résistants, nos héros, nos rebelles, pour nous mettre à leur école. Ils ont pu être des martyrs d’ailleurs, comme les communards tombés au Mur des Fédérés ou les révolutionnaires irlandais de la Pâques sanglante, mais cela était l’aboutissement d’un choix volontaire qui les portait à risquer leur propre vie dans la bataille.
DL : Tu as décidé de dédier ton livre à un grand aventurier russe qui nous a quittés il y a deux ans, Edouard Limonov. Pourquoi ?
LA : Edouard Limonov est pour moi l’éternel modèle de l’outsider, de l’inadapté qui choisit de ne pas devenir un perdant ou une victime. Au contraire, il sait se lancer dans l’aventure avec de solides valeurs. Il aurait pu finir petit truand, oligarque ou pire poète universitaire libéral dans son coin d’Ukraine natale à la faveur de la décomposition de l’URSS, il a préféré le grand large. Il a pris la route, larguant les amarres pour les quartiers les plus glauques de New York ou les bords de Seine. Cela lui aura donné l’occasion de vivre intensément les pires polémiques parisiennes, les guerres européennes oubliées des années 1990 et les prisons de Poutine. Il aurait pu n’être qu’un aventurier déguisé en écrivain mais le bougre avait le talent et les idées pour construire une œuvre qui restera. Politiquement, on a souvent décrit son parcours comme celui d’un provocateur. Ce n’est pas forcément faux, mais je pense qu’il reste dans sa synthèse national-bolchevik quelque chose de très fertile et d’une richesse qui va encore inspirer au XXIe siècle des jeunes gens aussi bien en Russie que partout dans le monde.
DL : Qu’est-ce qui, selon toi, distingue le socialisme français des autres formes de socialisme ailleurs en Europe ?
LA : Je dirais d’emblée l’esprit gaulois. C’est un vieux fond dans notre mentalité qui nous pousse à nous révolter et à défendre les communautés auxquelles nous sommes attachés (la famille, le village, notre petit coin de terre ou le comptoir de notre café de quartier avec nos copains). Cela a pris chez nous la forme d’un socialisme fondé sur l’autonomie et un sens très fort de la justice basé sur l’égalité de traitement et l’horizontalité sociale. Pour résumer : à chacun selon son travail, à chacun selon ses besoins.
DL : Parmi ceux que tu appelles les « héros du peuple », tu as retenu une galerie de figures prestigieuses : Proudhon, Rochefort, les communards, Jack London, les résistants anti-nazis de la Rose Blanche, le sous-commandant Marcos, les Gilets jaunes… J’aimerais que tu nous dises quelques mots d’un personnage un peu à part dans cette galaxie internationale, qui est le poète, romancier, artiste et entrepreneur William Morris. Que peux-tu nous en dire ?
LA : William Morris voulait que le beau soit la source de la société nouvelle que le socialisme pourrait faire naître. Artiste et homme pratique, il aura réussi une chose rare : donner corps à son idéal dans une démarche concrète. Peintre préraphaélite, il ne se contente pas de participer au renouveau artistique britannique de la fin du XIXe siècle. Il est aussi un militant de la conservation du patrimoine anglais, de la défense des classes laborieuses et de la nature. On lui doit une intense réflexion sur le rôle de l’art qu’il voudrait diffuser dans toutes les couches de la société. Il lance ainsi plusieurs ateliers et guildes d’artisans visant à produire des objets utiles et de qualité. Il incarne la voie vers une sorte de « socialisme féodal » qui est pour moi une source d’inspiration et d’émerveillement à chaque fois que je lis un de ses romans ou découvre une de ses œuvres.
DL : Une étrange femme revient, comme en filigrane, dans quelques-uns de tes chapitres. Tu ne lui as pas consacré de texte spécifique mais elle a joué un rôle important dans l’agitation socialiste, anarchiste et nationaliste du XIXe siècle, c’est la duchesse d’Uzès. Peux-tu nous dire quelques mots de ce personnage haut en couleurs ?
LA : Tu as raison d’être séduit par elle car quelle femme, mon David ! C’est une véritable « grande dame », dont le lignage remonte au Moyen Âge, qui va se passionner pour des causes souvent perdues mais de manière totalement chevaleresque. Héritière d’une belle fortune, sa générosité fait d’elle aussi bien la financière du boulangisme que le soutien de l’orpheline de l’anarchiste Auguste Vaillant. Férocement royaliste, elle déteste la République bourgeoise avec une ténacité qui lui fait respecter les communards, les socialistes révolutionnaires et les anarchistes. Grande amie de Louise Michel et de Rochefort, elle est très populaire et incarne le meilleur de l’aristocratie française. Grande chasseuse (elle entretient de nombreuses meutes pour sa passion), elle sera la première Française à obtenir son permis de conduire et à écoper d’une contravention pour excès de vitesse ! Pour résumer, elle n’était pas très wokiste…
DL : Tu t’es comme moi toujours intéressé aux expériences politiques se proposant de libérer les peuples en conjuguant l’émancipation sociale (par le socialisme ou la lutte anti-capitaliste) et l’émancipation nationale (par le patriotisme ou le souverainisme). Une des figures de ton livre semble l’avoir particulièrement bien compris, c’est James Connolly. Pourrais-tu présenter en quelques mots ce grand révolutionnaire à nos lecteurs ?
LA : « Faire de la cause du peuple la cause de la patrie, faire de la cause de la patrie la cause du peuple » : vieux slogan qui pourrait résumer le combat de Connolly. C’est pour moi un modèle. Issu d’une terre pauvre, il mène d’abord une vie aventureuse en Amérique où il fait murir sa conscience nationale et son appartenance de classe. Il va participer à son retour en Irlande au réveil des classes populaires contre l’exploitation et la domination impérialiste britannique. Son rôle dans la lutte dans l’indépendance de son pays est décisif. Les combattants de ses milices ouvrières seront avec les volontaires du Sinn Fein le noyau de l’insurrection de 1916. Blessé et capturé, il demandera à être fusillé avec ses camarades nationalistes et socialistes révolutionnaires. Exécuté sur une chaise et ne pouvant se tenir debout, il meurt courageusement après avoir reçu les sacrements en fervent catholique.
DL : En conclusion de ton livre, tu expliques que l’insécurité que nous vivons aujourd’hui « provoque le besoin de se défendre mais aussi la nécessité d’attaquer » et que ça pourrait bien être cette insécurité qui « permettra à la civilisation européenne de se rénover » et ce sous la forme d’un « socialisme pour le XXIe siècle ». A quoi devrait ressembler cette rénovation selon toi ?
LA : C’est le complexe de Damoclès que Franco Cardini a très bien expliqué lorsqu’il parlait de l’émergence de la chevalerie dans l’Occident chrétien du début du Moyen Age. Face à un danger permanent, l’homme se donne les moyens de se défendre. S’il refuse d’être une victime, de se résigner à son sort et fait plutôt le choix de se défendre de manière individuelle comme collective, il se donne l’état d’esprit que je définis comme étant celui du héros combattant. Dans les colonnes de la revue Rébellion, nous avons toujours affirmé que notre civilisation européenne ne devait pas être enfermée dans les musées ni se réduire à un parc d’attractions à thème. Elle doit être vivante et vécue, elle a la capacité de se renouveler et de contribuer à donner un cadre fécond aux Européens.
DL : Tu es l’initiateur, il y a déjà presque vingt-deux ans, de la revue Rébellion. Peux-tu la présenter à nos lecteurs, nous dire quelle est sa ligne éditoriale et quelles sont ses perspectives d’avenir ?
LA : Eh oui, le temps passe vite quand on participe à une aventure comme Rébellion ! On arrive bientôt au numéro 98 et la ligne directrice de la revue est toujours la même. On voulait au départ proposer une démarche positive et créative aussi bien dans le fond que dans la forme. On voulait sortir des impasses de notre « mouvance » d’origine (le courant nationaliste-révolutionnaire de « gauche ») et ne pas singer les contestations qui émergèrent lors de la décomposition du gauchisme (l’altermondialisme, les débuts des théories d’intersectionnalité des luttes, etc.). Pour cela, nous avons fait notre sac et pris un chemin buissonnier. Nous avions pour ce faire un bon bagage avec les expériences révolutionnaires du passé ou les écrits, novateurs pour l’époque, de Jean-Claude Michéa et d’Alain de Benoist (nous avons lu et relu ses Critiques-Théoriques à chaque numéro des débuts). Une fois l’orientation prise, nous avons passé par une étape de traversée du désert – au début des années 2000 surtout – et cheminé modestement. Avec le temps, de nouveaux compagnons ont rallié notre aventure quand d’autres ont lâché la route. Mais je crois que nous avons toujours conservé l’idée d’être une revue au fonctionnement collectif très marqué, une communauté attachée au respect des gens qui participent à sa vie (aussi bien comme rédacteurs que comme diffuseurs, militants ou lecteurs) et au projet de « tirer vers le haut » son public. Notre satisfaction est d’avoir vu émerger des mouvements que nous pressentions dès le départ dans la métamorphose de la société de la fin des années 1990 (par exemple les Gilets Jaunes et la génération qui vient). Nous avons aussi contribué à être un laboratoire d’idées en forme de chaudron alchimique. Actuellement, je pense que l’équipe de rédaction est la plus féconde et diversifiée de l’histoire de la revue. C’est plutôt encourageant de voir le renouvellement générationnel poursuivre une démarche si longue dans le temps avec le même socle d’idées et de valeurs. Nous sommes passés avec la nouvelle équipe à un stade de plus grande réflexion constructive. J’aime penser que j’ai embarqué il y à vingt ans dans la nef des fous (il fallait un peu de folie pour se lancer dans ce périple avec mes camarades) pour rassembler avec le temps une sorte de « compagnie de l’anneau » faite de personnalités venues d’horizons très différents mais incarnant toutes une certaine sagesse malgré leur jeune âge.
DL : Lorsque nous avons toi et moi commencé à collaborer, Rébellion mettait surtout l’accent sur les questions sociales et politiques. Avec le temps et l’arrivée de nouveaux collaborateurs (et notamment de nouvelles collaboratrices) vous avez développé une ligne éditoriale où les questions mystiques ou ésotériques ont pris davantage d’importance. Comme, à mon petit niveau de rationaliste cartésien, je n’y comprends pas grand-chose, pourrais-tu éclairer ma lanterne ?
LA : On avait remarqué ton incompréhension de cette question, David, à travers ta contribution au numéro « Spiritualité et engagement » voici presque dix ans, dans l’introduction que tu avais rédigée à ton entretien avec Jean Bricmont ! Je crois que la dimension spirituelle a toujours été présente dans notre démarche. Nous avons beaucoup écrit au début sur les questions politiques et sociales qui étaient urgentes pour donner des définitions et des orientations claires sur ces sujets. L’équipe des débuts ne voulait pas « mélanger » les genres, ayant vécu des expériences politiques (la « mouvance NR ») où la question religieuse avait provoqué de nombreuses tensions et querelles personnelles stériles. Les pratiques spirituelles et les interrogations métaphysiques issues de nos lectures étaient se cantonnaient donc à l’interne de notre cercle de camarades. Mais avec les années 2010, les questions de la spiritualité ont globalement été au cœur des préoccupations des jeunes générations. Il était alors important d’apporter notre contribution dans le domaine. D’autant plus que la montée des religions de bricolage, d’un nouveau fanatisme de néo-convertis du net et de l’ignorance de la mesure dans la quête spirituelle donnent des leviers au système pour poursuivre son entreprise de manipulation des esprits. Je vous conseille d’ailleurs à ce propos de lire notre dernier numéro, consacré à la Tradition en action !
DL : Je sais par avance (je le sais même tellement que je ne te l’ai pas demandé) que même pour illustrer un entretien comme celui-ci tu ne me fourniras aucune photo de toi… Ça a été toujours un désaccord stratégique entre nous : alors que je suis persuadé que les idées, pour se diffuser dans la société, doivent être individuellement incarnées (idéalement par un nom, un visage et une voix) tu sembles penser au contraire que le révolutionnaire authentique est un personnage collectif. Peux-tu développer ta position ? Peut-on y voir la marque d’une certaine critique adressée en leur temps par les situationnistes aux communistes et à leur culte de la personnalité ?
LA : Je ne suis pas photogénique, et allergique aux photos en plus… Que nous importe le messager, l’important est le message ! Connais-tu le nom et le portrait des constructeurs des cathédrales ? Non, car ils sont restés humbles dans leur tâche, et leur réalisation parle pour eux depuis des siècles. La quête de la célébrité me semble futile et je préfère l’enseignement biblique qui nous dit que « le bien que fait ta main droite, ta main gauche ne doit pas le savoir ». Personnellement, j’incarne mes idées dans mon action et je n’ai pas besoin de me mettre en avant. Je suis favorable à une forme radicale d’impersonnalité de l’action. Je ne juge pas ceux qui veulent utiliser leur « image » pour la cause (et non pour leur égo), cela peut avoir un sens ou un impact positif à notre époque. L’important pour moi est ailleurs que dans cette question de l’incarnation, c’est vraiment secondaire par rapport à la manière dont nous transmettons nos idées. Le débat autour des youtubeurs par exemple ne devrait pas porter sur leur nombre de vues (règne de la quantité agitée pour convaincre de leur impact dans les esprits) mais sur le contenu de leur message. Une connerie écrite dans dix exemplaires d’un bouquin en autoédition ou vue par 100.000 internautes sur YouTube reste une connerie… De toutes façons l’idée s’incarne dans l’action, les individus que nous sommes ne sont que son véhicule.
DL : Nous finirons – hélas – par une note plus funèbre. L’avant-dernier numéro de Rébellion présente une double page nécrologique rendant hommage à deux jeunes femmes tombées dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne : Zemfira Souleymanova et notre chère Daria Douguina. Quel regard jettes-tu sur cette jeunesse sacrifiée ?
LA : Un regard admiratif ! Elles ont donné leur vie pour notre idéal et j’ai donc un immense respect pour elles. Nous avons toi et moi bien connu Daria et nous pouvons croire que cette mort était une chose qu’elle savait possible et qui ne lui faisait pas peur. Finissons donc par une note d’espérance : elles sont tombées pour une certaine conception de l’existence qui doit nous inspirer et nous donner le courage de croire, de combattre et de créer pour elle à notre tour.
Pour aller plus loin :
Merci à Holy Mane pour la photo qui introduit cet article. Pour en savoir plus sur son travail, découvrez son site.