L’économie : un objet philosophique
Les livres sont bien souvent comme les vins : il est conseillé de laisser s’écouler un peu de temps afin de savoir si, une fois passé le moment de la mise en bouteille, ils auront ou non les qualités qui leur permettront de bien vieillir. Si, dans ces pages, nous nous sommes faits l’écho de plusieurs ouvrages de qualité au moment de leur parution, il est temps aujourd’hui de nous arrêter sur quelques sorties plus discrètes, moins connues, mais d’un intérêt indéniable. Je commencerai ce panorama rétrospectif 2013 en abordant un thème de toute première importance, celui des philosophies de l’économie ( Article paru dans le numéro 61 )
Dans la pensée économique comme en toutes choses, il faut, si l’on veut bien comprendre un processus à l’œuvre, remonter à ses origines. C’est ce que permet de faire le livre d’Olivier Grenouilleau, Et le marché devint roi. Nous ramenant au néolithique, époque où existaient déjà des formes rudimentaires de commerce sur de longues distances, Grenouilleau nous fait traverser les siècles, du temps des guildes antiques à celui du capitalisme post-industriel, analysant les rapports des civilisations successives au marché. S’il met en garde contre les dérives de ce dernier, il se méfie également de l’idéalisation dans laquelle nous tenons souvent certaines sociétés non marchandes qui ont rarement été des modèles d’égalité. Ainsi, les logiques de don et de contredon permettent-elles aussi d’établir des stratégies de séduction et de rivalité, et les sociétés fondées sur le potlatch reposent sur l’accumulation du surplus et empêchent la circulation des biens pour mieux figer les rapports de pouvoir. Cherchant dans les langues indo-européennes les indices de la manière dont les peuples percevaient le marché, l’auteur remarque aussi que si les biens matériels sont considérés dans l’Ancien Testament comme une récompense à la soumission à Dieu, ils deviennent dans le nouveau un obstacle à cette soumission.
La figure du marchand, absente de la tripartition de Dumézil, prend une importance croissante au cours des siècles : Saint-Thomas d’Aquin justifie le prêt à intérêt condamné jusque là, la peinture flamande réhabilite les changeurs en en faisant des sujets de toiles, les calvinistes expliquent la réussite professionnelle comme une preuve de l’élection divine, les Lumières chantent le marché comme remède à la guerre… « Le salariat apparaît comme le système le plus en phase avec le fonctionnement des démocraties libérales, en partie fondées sur l’idéologie du contrat et le règne de l’individu. » Grenouilleau voit des parallèles entre les critiques aristocratique et socialiste du marché mais il note également que la dépense somptuaire a été adoptée par la bourgeoisie d’affaires par imitation de la noblesse. Pour lui, l’idée du capitalisme vertueux est une utopie trompeuse, comme en témoignent les expressions nouvelles qu’il prend aujourd’hui, telle que l’infiltration du marché dans la sphère privée.
Le socialisme et l’écologie sont-ils définitivement inconciliables ? La gauche, par son histoire, est-elle condamnée à rester une expression du productivisme ? Des questions auxquelles tentent de répondre les contributeurs réunis par Michel Lepesant dans son livre L’antiproductivisme : un défi pour la gauche. Paul Ariès, se réclamant de Lafargue et de Fourier, rappelle qu’il peut exister une lecture à la fois productiviste et écologiste de Marx ; il reproche à la CGT de défendre le gaz de schiste et au PCF de soutenir l’industrie nucléaire alors que Kautsky, déjà à son époque, critiquait l’usage des pesticides. Irène Pereira, elle, considère que Marx est bel et bien le promoteur de la pensée productiviste et qu’il le doit à son anti-malthusianisme, de même que Proudhon ou Kropotkine ; elle leur oppose Rousseau, en qui elle voit l’ancêtre de la décroissance.
On retrouve bien sûr une approche de l’antiproductivisme très marquée à gauche philosophiquement et accordant une place centrale à l’hédonisme. Jérôme Desquilbet, qui dit préférer l’argument de la vie (jouissance) à celle de la survie (conservation minimale), propose d’abandonner l’expression « contrainte écologique », trop marquée par l’idée de renoncement. Sergio Ghirardi, appelant à une révolution culturelle contre l’imaginaire productiviste et contre l’ « acosmisme » (indifférence à la nature), refuse d’opposer anti-consumérisme et hédonisme. « L’émancipation par la jouissance de la vie est la seule réponse radicale à une survie misérable et à la vulgarité bête et frustrante du consumérisme » écrit-il. Une contribution intéressante de Thierry Brugvin propose de renouer avec le mutuellisme proudhonien ou « écosocialisme redistributif », qui conjugue planification démocratique de l’économie, mesures égalitaires et liberté d’entreprendre. Des pistes peu orthodoxes sont proposées çà et là, sur l’expérimentation de monnaies locales, sur un urbanisme qui remplacerait l’aménagement du territoire par son « ménagement », sur la lutte qui ne devrait pas être menée contre le chômage mais contre l’emploi… Une critique du progressisme d’autant plus appréciable qu’elle est énoncée par les représentants d’un camp politique qui remet rarement en cause ce dogme-là.
Pour terminer, saluons l’initiative des éditions Berg International qui ont réédité un classique de la pensée économique, La Fable des Abeilles de Bernard Mandeville, philosophe proche du courant mercantiliste. A lire sa fable, parue pour la première fois en 1714, on se demande parfois si on a affaire à une satire de la société, à une apologie cynique de ce qu’on appellera plus tard le système capitaliste ou au contraire à l’expression d’un moralisme réprobateur de type conservateur. La première hypothèse s’impose rapidement, notamment à la lecture du texte en prose qui suit la fable, les Recherches sur l’origine de la vertu morale, dans lequel l’auteur explique que « les vertus morales sont la progéniture politique que la flatterie et l’orgueil ont engendré à eux deux ».
Mandeville nous plonge dans la vie d’une ruche, métaphore de la cité humaine. Pointant du doigt les dysfonctionnements de cette ruche, les malversations des avocats, des médecins, des prêtres, des ministres, des courtisans, les injustices flagrantes et l’escroquerie généralisée, il montre pourtant que ces désordres particuliers concourent à un ordre général et que ce sont les vices privés qui produisent la prospérité collective. « C’est ainsi que, chaque partie étant pleine de vice, le tout était cependant un paradis. » La conversion des abeilles à l’honnêteté, dans la seconde partie de la fable, aura les plus funestes conséquences : faillite des tribunaux, fin de la prospérité, dépérissement de la consommation, chômage, dépeuplement de la ruche. « Si un peuple veut être grand, le vice est aussi nécessaire à l’Etat que la faim l’est pour le faire manger. » Selon Mandeville (pour qui l’altruisme est une abstraction et l’intérêt un moteur universel), les législateurs se sont toujours appuyés sur l’orgueil des hommes pour manœuvrer les sociétés. Une vision du monde qui ne dépaysera pas le lecteur contemporain, habitué aux principes de cette anthropologie libérale qu’il voit tous les jours à l’œuvre.
David L’Epée
Références
Olivier Grenouilleau, Et le marché devint roi : Essai sur l’éthique du capitalisme, Flammarion, 2013
Michel Lepesant (sous la dir. de), L’antiproductivisme : un défi pour la gauche, Parangon, 2013
Bernard Mandeville, La Fable des Abeilles suivi de Recherches sur l’origine de la vertu morale, Berg International, 2013