Les Brigades Rouges : Autopsie d’une organisation communiste combattante.
Ce soir, Arte lance la diffusion de la série « Esterno Notte ». Le cinéaste Marco Bellochio y raconte l’assassinat du président de la démocratie chrétienne Aldo Moro par les Brigades rouges, en 1978, en Italie.
La révolte des années 1970 a nourri, en Italie, une constellation d’organisations armées que l’on estime à près de 400 ! La plupart apparaissent et disparaissent tout aussi brusquement. Seules les Brigades Rouges surent survivre à la répression et prolonger leur bras de fer avec l’Etat jusqu’à nos jours.
La naissance de l’organisation.
À l’origine des BR, on trouve un groupe de réflexion et d’action marxiste-léniniste, issu de la mouvance de la « Nouvelle Gauche ». Fondé en septembre 1969, le Collettivo Politico Metropolitano (CMP) regroupe des cercles d’ouvriers du « triangle de fer » (Turin, Milan, Gênes). La question cruciale à l’époque, pour toutes les organisations révolutionnaires, est celle du passage à la violence armée. Ne pouvant trouver d’autres débouchés que la rupture totale et le choc frontal avec l’Etat, l’engagement dans cette voie radicalement subversive se veut la continuité de la violente poussée sociale des années 68-69. Le CPM fut la première organisation à s’engager résolument sur le chemin de la lutte armée, en s’enracinant dans les grandes concentrations industrielles du Nord de l’Italie.
Le CPM prône l’autonomie ouvrière, c’est-à-dire « le mouvement de libération du prolétariat de l’hégémonie globale de la bourgeoisie »,la rupture totale avec les institutions. Mais l’originalité du CPM est qu’il refuse la logique spontanée, sporadique et anarchique du mouvement pour l’autonomie, son but est la construction d’une organisation révolutionnaire, avec des structures illégales selon le principe léniniste, et visant le renversement de l’État. Les futures Brigades Rouges seront les seules à s’inspirer du modèle centraliste et hiérarchisé du léninisme. Le léninisme organisationnel donnera la durée aux BR dans sa guerre populaire prolongée, classe contre classe, contre l’Etat.
Le 17 septembre 1970 les brigate rosse (brigades rouges) apparaissent en revendiquant l’incendie d’une voiture d’un manager de Siemens. On peut lire dans le journal de l’organisation, Nouvelle Résistance, cet appel, dans l’esprit autonome, à la révolte : « La révolution moderne n’est plus une révolution propre (…), elle recrute ses éléments en pêchant en eau trouble. Elle avance par des voies détournées et elle se trouve des alliés en tous ceux qui n’ont aucun pouvoir sur leur propre vie et le savent (…). Dans l’attente de la grande fête révolutionnaire où tous les expropriateurs seront expropriés, le geste criminel isolé, le vol, l’expropriation individuelle, le saccage d’un supermarché ne sont qu’un avant-goût et un signe de l’assaut futur contre la richesse sociale ».
Le doigt sur la gâchette.
Les BR vont mettre en pratique les idées du CPM. Elles ne forment alors qu’un petit noyau, mais leur rigueur va attirer le ralliement de membres d’organisations plus importantes. Le groupe Lotta Continua, alors l’une des plus grandes organisations, ira jusqu’à proposer aux BR de devenir leur bras armé. Au sein d’une frange radicale du gauchisme l’image des brigadistes est positive. Ils sont ceux qui luttent dans l’ombre, combattants ascétiques de la révolution, qui frappent les petits chefs et les contremaîtres. Pour semer la terreur dans la maîtrise des usines, les BR n’hésitent pas « jambiser » leurs cibles, c’est-à-dire à tirer dans les jambes. « Frapper et s’enfuir ! Rien ne restera impuni! En frapper un pour en éduquer cent! », disait le slogan lancé par les brigadistes dans les usines.
Les BR menèrent des actions systématiques contre les cadences infernales et pour la remise en cause du lien entre hausse de la productivité et hausse des salaires. Après avoir brûlé la voiture du chef de la sécurité de Pirelli et du chef du personnel, elles incendient huit poids lourds du même constructeur, afin de « présenter la facture » aux patrons pour une série de licenciements. Des techniques de sabotage furent diffusées, montrant par là que les brigadistes étaient présents au cœur des usines. Les BR y expliquent qu’il est nécessaire de choisir la stratégie de la lutte armée pour le communisme, critiquent les politiques « défensives » des syndicats modérés. Bien souvent, les BR servirent de « justiciers » aux ouvriers qui leur faisaient savoir quel contremaître abusait de son autorité, pour qu’il soit remis à l’ordre par les brigadistes. Autre pratique qui fit son apparition à l’époque, le tribunal du peuple. Les BR enlèvent Idalgo Macchiarini, manager de Siemens et responsable de l’organisation du travail. Les BR le gardent 20 minutes pour un procès symbolique puis le libèrent (sous « conditions »).
La force de l’organisation.
Les choses vont devenir progressivement plus sérieuses, l’organisation s’étend dans le pays et sort de son fief du « triangle de fer ». Pour concilier le fait que les BR étaient une structure à la fois politique et clandestine, la structure nationale s’était organisée par colonnes, un concept politico-militaire héritier des Partisans de la Seconde Guerre mondiale. Il y eut bientôt des colonnes à Milan, à Gênes, à Turin, à Rome, à Naples et à Venise. Elles devaient être autosuffisantes et compartimentées. Face à la répression, les brigadistes n’avaient pas le droit à l’erreur. Contrairement aux idées reçues, ils n’étaient pas des professionnels de la terreur militaire et ne reçurent pas d’entraînement dans les camps palestiniens ou du bloc de l’Est comme la Fraction Armée Rouge. C’est sur le terrain qu’ils apprirent les règles de la guerre « subversive ». Le cloisonnement était la règle et tout un réseau de caches fut progressivement mis en place pour accueillir les clandestins de l’organisation (minoritaires, car la majorité des militants poursuivaient une existence normale, fondus dans la masse).
Au sommet, la Direction stratégique avait la responsabilité de l’élaboration du programme politique de l’organisation en accord avec la base. Les BR étaient hostiles, par tradition marxiste-léniniste, au concept de spécialisation, c’est-à-dire une différenciation rigide et permanente des rôles. Il n’y avait pas de grade au sein des BR, les cadres dirigeants ne jouissaient d’aucune prérogative. Ils participaient à toutes les tâches, nobles et modestes. La police eut la surprise d’arrêter des membres de premier plan de l’organisation lors d’actions mineures, comme le changement de plaques de voitures volées pour une opération.
Extrêmement bien renseignées, les BR pouvaient compter sur environ 200000 sympathisants actifs (selon la police) leur faisant remonter les informations collectées dans les usines et jusqu’au cœur de l’Etat.
Frapper le cœur de l’Etat : L’affaire Moro.
La montée en puissance de l’organisation l’amène à « hausser le tir ». Elle décrète le passage de la « propagande armée » à « l’attaque contre le cœur de l’État ». Les BR vont multiplier les enlèvements et les attentats contre des magistrats, des journalistes et des responsables politiques et policiers. Elles visaient à briser le « compromis historique », alliant le PCI et la Démocratie Chrétienne au sein d’un gouvernement de rigueur.
Le 16 mars 1978, le président de la DC, Aldo Moro, est enlevé et son escorte exécutée en plein Rome. L’action est hautement symbolique, Moro incarnant « le compromis historique ». Durant 55 jours de sa captivité, le système montre son intransigeance, en refusant toute négociation ou échange de prisonniers. L’inefficacité des forces de police dans l’enquête sera l’objet d’une polémique et de nombreux observateurs doutèrent de la volonté d’obtenir la libération de Moro. À l’inflexibilité de l’Etat, répond celle des BR. Un « tribunal du Peuple » condamne leur prisonnier à mort et l’exécute. On retrouvera son corps le 9 mai, à mi-chemin du siège de la DC et du PCI.
Avec l’affaire Moro, Nous touchons les limites du terrorisme. Les BR en enlevant le président de la DC étaient sûres de toucher un organe vital de la machine étatique. Mais l’Etat n’a pas de cœur, il est une organisation tentaculaire secouée de guerres de clans dans lesquelles les BR ont fait irruption sans le savoir. Anna Laura Braghetti, qui participa à l’enlèvement, décrit très bien l’ignorance des brigadistes des arcanes du système italien : « Moro utilisait en virtuose un langage face auquel nous n’étions que des analphabètes. Le palais qu’il habitait avec tant de maîtrise nous était en tout point inconnu ; nous n’en comprenions alors pas, et n’en comprendrions jamais, les codes, les logiques, les motifs profonds. Nous venions d’une autre histoire, d’une expérience politique radicalement opposée. Dans l’usine, dans l’école, dans les quartiers, nous pouvions d’un simple coup d’œil, juger, choisir, intervenir, évoluer avec sûreté. Mais le continent de Moro nous était inconnu et, à nos yeux, méprisable. Nous touchions enfin le cœur de l’Etat, et nous n’y comprenions rien » (1).
La course à la violence.
Jusqu’en 1980, les BR vont entrer dans une logique de surenchère dans la violence. Rien que pour 1978, il y a au moins 638 actions armées de gauche, dont 106 menées par les BR. Les autres groupes se comptent par centaines. Les BR vont prendre un rôle central dans la lutte armée avec l’écroulement du mouvement autonome à partir de 1977 (faute de débouchés politiques et de l’ampleur de la répression contre toute la sphère légale de l’activisme gauchiste). Reflux des jeunes qui voient dans le terrorisme la seule expression pour leur révolte. Alberto Franceschini, membre du noyau historique des BR, témoigne de cette fascination pour la violence : « En parlant avec des jeunes, je me suis rendu compte que, pour eux, pratiquer la lutte armée était un besoin, comme d’aller au cinéma. Beaucoup me parlaient de la Horde Sauvage (western de William Holden où la violence est mise en scène de manière brutale). Ce film les a beaucoup influencés. Entrer dans les BR, c’était pouvoir faire comme dans le film ».
Quand les BR décident que le moment est venu de faire « le saut au parti communiste combattant », de graves problèmes internes se posent. Chaque colonne revendique sa spécificité, ce qui au bout du compte, finit par une autonomisation des BR, chaque colonne prenant son indépendance.
Le 17 décembre 1981, la colonne Vénétie enlève à Vérone le chef de l’OTAN pour l’Europe méditerranéenne, le général US James Lee Dozier (il sera libéré en janvier 1982 par un commando de la police). La répression va être foudroyante, elle est organisée par l’État italien en collaboration avec la CIA. Apparaît une véritable police antiterroriste dirigée par le général Della Chiesa, qui met au point une stratégie implacable pour écraser la « subversion ». Les arrestations se font plus nombreuses grâce à l’infiltration d’éléments policiers et à l’utilisation des repentis. Les colonnes sont progressivement anéanties, l’heure du repli a sonné pour les BR… Jusqu’à la fin des années 1980, l’activité politico-militaire se réduit au profit de nombreux débats en particulier chez les militants emprisonnés. Une partie de la direction historique incarcérée (Curcio et Franceschini) pense que « le cycle de lutte révolutionnaire armée commencé en 1978 est achevé » avec la chute du mur de Berlin. D’autres pensent que le combat continue et que le processus révolutionnaire n’est pas linéaire. Regroupés au sein des BR-pour un Parti Communiste Combattant, ils poursuivent encore leur combat dans les années 2010…
Louis Alexandre
Note :
1- Anna Laura Braguetti, « le prisonnier », Denoël impact.