Le mouvement « Gilets Jaunes » du point de vue afro-descendant : les convergences difficiles
Cela fait depuis septembre 2017 que la brochure « Europe-Afrique : même combat contre le mondialisme ! » est sortie, et mon constat est le suivant : il est aujourd’hui difficile d’imaginer la réalisation de la convergence des luttes européennes et africaines malgré le lien historique unissant notamment la France et l’Afrique francophone. Et cette difficulté réside autant du côté d’un vague panafricanisme défendu au sein d’une population afro-descendante encore inféodée au discours victimaire que d’un nationalisme français blanc à deux vitesses et plutôt sourd au sujet de la révision des restes de l’oligarchie française en Afrique. En somme, de sévères autocritiques et une cohérence idéologique restent encore à (re-)construire au sein de la sphère militante afro avant même de penser qu’elle puisse un jour tendre la main aux réfractaires du gauchisme (qui sont par ailleurs également divisés en plusieurs doctrines tiraillées entre une vision franco-française de la nation et des visions « germanico-transalpines »).
Cependant le mouvement récent, hétérogène et pré-révolutionnaire des « Gilets Jaunes » semble précipiter, et en même temps réactualiser, la nécessité de cette convergence. Je vais me concentrer ici sur la frange militante des afro-descendants, et non pas sur l’afro-descendance au sens large qui, nous l’avons vu au travers des multiples interventions médiatiques et des observations « journalistiques », ne se pose pas tellement de questions raciales dans la mesure où les problématiques qu’il vit au quotidien sont d’emblée sociales.
Instrumentalisation
Le système oligarchique et ses ramifications médiatico-marchandes savent très bien comment casser l’espoir d’une Révolution. Ils s’appuient d’abord sur l’orchestration de la rumeur raciste afin de s’assurer de maintenir la logique de castes et la racialisation du conflit de classes. Ainsi, nous verrons très rapidement les journaux officiels évoquer les « insultes racistes » ou « négrophobes » de Gilets Jaunes à l’égard du tout venant « non-blanc ». Il veillera à ce que l’interprétation des altercations entre automobilistes noirs et gilets jaunes-barreurs de route blancs soient forcément le fait d’un racisme systémique et institutionnalisé qui, d’un point de vue indigéniste, s’étendrait à l’échelle du peuple blanc du quotidien. A travers cette lecture, le français mécontent du système d’appauvrissement généralisé serait essentiellement « d’extrême-droite » (qualificatif diabolisant de la novlangue hexagonale). Les peuples « indigènes » des banlieues (que j’identifie toujours à « l’allogénat »), eux, souffriraient de tout cela avant tout le monde, justifiant leur colère exprimée à travers les émeutes (on songera à celle de 2005) qui furent le moyen d’expression de cette impasse sociale/sociétale honteusement ignorée. Or, si l’on s’extrait d’une vision manichéenne de l’analyse des conflits sociaux français pour tenter de comprendre, à partir de la lutte des classes, les différents enjeux à l’intérieur de la France et de ses Outre-mer, nous pouvons saisir avec subtilité ce qui engage un mouvement comme celui des Gilets Jaunes.
Du côté des militants de la cause « Noire-Africaine » (séparant l’Afrique subsaharienne du Maghreb en introduisant les Antilles), nous en sommes réduits à des prurits de podcasteurs qui ne font que mener des actions « coup-de-poing » ou des manifestations essentiellement buzzables sans aucune organisation. Pourtant, le militant du Black Panther Party Stokely Carmichael (fondateur du « Black Power », c’est dire), nous avait gratifiés d’une conférence dans ses vieux jours sur la différence primordiale qu’il y a entre « la mobilisation » et « l’organisation ». Ce qui en ressort, à partir d’une comparaison de deux figures désormais emblématiques (et grandement récupérées) de cette lutte afro-américaine de ces années-là (Stokely Carmichael évoque Martin Luther King « le mobilisateur » et Malcolm X « l’organisateur »), est valable également aujourd’hui, à quelques recontextualisations près (nous sommes en France et pas aux Etats-Unis, et nous sommes dans l’ère de la virtualisation massive du combat). La LDNA (Ligue de Défense Noire Africaine), pour citer l’exemple le plus symptomatique, sorte d’excroissance abâtardie de la BAN (Brigade Anti-Négrophobie) est, pour rester poli, engluée dans la mobilisation sans organisation. Si nous observons l’époque dans laquelle nous sommes, il est important de souligner que la sphère virtuelle a tellement gagné l’intégralité de notre existence que marcher dans la rue en groupe et en facebook live ou siéger devant un lieu identifié comme répressif deviendraient presque des Actes Révolutionnaires. Il serait intéressant de revenir sur l’inefficience d’une telle méthode à travers le rassemblement contre l’esclavage des Noirs en Libye de novembre 2017 (j’y ai consacré à l’époque un article publié sur le site Rébellion SRE), qui a été une occasion pour quelques vedettes de la cause noire de s’afficher dans leurs plus beaux accoutrements mais qui, sur le terrain politique effectif, n’a absolument rien donné. En revanche, nous avons assisté à une négrerie essentiellement émotive, réactive, et réactionnaire. En effet, il s’agit bien de forces de la réaction qui animent les prises de position d’un Gucci (surnom peu bantou) LDNA ou les pleurnicheries médiatiques d’Assa Traoré soutenues par le gratin Médiapart/Canal+. Et ces forces ont cette particularité propre au mondialisme de renverser dialectiquement le rapport du vrai et du faux, et ainsi faire passer le réactionnaire pour du progressisme et inversement. Racialiser les luttes sociales en revendiquant son africanité tout en voulant rester vivre en France ; encourager la réduction de l’identification répressive au flic du quotidien ou au petit patron de PME en exonérant les grands banquiers et le haut commissariat ; faire de la vie en banlieue défavorisée une misère incomparable à l’exode rural et au suicide des paysans ; autant de stratégies proprement contre-révolutionnaires ! Cracher sur le mouvement populiste des gilets jaunes le poing levé avec comme arrière-plan une reprise du logo Black Lives Matter (mouvement afro-américain financé par Georges Soros) est un choix réactionnaire. Préférer marcher, le même jour que les insurrections des Champs-Elysées du samedi 1er décembre, pour le Collectif Rosa Parks validé par le système dominant (notamment l’Université Paris 8) flanqué de slogans tels que « Nous ne sommes rien, soyons partout », est un acte réactionnaire. Ignorer la nécessité d’un collectif débarrassé de tout égotrip, de tout culte du chef, de toute récupération politique en évitant de penser ce qui est bon pour un peuple partageant la même nation, les mêmes taxations et les mêmes impositions, et ne voyant pas dans la précarité galopante de la classe moyenne une Révolution à saisir (notamment en terme d’échanges fermes concernant l’Afrique), est une posture réactionnaire.
Virtualisation
Il est d’autant plus difficile de concevoir en quoi consiste un militantisme réel à l’heure où notre existence se définit par notre inscription sur un réseau social et à une collecte de « J’aime ». Et il est d’autant plus périlleux de constater ses erreurs afin de procéder à une autocritique. L’exercice auquel je me livre, consistant à écrire sur un mouvement en cours, m’expose certainement à des affirmations ou des suppositions que la marche de l’Histoire contredira quelques semaines, voire quelques jours plus tard. Cependant, l’actualité brûlante d’une brochure sortie un an et demi auparavant me pousse à réactualiser le déni total par le militant afrodescendant de la nécessité d’une reconfiguration politique de la société française qui aurait de cruciales incidences au sein des sociétés africaines francophones. Le mouvement des Gilets Jaunes est la traduction concrète de leur impossibilité de comprendre les enjeux révolutionnaires actuels. Le mouvement des Gilets Jaunes met à nu leur impossibilité de comprendre ce qui dynamiserait l’essor de nouvelles pensées de libération africaines. Il montre à quel point le panafricanisme tel qu’il est mis en avant aujourd’hui date toujours des années soixante et que son ignorance plus ou moins feinte le pousse à créer, à coups de slogans et de selfies, un mondialisme inversé sur le dos des autochtones.
Priscillia Ludosky, l’une des « porte-paroles » de ce mouvement d’ « extrême-droite », noire et coiffée de dreadlocks, peut y être quasiment traitée de « house nigger » (« négresse de maison » : terme de la novlangue afro-militante pour décrédibiliser celui qui ne rentre pas dans le moule) dans certains fils de discussion communautaires. Mais ce que certains afro-séparatistes du dimanche ne peuvent concevoir, c’est le fait qu’agir politiquement pour un changement radical, progressif ou brutal, doit passer au préalable par une stratégie qui doit faire cause commune. Et cette entreprise exclut par essence les velléités pleurnichardes post-esclavagistes qui peuvent s’avérer dans ce cas de figure incapacitantes et, au regard du sang qui coule et des yeux éprouvés par les lacrymos de celles et ceux qui mouillent le maillot, d’une lâcheté manifeste. Il serait donc de bon ton de ne pas jouer à l’adulescent en opposant à un mouvement populiste français une bouderie boutonneuse, en évitant ainsi d’en saisir les différents enjeux, que ce soit le réformiste Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) ou la révolutionnaire abolition de l’Etat et de ses supports (salariat, échanges marchands), et dès lors réfléchir à leurs possibles impacts sur les structures administratives ultra-marines. Il ne s’agit pas de nier les décalages qui peuvent subsister dans le traitement des problèmes sociaux aux Antilles/Guyane (traitement des dégâts de l’Ouragan Irma à Saint-Martin en 2017 ; le projet Montagne d’Or guyanais) ou à l’île de la Réunion (qui a connu aussi ses insurrections fortement réprimées avant même celle des Champs-Elysées), mais de se reviriliser par la prise de décision et la vision stratégique.
Prenons l’exemple de « l’indépendantisme ». Si l’on choisit de se définir en tant qu’indépendantiste : via quels partenariats géopolitiques/géostratégiques s’effectuerait l’indépendance et, avant cela, sur quelle doctrine idéologique ? Le panafricanisme kémi-sébiste (l’intéressé enchaînant pendant ce temps les « Procès de la Françafrique » dans sa tournée de l’Afrique francophone) peut-il répondre au paradigme antillais ou bien cela ne concernerait que l’afro-antillais (encore une division) ? La seule revendication identitaire suffit-elle à peser sur la libération d’un peuple enclavé et soumis (comme quasiment la totalité de la planète) aux nouvelles règles que dicte le mondialisme et que devra dicter sa résistance ?
Des choix
La créolité composite des paradigmes ultra-marins peut freiner l’accession à une unité solide si elle fait le choix du fantasme et du compensatoire (à l’image de la mode diasporique du « panafricanisme panégriste »), mais elle peut être également une force si elle engage une nouvelle relation au politique qui fera de la lutte des classes une priorité sur la lutte des races. Le béké raciste qui compose les 10% de l’île de la Martinique et qui maintient 90% de son économie serait balayé d’un revers de main si les oligarques corrompus du gouvernement français centralisateur tombent par l’effet d’un renversement interne via une convergence de classes. Le consumérisme étant l’un des moyens d’expression du mondialisme, le boycott des produits importés si addictifs mais excessivement chers, saturés en sucre et en sel, doivent se prolonger et peuvent marquer la première étape d’une révolution ultra-marine qui s’autodéterminerait par la fabrication de ses propres produits. La croissance conjointe d’une prise de conscience du côté de la métropole d’un asservissement des peuples français et africains par le biais de la monnaie (Euro d’un côté, Franc CFA de l’autre), ou bien de la dérégulation des flux migratoires cassant toute souveraineté nationale (qu’elle soit française ou africaine) afin d’intensifier l’accumulation capitaliste, doivent être des acquis pour tout militant souhaitant un véritable changement.
Admettons que la tension populaire monte d’un cran au fil des semaines qui passent, avec les inévitables scissions qui se feront entre les réformistes d’une part, majoritairement représentés par les têtes d’affiches médiatiques, c’est-à-dire déjà neutralisées (en tant qu’elles ne présentent pas de résistance au mondialisme qui les a déjà digérés), et d’autre part les révolutionnaires radicaux ne souhaitant que l’effondrement du Capital. Quelle place occupera le militant afrodescendant, ainsi que l’afrodescendant au nom duquel il se bat, dans ce progressif durcissement des camps qui s’annonce ? Quelle place occupera le continent africain dans son cœur, certes, mais aussi (et surtout) dans sa stratégie ?
Si aucun de ces questionnements ne se développe pas rapidement au sein de réunions visant à optimiser les convergences internes, il faudra finir par admettre que tout mouvement afro-militant basé en France œuvre définitivement pour son propre ennemi. Arrêtées à ce stade, toutes ces organisations ne seraient que des compagnes faussement contestataires de la merde marchande dont finalement elles raffolent…
Nikos Amilduki