La radicalité du mouvement des Gilets jaunes
Article paru dans le Rébellion 85 ( avril 2019)
A la veille de nos 8 mois de lutte, un impératif : celui de revenir à nos fondamentaux, à notre essence, à notre élan initial. Notre premier amour: l’indiscipline. Contre les tentatives de noyautage de l’opposition contrôlée, un mot d’ordre: la radicalité. Que se redressent les barricades, les flammes, et le jaune des champs ! ( Article paru dans le numéro 85 de la revue Rébellion en Avril 2019)
Parole d’une Gilet Jaune
Ce qui me pousse à rejoindre les gilets jaunes tous les samedis, c’est ma profonde volonté de venir à bout de ce système inique qui avantage une minorité de privilégiés au détriment de la majorité exploitée et jusqu’à présent silencieuse.
Cette majorité sacrifiée politiquement, ses intérêts jetés aux poubelles de la classe élue, suffoque sous les taxes, trime dans son quotidien, pour des services publics en décrépitude : privatisations, conditions de travail et de soins affolantes dans les hôpitaux, éducation nationale abandonnée et vendue aux logiques de marché… Travailleurs et petits patrons, étudiants et retraités sont précipités dans une précarisation grandissante de leurs conditions de vie, tranchant avec l’opulence d’une poignée de bénéficiaires ploutocrates: cinq millions d’euros de salaire moyen pour un patrons du CAC 40 sans parler des bien lotis actionnaires, des milliards perdus en optimisation ou évasion fiscale pratiquée par les GAFA ou les multinationales, sans oublier les salaires et avantages indécents dont jouissent nos politiciens pourtant censés représentatifs du reste de la population. Ces gouffres financiers se creusent à l’ombre d’une misère qu’ils cultivent : on soutire sans cesse de l’argent à ceux qui n’en n’ont pas, pour rassasier ceux qui en ont.
Un engagement concret
C’est le renversement de cette logique barbare que les gilets jaunes entendent mener. Les samedis sont des outils de ralliement et de visibilité, à l’image du gilet jaune en tant que tel, d’une colère qu’on a trop longtemps cherché à étouffer. En occupant la rue, on se réapproprie aussi l’espace public qui, en tant que peuple, nous revient de droit. Ces journées sont des démonstrations de combativité, de solidarité entre ceux qui souffrent ou compatissent, mais aussi de courage compte tenu des risques que la répression policière fait encourir.
Pour ma part donc, si je partage pleinement la cause du mouvement et les valeurs de justice, de liberté et d’égalité qui la constituent, ma présence sur le terrain exprime aussi mon impératif à me trouver du côté de l’opprimé dans la lutte. J’insiste sur la valeur de l’engagement effectif auprès de tout peuple qui fait le choix de se soulever pour sa dignité. Rien de toute évidence ne remplace la participation concrète au mouvement, déjà par gout de la connaissance directe (rencontrer les gilets jaunes, comprendre la réalité du terrain et notamment de l’affrontement), puis ensuite pour donner vie à ses idéaux, les enraciner dans le réel, sans quoi ils demeurent vides de sens.
A ce sujet, mes valeurs qui s’accordent avec celles des gilets jaunes sont celles qui font triompher l’humain sur l’argent. Contre un système mortifère qui change tout en marchandise dévitalisée, je vois ce mouvement comme une pulsion de vie : celle de retrouver ses semblables, de se reconstituer en communauté fraternelle, de reconstruire notre lien social. Les gilets jaunes sont un formidable levier du vivre ensemble, et les ronds-points sont symptomatiques de tout ça : alors que nous vivions atomisés, on se tourne vers l’autre pour y découvrir son semblable, et on s’y reconnecte. Ce que je partage avec le mouvement, c’est donc fondamentalement sa raison d’être : replacer l’humain et le souci du bien commun au cœur des préoccupations. Cet impératif de communauté est transposé à l’échelle du pays, faisant ainsi ressurgir la valeur de patrie que j’affectionne : il y a cette idée de faire front communément au niveau national contre la finance mondialiste, de s’enraciner, de regagner sa souveraineté aussi notamment en optant pour une sortie de l’union européenne. Cette souveraineté par ailleurs passe par la volonté de révolutionner les outils politiques : les gilets jaunes en voulant se replacer au centre de la gouvernance du pays, démystifient la démocratie représentative, qui n’est qu’une contradiction dans les termes, au profit d’avancées démocratiques comme le RIC en toute matière, ou les assemblées constituantes etc.
Un mouvement radical
Pour toutes ces raisons, ce que je pense trouver dans ce mouvement, en espérant qu’il la cultive, c’est la radicalité. L’essence gilet jaune c’est le combat social de la majorité opprimée contre la minorité parasite, et cette radicalité de fond a pour mérite de s’attaquer à la structure même de la machine aliénataire tout en étant la lutte la plus englobante : tout le monde peut s’y retrouver, indépendamment des orientations politiques initiales de chacun. Cette remise en cause du système tout entier subit aujourd’hui des tentatives de noyautages par les luttes sociétales et parcellaires telles que le féminisme ou anti-racisme, qui détournent le mouvement de sa radicalité initiale afin de faire avorter son potentiel révolutionnaire. Les gilets jaunes doivent se prémunir de devenir une « opposition contrôlée » pour rester un mouvement qui me semble fondamentalement être antisystème. C’est d’ailleurs ce qui faisait toute sa singularité : il a pris naissance dans le peuple, spontanément, en dehors et même contre les structures traditionnelles des partis politiques et des syndicats. Il a, ce faisant, exprimé une désillusion et une perte de confiante totale dans les forces existantes censées garantir la défense de ses intérêts.
Apartisant, le mouvement dépasse ce qui n’était déjà plus que des éléments de langage clivants, gauche et droite, employés par le système (bien qu’aujourd’hui les affrontements entre les mouvances identitaires et les milices antifascistes, qui opèrent à la manière d’une police de pensée, en sont une résurgence navrante) ; les gilets jaunes fédèrent quiconque partageant la conscience d’une condition commune contre un ennemi, l’élite en place.
Pour toutes ces raisons, les gilets jaunes ont quelque chose de foncièrement sain, et d’unique vis-à-vis des mouvements antérieurs. Les suites du mouvement me semblent incertaines quant à leur forme, mais je ne doute pas qu’il se poursuive: la colère est trop profonde, et l’éveil des consciences a allumé de nouvelles perspectives qui ne sauraient s’éteindre. Après une période d’accalmie, avec des manifestations déclarées, organisées, beaucoup prônent un retour aux sources en revenant aux modalités de contestations d’origine, plus indisciplinées, celles qui selon moi nous caractérisaient.
Souhaitons donc là encore que dans l’action, la radicalité soit de mise.
Camille Mordelynch