Lisbonne ou l’éternel départ : Le Portugal d’hier et d’aujourd’hui…
Ville pleine de mélancolie, d’ombres du passé et du bruit du présent, Lisbonne vit repliée dans son splendide isolement, indifférente à la marche du monde. Plongée dans l’introspection sans fin de son âme tourmentée, elle s’est à peine aperçu des bouleversements que la modernité lui a fait subir. Pour se venger, elle aime égarer ses visiteurs dans les dédales des vieilles ruelles de quartiers dont les habitants n’ont pas été chassés par la spéculation immobilière ( comme dans d’autres capitales européennes).
L’âme portugaise
Il faut d’abord commencer par son histoire pour tenter de comprendre le Portugal ( si cela est donné aux simples mortels). A l’aube des temps, les Dieux se seraient déjà promenés sur les rives du Tage à la tombée de la nuit. Bien avant qu’Ulysse ne fonde la ville de Lisbonne ( selon la légende), des peuples de l’Age du Bronze poussés vers la pointe occidentale de l’Europe par les grandes migrations des temps obscurs, rendaient hommage au soleil, élevaient des mégalithes, des dolmens et des menhirs, et mettaient en place une société tournée vers les échanges sur l’ensemble de l’arc atlantique.
Lieu de passage pour les marins et les commerçants, le Portugal vit les Phéniciens, les Celtes, les Romains, les Wisigoths et les Maures emportés par les flots de l’Histoire. Ne pouvant qu’être portugaise, Lisbonne sera conquise par le roi Alfonso Henrique ( descendant direct de chevaliers bourguignons venus chercher la gloire dans le reconquête ibérique) en 1147 sur les musulmans. Capitale d’un royaume qui réalise rapidement son unité nationale (une des premières du continent) et ses frontières définitives, elle incarne la résistance face aux velléités d’absorption du voisin espagnol.
Bloquée vers l’intérieur des terres, la volonté d’expansion du Portugal se tourne vers les mers. Grâce à l’ambition d’Henri le Navigateur, qui rêvait d’un destin fabuleux pour son royaume, des générations de marins lusitaniens s’élancent sur tous les océans du monde. Une petite nation d’à peine un million d’âmes va construire un empire planétaire qui couvre l’Afrique, l’Asie et l’Amérique. Cette geste nationale nous fut chantée par Luis de Camões dans ses chroniques tragiques des mers océanes, les Lusiades.
Fernando Pessoa, l’autre grand poète portugais, a pu écrire ainsi que le sel de la mer est fait des larmes versées par les portugais pour la conquérir. C’est peut-être lors de cette période héroïque qu’est né ce désir de souffrir incarné par la saudade. Le terme est intraduisible dans une autre langue que le portugais. Littéralement c’est le sentiment du souvenir, plus poétiquement c’est la présence de l’absence. De ceux qui partirent sur les Océans à ceux qui par des chemins clandestins gagnèrent les tristes cités industrielles de l’Europe du Nord, les portugais se sont souvent éloignés de leur terre natale pour trouver fortune ou, plus modestement, de quoi manger. Mais toujours avec cette foi et ce courage qui les firent respecter pour leur sens de l’effort et du sacrifice. De la douleur du départ et de l’attente est née une nostalgie, une insatisfaction tragique, un culte de la douleur et du deuil des espoirs perdus qui envahit la vie quotidienne de mélancolie chronique.
De la souffrance, il ne va jamais en manquer pour le Portugal, mais il y a aussi une force terrible qui anime l’âme portugaise. Qui défie même la Mort. En effet, dans la pénombres du monastère des Jéronimos, là où reposent les dynasties d’antan et les grands hommes, un espoir subsiste. Un caveau demeure vide…
C’est une belle et triste histoire. Don Sébastien monte sur le trône du Portugal à peine âgé de 16 ans. Le jeune prince blond et svelte ne rêve que d’épopée chevaleresque alors que nous rentrons dans le monde moderne. Il s’enferme dans une vie ascétique et refuse de se marier avant d’avoir libéré la Terre Sainte des infidèles. L’esprit des croisades soufflera sur l’expédition qu’il monte pour asseoir les possessions marocaines du Portugal. Dans cette folle entreprise, il entraîne l’ensemble de la noblesse et 17000 hommes. Débarquée en Afrique, l’armée progresse jusqu’à la plaine d’Al Ksar Al Kalir où, le 4 août 1578, elle se retrouve face aux troupes musulmanes trois fois plus nombreuses. Longtemps incertaine, la bataille est un véritable massacre qui se termine à la nuit tombée par la défaite des Portugais. Débute alors un mythe comme les aiment les Portugais. On ne retrouve pas le corps du roi, qui semble s’être évaporé lors de la dernière charge des chevaliers chrétiens.
Profitant de la vacance du trône, les espagnols envahissent le pays. Pendant 60 ans, Lisbonne doit subir l’occupation et attend le retour de son roi. Cet espoir au-delà de l’espérance, console et entretient la résistance.
La légende dit que Don Sébastien attend, caché du monde, le moment où il reviendrait pour le bonheur du Portugal instaurer le Cinquième Empire, l’ultime empire chrétien basé sur la justice et la foi. Peu de portugais se permettent de se moquer de cette légende. Elle fait partie de la mythologie nationale et certains vieux érudits lisboètes attendent la venue par un matin brumeux, du jeune roi réveillé de son trop long sommeil.
Un Etat pas vraiment nouveau, une révolution trahie et une crise à venir…
Au vingtième siècle, durant près de quarante ans, le Portugal vivra figé par la volonté d’un homme, Oliveira Salazar. Ancien universitaire, il dirigea dès les années 1930 l’Estado Novo d’une main de fer. Régime plus réactionnaire que fasciste, le Portugal de Salazar se veut le garant d’une « nation pauvre mais digne », d’un nationalisme prudent et fidèle à la tradition catholique. En vérité, il sera le garant des biens de la haute bourgeoisie urbaine et des grands propriétaires terriens. La misère des paysans sans terre et le contrôle des ouvriers dans les usines est la règle sous la dictature. Jouant sur les tous les tableaux durant la Seconde Guerre Mondiale, Salazar gardera le Portugal à l’écart des bouleversements du siècle. Forteresse de l’anti-communisme, le Portugal intègre l’Otan dès sa fondation en 1949. La dictature portugaise ( comme l’Espagne Franquiste) est jugée un très bon allié par les Américains pendant la guerre froide.
Dans les années 1960, l’édifice se fissure. Le Portugal s’accroche à son empire colonial africain. Les troupes du contingent envoyées sur les théâtres tropicaux combattent les guérillas d’inspiration communiste en Angola, au Mozambique ou au Cap-Vert. Avec de lourdes pertes. En parallèle, une hémorragie vide le pays, celle de l’émigration massive des portugais au quatre coins du monde ; le pays a perdu ainsi près de 10% de sa population des années 1960 à 1970. Durant cette décennie, le nombre de Portugais en France est passé de 50 000 à plus de 700 000.
L’explosion était inévitable. Le 25 avril 1974, les habitants de Lisbonne sont réveillés par les chars des régiments rebellés. Les « capitaines » insurgés sont pour la plupart issus du peuple et leur sympathie va souvent vers le Parti Communiste Portugais d’Alvaro Cunhal. Sorti de la clandestinité, le Mouvement des Forces Armées va rapidement prendre la tête d’un vaste mouvement de nationalisation des grands trusts et d’une réforme agraire offrant enfin des terres à de nombreuses familles paysannes. Le pays bascule, la Révolution des Oeillets règle le problème colonial et ouvre un intermède révolutionnaire de plusieurs années. Il faudra toute la puissance du bloc atlantique (et la passivité de l’Union Soviétique qui ne voulait surtout pas remettre en cause l’équilibre géopolitique de la Guerre Froide) pour ne pas voir le Portugal devenir un nouveau Cuba en pleine Europe Occidentale. Fait peu connu, un agent américain Frank Carlucci, qui a déjà organisé l’assassinat de Patrice Lumunba au Congo, aura pour mission de favoriser tous les courants, quel que soit leur bord politique, hostiles au PCP et aux généraux procommunistes ou neutralistes.
Le processus révolutionnaire sera bloqué par une bourgeoisie qui contre attaque en sabotant l’économie. L’ensemble de l’Extrême Gauche, maoïstes et Trotskystes réunis, entreprend de violentes campagnes contre le PCP et sème la discorde. Ces groupes, probablement téléguidés, feront tout leur possible pour empêcher une prise de pouvoir par le PC. Le parcours des leaders gauchistes sera d’ailleurs révélateur, comme celui de José Manuel Barros, par exemple. Dès la fin de la dictature, ce fils de la bourgeoisie conservatrice prend la tête du mouvement des étudiants maoïstes portugais, le MRPP (Mouvement pour la Réorganisation du Parti du Prolétariat), qui se spécialise dans les attaques violentes des permanences communistes. On sait aujourd’hui que ce groupuscule a probablement été financé par la CIA dans sa stratégie de la tension. José Manuel Barros poursuivra dans cette voie, devenant un fort respectable homme politique atlantiste et président de la commission européenne.
Le Parti « Socialiste » de Mario Soares parviendra à mettre fin à l’expérience révolutionnaire dès 1975. La gauche sera une force de rétablissement de l’ordre et le garant des intérêts de la bourgeoisie. En 1985, l’entrée dans la CEE fermera définitivement la parenthèse.
Avec l’Exposition Universelle de 1998, Lisbonne rentre de plain-pied dans la modernité. La croissance économique a redonné vie au pays. Un important effort de construction d’infrastructure bouleverse la société. Mais les belles vitrines et les grosses voitures ne font pas oublier, pourtant, les « favelas » poussant autour des grande villes. Les fléaux contemporains sont évidemment présents : l’explosion de la consommation de drogue et l’apparition dans les jardins publics de zombies junkies, l’insécurité et les tensions communautaires.
Les inégalités se creusent entre les bénéficiaires de la croissance des années 1990 et la majorité des classes populaires. Selon de récents chiffres, la moitié des portugais gagne 560 euros mensuels (voire en-dessous car la plupart des pensions de retraite sont de 400 euros environ). Les prix des produits de consommation étant assez proches des nôtres, il faut toute la force des réseaux de solidarité familiaux et communautaires pour survivre ( chacun partageant les récoltes des petits bouts de terre que beaucoup cultivent avec savoir faire dans la moindre parcelle disponible).
Depuis le début de la crise, le pays est sous la menace de la banqueroute financière. Attaqué par les spéculateurs boursiers, le Portugal est en pleine politique d’austérité En quelques mois, la Trokaï ( FMI, UE et politiciens complices) ont plongés les classes populaires à la limite de la misère. Le gouvernement du « socialiste » José Sócrates (comme notre cher président, son nom est très souvent cité dans des affaires de détournement de fonds) a mené ce vaste plan de restructuration qui sabre dans les salaires des fonctionnaires et les retraites.
Quand vous discutez avec les travailleurs portugais (jeunes comme vieux) , tous vous diront que la situation ne peut pas durée, qu’une explosion sociale est aussi possible. Mais l’étincelle, qui l’allumera? Pourra-t-elle, aussi, déclencher une nouvelle révolution ?