Réflexions autour de l’affaire ORPEA
À intervalles réguliers, les media se font l’écho d’affaires de maltraitance touchant les maisons de retraite. Elles sont « infâmes », elles sont décrites souvent comme des « mouroirs » ou comme des « maisons où l’odeur âcre de linoléum vous saisit, où la vue de ces êtres humains éteints que l’on aligne comme des oignons devant une baie vitrée vous retourne l’estomac. Une maison où les vieux attendent la mort » (Jean-Louis Pierre, La vieillesse est un naufrage in Le Bien Public, 9 janvier 2010). De là à mettre l’opprobre sur tout un secteur, il n’y a qu’un pas vite franchi par des journaux en mal de sensationnel.
Cependant, au-delà du succès de com., l’affaire ORPEA telle qu’analysée, décrite et décortiquée dans ses moindres détails par le journaliste Victor Castanet met l’accent sur un système qui dépasse de loin la seule multinationale Orpea. Disons le tout net, il faut être d’une sacrée hypocrisie pour faire semblant de découvrir les pratiques d’Orpea qui sont en réalité celles de tout un secteur. Les exemples abondent. Rappelons simplement ces conflits qui ponctuent l’histoire du groupe Korian, principal concurrent d’Orpea, dont le plus important est celui ayant affecté la maison de retraite Les Opalines à Foucherans dans le Jura. Dans cet établissement, le personnel, très motivé, a été en grève pendant 117 jours (du 3 avril au 27 juillet 2017). Du jamais vu !
Rappelons aussi les émissions TV « Pièces à conviction – Maisons de retraite : les secrets d’un gros business » (19 octobre 2017), Envoyé spécial (septembre 2018) ou la mise sur le devant de la scène de graves dysfonctionnements dans le traitement du Covid au sein des établissements du groupe Korian avec un nombre particulièrement élevé de décès et de plaintes de familles.
Orpea et Korian ont la particularité de faire partie du secteur lucratif. D’une enquête de la DREES, il ressort que 20 % des places d’hébergement en Ehpad sont tenues par des organismes à but lucratif, les autres se partageant entre secteur public et secteur privé associatif.
Qu’ils soient publics ou privés (associatif ou lucratif), les Ehpad ont tous le même type de financement :
-Budget hébergement à charge du résident,
-Budget Dépendance à charge du Conseil Départemental,
-Budget Soins à charge de l’Assurance Maladie.
Les Ehpad du secteur lucratif perçoivent donc de l’argent public dans les mêmes proportions que les autres établissements. Déontologiquement parlant, c’est inadmissible, a fortiori pour certains de ces établissements cotés en bourse (c’est le cas de Korian, Orpea, LNA Santé).
Ce que décrit Victor Castanet est certes particulièrement choquant mais en soi, est-ce si anormal qu’une entreprise privée, cotée en bourse de surcroit, cherche à maximiser ses profits, à comprimer ses charges et à rémunérer ses actionnaires ? C’est le b.a. ba du fonctionnement de toute entreprise capitaliste. Les dirigeants d’Orpea se situent dans un modèle capitaliste pur et dur et raisonnent à l’instar de n’importe quel patron d’hypermarché. Les rétrocessions sont une des pratiques courantes des Korian, Orpea et autres. Chez Orpea, le directeur d’établissement n’a aucune autonomie, aucune latitude. Tout se passe au niveau de la direction générale. Les achats sont traités au siège. Un directeur interrogé par Victor Castanet témoigne : « Ils ont des contrats-cadres avec de grandes entreprises qui sont totalement “maquées” avec eux. C’est comme les hypermarchés avec leurs fournisseurs. C’est le même principe… c’est flippant. Les rétrocessions en fin d’année, elles doivent être terribles, terribles, terribles ! » Les acheteurs en centrale pratiquent comme dans la grande distribution en négociant des prix sur la base d’un marché-cadre annuel comprenant des RFA versées à la centrale. Voilà où va l’argent public !
Dans le secteur privé lucratif, le domaine des personnes âgées (l’or gris) est devenu une affaire rentable pour les actionnaires pour qui le sens de l’humain ne se marie guère avec le règne de l’argent.
Pour le directeur général délégué en charge de l’exploitation, Jean-Claude Brdenk (numéro 3 d’Orpea), les résidents ne sont que des chiffres, un nombre de journées et rien de plus : « Patrick Métais me racontera que ce qui le choquait le plus, à l’époque, c’est que Jean-Claude Brdenk ne connaisse absolument rien aux questions de santé, au parcours ni à l’organisation des soins (…) Pour Brdenk, c’était totalement assumé, croit savoir Métais. Il nous disait, tout fier de lui : “Au début de ma carrière, j’ai vendu des baskets chez Go Sport. Eh bien, gérer des personnes âgées en maison de retraite, c’est exactement comme vendre des baskets. Mon but, à l’époque, c’était de vendre le maximum de baskets. Et aujourd’hui, c’est qu’on vende le maximum de journées de prises en charge.” »
Est-ce choquant ? Ce qui l’est, c’est la caution que l’État apporte à un tel système en fermant les yeux sur un mode opératoire, sur des pratiques douteuses (voire délictueuses), sur une maltraitance inhérente au fonctionnement.
Sur France Inter, Brigitte Bourguignon, ministre déléguée à l’autonomie, déclare : « c’est un système entier qui est dénoncé et c’est ça que je veux comprendre ». On rappellera tout de même que Brigitte Bourguignon, en fonction depuis le 6 juillet 2020, avait tout le temps de comprendre avant même la parution du livre de Victor Castanet. Elle ne se souvient pas davantage avoir participé à un débat le 18 novembre 2020 sur le thème : « que se passe-t-il vraiment dans les EHPAD ? » Qu’il est triste d’avoir des ministres ayant si peu de mémoire et dotés d’une capacité de compréhension aussi lente ! À défaut, notre ministre aurait pu être un peu curieuse et elle aurait appris que ce système de rétro-commissions n’était pas nouveau : la question avait déjà été soulevée en 2014 et elle concernait le groupe Korian. Aussi peu de curiosité. Quel dommage !
Quid de la complicité de l’État ? Rien ne peut se faire sans son intervention : il est à l’origine des autorisations d’ouverture d’établissements ainsi que des financements ad hoc. La maltraitance institutionnelle est régulièrement évoquée par certains acteurs de la profession, c’est-à-dire celle qui trouve son origine dans le manque de moyens mis à disposition par l’État. Davantage de moyens permettraient une meilleure qualité d’accompagnement dans les maisons de retraite. Mais il est erroné de tout centrer sur l’insuffisance de moyens. Quand à Neuilly, à l’Ehpad Aux Bords de Seine, il faut débourser en moyenne 8 000 euros par mois pour avoir la « chance » d’avoir un hébergement et les services afférents, il est mal venu d’évoquer le manque de moyens à moins que celui-ci soit voulu, organisé pour maximiser les profits.
L’autre tarte à la crème, à côté du manque de moyens, ce sont les contrôles : il faudrait des contrôles (ou il en faudrait plus). C’est évidemment ridicule. Ces groupes ont un pouvoir de pression (voire de corruption) et les inspecteurs / contrôleurs ne pèsent d’aucun poids face à ces mastodontes. Victor Castanet n’hésite pas à parler de « contrôles bidon », les moyens des autorités de l’État (ou Département) étant dérisoires face aux grands groupes privés : « Le constat est sans appel et provient de deux sommités du secteur de la santé. L’État ne fait pas le poids face aux principaux gestionnaires d’Ehpad et n’a absolument pas les moyens de s’assurer de la bonne utilisation de l’argent public alloué à ces groupes. » Les contrôles se heurtent à la réalité : « (…) on ne peut rien y faire si un Ehpad ne respecte pas nos injonctions ! C’est la limite de notre travail. On a très peu de marge de manœuvre pour contraindre un groupe privé à prendre des mesures. On ne peut pas mettre d’amende. Ce n’est pas prévu. La seule option qu’on a, c’est de retirer l’autorisation d’exploitation de l’établissement. Mais, pour cela, il faudrait qu’un contrôle poussé soit réalisé par l’ARS et qu’il démontre que les résidents sont en danger. Ce qui a très peu de chances d’arriver… »
La vraie réponse consisterait à sortir le secteur privé lucratif des maisons de retraite où il n’a rien à faire. Il faut progressivement assécher ce secteur et cela est possible. Encore faut-il le Vouloir !
Il suffit de programmer cet assèchement en quelques étapes :
-ne plus autoriser aucune ouverture d’Ehpad privé lucratif,
-parallèlement, organiser systématiquement et de façon inopinée des contrôles stricts et draconiens sur l’ensemble des groupes côtés en bourse (dans un premier temps) et des autres établissements lucratifs (dans un second temps),
-ne plus augmenter la dotation versée tant par l’État que par les Départements,
-avec pour objectif à terme, un financement par l’État et les Départements réservé exclusivement aux établissements publics ou participant au service public (associations, fondations).
À terme, les établissements lucratifs restants ne seront plus viables (départ d’actionnaires, difficultés de gestion) et ils devront être repris par l’État pour être confiés en gestion à des associations ou fondations existantes ou à créer.
Ne nous leurrons pas ! Pour qu’un tel schéma aboutisse, cela suppose une rupture complète avec le Système existant, la définition d’une véritable politique vieillesse (qui n’a jamais existé dans ce pays !). Ce pourrait être un premier coup de frein à la privatisation généralisée (santé, éducation, culture, etc.)
Yannick Sauveur
Note :
3 Victor Castanet, Les fossoyeurs, Fayard, 2020.
4 Remises de fin d’année.
5 Jean-Claude Brdenk, un homme retranché au siège d’Orpéa, un spécialiste des restructurations d’entreprises, un gestionnaire qui n’avait au départ aucun lien avec le secteur de la santé, qui décide si oui ou non tel établissement a besoin d’un poste d’aide-soignante en plus ou d’un budget plus important pour la restauration, les protections ou les dispositifs médicaux. (Les fossoyeurs, op.cit.)
6 À l’époque, directeur médical de la branche « Cliniques ».
7 Ibid.
11 Pour Pascal Champvert, responsable d’une association de directeurs, la pénurie chronique de moyens serait un « scandale d’État ». Ce type de discours est totalement déconnecté de la réalité et peu crédible. À qui fera-t-on croire que le rationnement des protections, de l’alimentation, sont la résultante de la « pénurie chronique de moyens » ? Certainement pas aux résidents ou familles qui déboursent entre 6 000 et 10 000 euros par mois !
12 « Aux Bords de Seine, la chambre d’entrée de gamme d’une vingtaine de mètres carrés coûte près de 6 500 euros par mois, et les tarifs grimpent jusqu’à 12 000 euros pour la grande suite avec salle de bains et dressing. 380 euros par jour et par personne, soit six fois le tarif moyen d’un Ehpad. Pourtant, à ce prix, tout n’est pas compris. Il faut encore payer l’accès à Internet (25 euros par mois), les appels téléphoniques (0,15 euro l’unité), l’entretien de votre linge, le coiffeur ou encore la pédicure. » (Victor Castanet, Les fossoyeurs).
13 Les fossoyeurs, op.cit.
14 Ibid.
15 Des vœux pieux, des rapports, des plans, des intentions. Du rapport Laroque (1962) à celui de Mmes Caroline Fiat et Monique Iborra, députées, en conclusion des travaux de la mission sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) (mars 2018), rien qui ne s’est traduit en actes.