La Grande-Bretagne, terre d’Utopie
Mon anglomanie fervente ne pouvait être qu’éveillée par la découverte sur le stand d’un bouquiniste toulousain du livre du professeur A.L. Morton sur « l’utopie anglaise ». Edité chez François Maspero en 1964, cette étude particulièrement riche nous plonge dans un des aspects du génie littéraire britannique. Les récits utopiques ont cette particularité d’offrir un miroir inversé sur leur temps.
« Le Paradis des Gueux »
L’histoire de l’idée d’Utopie en Grande-Bretagne débute bien avant Sir Thomas More. Elle plonge ses racines dans une tradition populaire très ancienne qui mélange des influences païennes et chrétiennes. Pendant plusieurs siècles, c’est au sein des familles, au coin du feu lors de la veillée ou dans les chansons des fêtes que la matière de ces contes ancestraux va vivre et se développer.
Cette tradition populaire est la rencontre des mythes celtiques et arthuriens qui donne naissance à des évocations d’un pays inconnu où la prospérité matérielle et la bonne santé éternelle règnent. Souvent insulaires, ces contrées perdues sont à la fois le Paradis Terrestre chrétien et les Iles aux Pommes des légendes celtes. Si de multiples récits populaires évoquent ce territoire au Moyen-Age, les descriptions partagent toujours les mêmes détails sur la nourriture abondante, les festivités permanentes et les rapports pacifiés. En des temps de troubles et de disettes régulières, la vie humaine est fragile et les ressources limitées.
Ces mythes traduisent une attente face à l’hostilité des temps, l’idée est qu’un nouvel Age d’Or est déjà présent sur terre mais dans un endroit caché. Pour l’atteindre, il faut une longue quête ou se perdre loin des sentiers battus. Et les usuriers, les ecclésiastiques fautifs ou les seigneurs violents n’y ont pas leur place.
Cette utopie populaire va traverser les siècles en conservant à travers les âges un caractère remarquablement constant et ses principaux traits. « Le lait coule en rivière ; le vin sort de la terre à gros bouillon, et en cherchant bien on trouverait des ruisseaux de whisky et de bière brune » chante un air populaire anglais du début de la Renaissance. Autre caractéristique de ces récits, le travail y est banni et l’homme vit en harmonie avec la nature et ses semblables.
Le mythe « pays de Cockaigne » (ou de Cocagne comme il est nommé dans le Sud-Ouest), va se diffuser en suivant les aventures des peuples des Iles britanniques. Des Amériques à l’Océanie, on chantera longtemps ce « pays où l’on n’arrive jamais » . On retrouve de nombreuses références à ce rêve millénaire dans les chansons folks américaines, « la Montagne de sucre Candi » est l’idée que la fortune vous attend toujours plus vers l’Ouest. Désormais, c’est dans le mythe que le déracinement forcé par les contraintes économique et politique des populations anglo-saxonnes va trouver une réponse. Un pays nouveau les attendant pour pouvoir retrouver leurs habitudes ancestrales.
Sir Thomas More, Une utopie dans une époque de transition
En effet, les communautés paysannes britanniques vont connaître une grande transformation à l’époque moderne. Elles vont progressivement être mises à mal par la naissance du système capitaliste. Les rapports marchands et les relations purement pécuniaires entre les différentes classes vivant de la terre bouleversent les anciennes structures rurales. Les paysans pauvres sont progressivement chassés et les coutumes de solidarité disparaissent. Livrés à eux-mêmes, des déshérités errent sur les routes.
L’utopie de Sir Thomas More va traduire cette détresse face à un monde en transformation. Il va décrire la réussite de quelques-uns face à la misère de la majorité. Ce monde de désespoir et d’espérance, de conflits et de contrastes, n’est pas aussi éloigné du notre d’ailleurs. Le destin de l’auteur est pleinement l’expression de cela. Issu d’une grande famille de marchands londoniens et humaniste, il devient juriste et il est obligé de passer au service du roi Henri VIII. En désaccord avec la politique ecclésiastique des Tudors, il est décapité et devient un saint pour l’Eglise catholique.
Dans l’Utopie, More donne clairement sa conception de l’Etat. « C’est du prince comme d’une fontaine perpétuelle, que coule vers le peuple tout ce qui est bien et tout ce qui est mal ». Réprouvant le luxe et le gaspillage des élites de son temps, il est le premier à faire le lien entre l’accroissement des richesses par la nouvelle économie du commerce et de l’usure et la pauvreté croissante de la majorité de la population. C’est pour cela que l’Utopie de More est un tableau de la « Renaissance à laquelle tant d’homme avant lui ont aspiré» comme l’écrit W. Morris, Grand admirateur de l’œuvre de l’humaniste anglais.
L’Utopie conservatrice face au triomphe de la bourgeoisie
A la suite de More, de multiples récits utopiques vont connaître un grand succès d’édition. Mais le triomphe de la bourgeoisie et l’écrasement des dernières révoltes paysannes, en transforme le sens profond. Le Robinson Crusoé de Daniel Defoe est par exemple ce mélange de progressisme et de libéralisme sordide qui va dès lors régner dans les élites économiques anglaises de la City.
Le Voyage de Gulliver de Swift est à l’inverse une accusation de ce « Nouveau Monde ». Issu d’une vieille famille noble anglo-irlandaise ruinée, il est un conservateur Tory par haine des libéraux. Dénonçant la colonisation, l’exploitation et les préteurs sur gages, il est réactionnaire par dégoût des dominants d’alors. Utopiste conservateur donc, mais qui refusa toujours les honneurs et qui resta toujours frondeur parmi les siens. A.L. Morton, le rapproche d’un Ruskin.
Plus tard, les évocations prophétiques et apocalyptique d’un William Blake reprendront ce thème. Maudissant ceux qui profitent de la mort des artisans et qui dressaient des « Moulins de Satan », nom qu’il donne aux premières usines, il appelait à faire d’Albion la « nouvelle Jérusalem » communautaire et spirituelle.
Dans la même veine, la Race Future de Lord Lytton est la rencontre de l’Utopie avec la conception d’un aristocratisme dandy typiquement anglais. Bien connu des amateurs d’histoire magique et d’ésotérisme de roman de gare, ce récit d’un peuple caché au centre de la terre et détenant la puissance du Vril, force magique assez comparable à l’énergie atomique, est une évocation d’une société très libertarienne au final. La peur du héros, un richissime américain, de voir cette civilisation sortir de sa cachette pour exterminer la race humaine est dès lors l’expression de la crainte de toute une société de voir se libérer les forces occultes qu’elle à exploité.
Utopie ou Barbarie ?
Car des forces obscures traversent le monde né du capitalisme, et Aldous Huxley les décrit très bien dans le Meilleur des Mondes, cette utopie sous cellophane. Le règne de la technique et le contrôle social lui inspirent comme seule morale que « demain sera aussi affreux qu’aujourd’hui ».
Orwell fait d’ailleurs dans 1984 la même description d’une utopie négative, mais cela dans le but de réveiller le lecteur avant qu’il ne soit trop tard.
Les socialistes « utopistes » comme Karl Marx les dénomme avec un certain mépris n’étaient pas que de doux rêveurs. Ils étaient ceux qui ont rendu possible la transformation des utopies traditionnelles en réalité. Les communautés idéales qu’ils vont théoriser et parfois mettre en place ont été conçues comme des terrains d’expérimentation et d’explorations. William Morris donnera un parfait exemple de cette démarche. En découvrant le socialisme, le génie créateur de l’artiste va trouver le moyen de rendre possible ses rêves.
C’est aussi le but d’un Chesterton avec le Napoléon de Notting Hill. S’appuyant sur le localisme contre le nivellement moderne, cette fable est vivifiante et drôle (ce que A.L. Morton ne semble pas avoir compris dans sa logique d’universitaire marxiste). C’est un anarchisme-conservateur joyeux qui donne la clé de sa réflexion dans une confession du héros du roman : « Je me souviens que dans mon enfance triste, les pédants écrivaient des livres sur les trains qui iraient plus vite, sur le monde qui ne serait plus qu’un seul empire et sur les autobus qui iraient dans la lune. Et dans ma tête d’enfant je me disais : « Je crois plutôt que nous retournerons aux croisades, et que nous adorerons les dieux de la cité ». Et c’est ce qui s’est passé ! ».
Louis Alexandre.