Les belles heures de la CGT 1895-1908
L’écrasement de la Commune de Paris à la fin mai 1871 puis la répression engagée par le gouvernement Thiers aurait pu sonner la fin du mouvement ouvrier à peine naissant. Durant la semaine sanglante, les soldats de Versailles fusillent sans jugement des centaines de communeux, parmi lesquels Eugène Varlin et Paul-Emile Duval. Vingt-six conseils de guerre fonctionnent à plein régime et prononcent condamnations à mort, condamnations aux travaux forcés et déportations. Un ouvrage paru récemment annonce le chiffre de 10000 morts durant la Commune de Paris
Malgré cela, dès 1872, les prémices d’un réveil du mouvement ouvrier se font sentir. On voit apparaître ici ou là des chambres syndicales qui regroupent bientôt pas moins de 20000 militants. En 1881, ces chambres sont au nombre de 500 dont 150 recensées à Paris. Le premier congrès ouvrier s’ouvre en 1876.
« Des armées ouvrières marchant à la conquête de leurs droits »
Plusieurs facteurs expliquent ce foisonnement. Après la crise de 1873, le libéralisme économique se développe sur un rythme effréné. La production industrielle s’accroît, les banques étalent leur domination sur un capital qui se resserre et se concentre. Le développement de l’empire colonial stimule les grandes sociétés commerciales qui s’ouvrent à de nouveaux débouchés.
Cet accroissement du capital engendre une augmentation du nombre des ouvriers. En 1870 on en dénombrait 5 millions. En 1911, il sont presque 8 millions à se regrouper au sein de grandes entreprises nationales. L’usine, avec sa vie de caserne et ses salaires misérables, devient pour le travailleur, « le bagne » honni. Désunis, peu organisés, les ouvriers ne croient qu’en l’action spontanée pour revendiquer leurs droits. Beaucoup sont influencés par les lectures de Proudhon, les idées anarchistes et l’anarcho-syndicalisme.
Lors du congrès ouvrier de Marseille d’octobre 1879, est créée la Fédération du Parti des Travailleurs socialistes de France, regroupant toutes les chambres syndicales avec un comité directeur à Paris. Dans les mois suivant, des chambres s’unissent en fédérations nationales. Des grèves surgissent spontanément dans le secteur du textile et chez les mineurs.
La loi du 21 mars 1884 vient légaliser la reconnaissance des syndicats. Elle entérine surtout un état de fait, imposé par les actions multiples des travailleurs.
Au congrès ouvrier de Lyon de 1886, les guesdistes, partisans d’actions révolutionnaires et s’opposant aux réformistes, mettent sur pied la Fédération nationale des syndicats et groupes corporatifs de France et des colonies, « armées ouvrières marchant à la conquête de leurs droits » « pour écraser l’ennemi commun, le capitalisme ». Cette organisation perdurera jusqu’en 1898.
Parallèlement à cette fédération qui groupe les travailleurs sur la base de la profession, se développent des Bourses du Travail qui les unissent sur la base de la localité. En février 1892 il existe treize Bourses à Paris et en province. Cette même année est décidée la création d’une Fédération des Bourses du Travail de France dont le principal dirigeant est l’anarchiste Fernand Pelloutier.
Une organisation en construction
Les grèves multiples et l’agitation des organisations ouvrières et socialistes du début des années 1890 appellent pour bon nombre de militants une seule et même organisation, unitaire et collective. Bien souvent, ces groupes divers se révèlent rivaux et leurs combats en perdent de leur efficacité.
Le 23 septembre 1895, lors du congrès ouvrier de Limoges, 28 fédérations, 18 bourses et 126 syndicats non affiliés décident de la fondation de la Confédération Générale du Travail, car « pour lutter avec avantage et obtenir mieux que les triomphes d’amour propre, il faut combiner les efforts et coordonner l’action des syndicats et surtout que l’accord ne soit pas momentané mais permanent » (Manifeste du Conseil National).
La toute nouvelle CGT est dirigée par un conseil national composé de délégués élus par les organisations adhérentes. Si elle se bat sur le terrain syndical, elle ne conçoit la lutte politique que comme subalterne. Son siège se situe au premier étage de la Bourse du Travail de Paris, rue du Château-d’Eau. Ses moyens financiers sont modestes et il faudra attendre 1900 pour qu’une permanence se crée, d’abord ouverte sur quelques heures, puis l’année suivante, disponible du matin au soir.
En 1904, l’organisation salarie quatre militants : le secrétaire (Griffuelhes), le trésorier , le secrétaire adjoint (Pouget) et le secrétaire de la section des Bourses (Yvetot). L’état des caisses de la CGT constituera longtemps un problème. Une discrétion exagérée et un certain mystère animeront toutes sortes de fantasmes et de rumeurs. Outre la répugnance à parler d’argent, ce secret avait un but tactique : ne pas atteindre la combativité des militants et ne pas fournir des armes à l’administration et au patronat.
Cependant, apparaissent rapidement des dissensions et des querelles au sein de l’organisation entre les partisans des fédérations syndicales et ceux des Bourses du Travail. Un énorme pas est franchi au cours du VIIe congrès confédéral de Montpellier en septembre 1902. La fédération des Bourses consent à s’éclipser en tant qu’organisation centrale. L’unité réelle des travailleurs devient effective et donne au mouvement syndical plus d’homogénéité et de force tout en respectant ses principes d’autonomie et de fédéralisme. Trois commissions sont mises sur pied (grève, journal, contrôle) ainsi qu’un bureau confédéral. Le secrétaire de la section des Fédérations d’industries et de métiers prend le titre de secrétaire général de la CGT. Les premiers secrétaires seront Lagailse (1895/1898), Copigneaux (1899/1900), Renaudin (1900), Guérard (1901), Griffuelhes (1901/1909) et Jouhaux (1909/1947).
La bataille sociale de la « Belle Epoque »
A partir de 1902, la CGT sera de toutes les batailles ouvrières au cœur de ce que l’on a appelé « la Belle Epoque ». Ses militants interviennent dans les grèves pour soutenir et conseiller les grévistes.
Elle dénonce la vie chère, organise la résistance contre les expulsions de locataires et mène campagne pour la journée de 8 heures. La confédération n’a de cesse de s’opposer aux interventions de l’armée lors des conflits sociaux.
Au début de sa création, la CGT forme « une coalition de guesdistes, d’anarchistes, de blanquistes » (Griffuelhes) qui reste historiquement très attachée à l’autonomie des syndicats. C’est à la fois la vitalité et la faiblesse de l’organisation. Il y règne un certain individualisme chez les militants, un rejet de la politique, du parlementarisme et du réformisme. On y rêve de grève générale annonciatrice du « grand soir » et l’on n’hésite pas à user de violence contre la répression brutale du gouvernement.
Le 12 octobre 1905, la CGT est expulsée par la préfecture de son petit bureau au premier étage de la Bourse du Travail de Paris. A la hâte, on déniche un appartement dans le 10e arrondissement mais le bailleur refuse d’héberger des « révolutionnaires ». Finalement, l’organisation se replie sur une ancienne usine chimique au 33 de la rue de la Grange-aux-Belles dans le 19e. La Chartes d’Amiens, votée lors du congrès confédéral de 1906, oriente la CGT vers « la lutte des classes qui oppose sur le terrain économique les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière ».
Le syndicat est reconnu comme le seul instrument de lutte de la classe ouvrière et la grève générale comme seul moyen d’action efficace. Les militants réitèrent leur défiance à l’égard des partis politiques et misent sur l’action de minorités agissantes, éduquées et conscientes. Emile Pouget et Fernand Peloutier sont les grands théoriciens de ces concepts de la grève générale et de l’action directe. La ligne soutenue est alors celle d’un syndicalisme-révolutionnaire intransigeant.
En 1907, la CGT soutient l’action des viticulteurs du midi, organise la grève des chaussonniers de La Neuville-les-Raon (Vosges), celle des ouvriers parisiens des six compagnies d’électricité et milite activement pour l’application de la loi du 13 juillet 1906 organisant le repos hebdomadaire. Il est intéressant de relever qu’il exista toujours durant cette période une multitude d’orientations idéologiques au sein de la confédération. Les révolutionnaires, les réformistes et les corporatistes coexistaient et imprimaient aux mouvements ouvriers une grande variété de moyens pour appuyer leurs revendications. Ceux-ci pouvaient aller de la pétition au sabotage, en passant par la grève sauvage. Le coup de frein à cette « époque héroïque » sera donné par les émeutes de Draveil-Vigneux de juin/juillet 1908. Les principaux responsables de la CGT sont arrêtés et l’élan révolutionnaire avec eux. La guerre qui vient ne fait qu’accélérer le processus et une certaine forme de collaboration avec les milieux politiques commence à s’esquisser.
Guillaume le Carbonel
Sources :
- Esquisse d’une histoire de la CGT, Jean Bruhat et Marc Piolot, Paris 1966
- La Commune de Paris, William Serman, Fayard 1986
- Les finances, une approche des problèmes de structure et d’orientation de la CGT (1895-1914), Michel Pigenet, Le Mouvement Social N°172 juillet/septembre 1995
- La théorie de la grève générale et la stratégie du syndicalisme : Eugène Guérard et les cheminots français dans les années 1890, Larry S.Ceplair, Le Mouvement Social N°116 juillet/septembre 1981