La force d’un virus
Nous étions en sommeil, comme dans une sorte d’hibernation apparemment sans fin maintenu par les chants doucereux de la science et la technologie. Tout ne devait qu’aller pour le mieux dans la projection vers un monde humain parfait, unifié et mondialisé, où les solutions auraient enfin pu imposer éternellement leur souveraineté sur le souvenir des problèmes du passé.
Mais qu’en était-il de la réalité ? N’insinuait-elle pas déjà le doute avant que l’événement ne survint ? Le sommeil n’était-il pas déjà troublé par des cauchemars dans lesquels nous pressentions au plus profond de nous une fragilité que nous ne pouvions prendre le risque d’évoquer ostensiblement sans que nos parcours oniriques ne s’y brisent ? La fragilité, la voilà la grande question !
Car l’événement a eu lieu : un maudit virus, être si petit qu’on n’eût plus l’idée, jusque désormais, qu’il puisse venir se mêler sérieusement des affaires des hommes modernes, sinon que sous la forme d’une inoffensive « grippette ». Non seulement ce lilliputien nous a peut être sorti définitivement de nos rêveries fantasmagoriques, mais il semblerait bien aussi qu’il ait renforcé notre scepticisme autrefois confus, aujourd’hui plus assuré.
Et nous voilà pris de confusion, de désemparement, de peur même face au vide qu’il a si malicieusement immiscé dans nos corps dont nous avions presque oublié l’existence. Aurions-nous perdu la foi ? Après que le Sujet ait tué Dieu, serait-il possible qu’un simple virus puisse avoir la peau du Sujet ? Cela se pourrait en tout cas car, d’occuper l’entière sphère médiatique, qui autrement continuerait d’inonder les esprits des lobotomisés occidentaux de ses rassurantes fables à propos de notre supériorité universaliste, il nous rappelle non pas à notre « humanité », mais à notre condition corporelle. Il nous rappelle en fait à l’éphémère équilibre physiologique qui fait de nous des hommes d’une unique raison, aussi faible et puérile soit-elle, sur laquelle nous reposons pourtant le poids lourd de nos prétentions.
Serions-nous en guerre ? Oui ! mais en réalité en guerre contre quoi au juste ? Mais contre nous-mêmes tels que nous sommes devenus ! Une guerre qu’enfin nous décidons de mener contre notre propre faiblesse, saisis tout à coup par un réel que nous pensions pouvoir faire taire et soumettre à nos préjugés humanistes.
Oh ! lorsque nous parlons de cette « guerre », il n’est bien entendu pas fait mention d’une saute de conscience inespérée que nous aurions pu – heureuse destinée vengeresse à l’encontre des calculateurs de métier – voire naître dans l’esprit encore trop embrumé des négociateurs de droits et des thuriféraires de la masse cérébrale auréolée de la sainte raison. La guerre qu’ils mènent, eux, est perdue d’avance. Elle ne fait que se raccrocher éperdument aux chimères d’un homme prétendument et historiquement séparé de sa condition, ou en d’autres termes, de la vie comme essence de lui-même et de tout le reste.
Car, qu’en est-il de notre condition ? Et qu’en est-il du réel ? Uniquement ce que nous avons mis dernière ces mots, à la charge de notre prétention subjective d’en faire les substances horrifiques de nos basses manœuvres dissimulatrices. Jusqu’au moment où… la séparation entre notre conscience et notre corps – dualisme du Sujet et de l’objet hérité des Lumières, contre-balancé aujourd’hui par un certain délire écolo à la Greta qui voudrait faire de nous des bêtes : mouvements d’un pendule ignorant de la loi de la gravitation ! – ne puisse plus tenir face à la réalité souterraine d’un jeu de forces que nous ne comptions plus dans nos prévisions statistiques.
Ce jeu de forces n’est plus celui où s’affrontent les préjugés contradictoires des hommes et de leurs sociétés dé-connectées, mais celui qui gravite en silence dans les bas-fonds de nos existences. Ce monde souterrain est celui du Réel, celui où tout se mêle, sujet et objet, bien et mal, vrai et faux, intérieur et extérieur, mais aussi où tout s’ordonne selon une raison sauvage que nous avons eu l’outrecuidance de singer avec intérêts à la clé. C’est le monde de la mort surtout. Et c’est bien cela qui nous fait si peur aujourd’hui : la mort n’aurait donc pas été vaincue ! Et nous avions pourtant fait tant d’efforts pour l’extraire de nos existences. Vie et mort mêlées !
Eh oui, la vie est une lutte ! Fallait-il que l’on nous l’enseigne une fois encore après une si longue parenthèse de confiance mystifiée en une « nature » humaine enfantée par une bien vaniteuse herméneutique du cogito. Moi et mon royaume, pour une poignée d’illusions…
Mais avons-nous toujours l’opportunité de douter ? Nous avons en tout cas l’occasion de nous arranger de nouveau avec le réel, et plus profondément encore avec le Réel, avec la trame universelle qui nous relie à toutes forces de l’univers, y compris avec les virus : un maillon de nos chaînes dont nous avions oublié l’existence, et le poids.
Que pouvons-nous en espérer ? Que les hommes cessent en tout cas de prendre leurs utopies pour la réalité, qu’ils reprennent conscience que leur volonté n’est la résultante des sentiments et des pensées qui affleurent des rapport de forces auxquels ils sont soumis. Si nous voulons dominer les « choses », virus comme toutes forces qui contraignent nos existences, il nous faudra prendre de la hauteur et remettre ces mêmes « choses » à l’endroit, à leur juste place. Comme la cupidité maladive de certains, la prétention philosophique d’autres, et au final la supériorité intempestive dont font preuve les « derniers hommes » exaltés par ce symptôme de leur esprit de réaction face à l’innocence du devenir qu’est la technologie, cette pandémie virale que nous vivons en cette année 2020 devra tout d’abord être acceptée comme l’on accepte un rapport de force. Ce n’est ni en cherchant à être trop humbles ni en toisant le réel que nous nous renforcerons de cette épreuve, comme de toutes celles que nous subissons trop souvent par faiblesse, ou bien par lâcheté, mais en étant justes et rigoureux dans nos résolutions et nos exigences. Nous ne devrons plus nous soumettre aux exigences d’autres, surtout lorsque celles-ci tentent de nous endormir par une mythologie finaliste qui nous conduisent en réalité à nous faire les poches. Il n’y a rien qui puisse nous sauver que nous-mêmes. C’est la grande leçon à apprendre en ces temps incertains et troublés, une leçon qui doit nous permettre de replonger dans le réel et nous apprendre à voir ce qui s’y passe afin de pouvoir y réinventer un ordre et de la justice.
Nous étions endormis, et voilà qu’une sorte de virus nous a peut-être bien sorti de notre léthargie. Puissions-nous en cette occasion reprendre conscience de la force créative dont nous pouvons faire preuve pourvu que nous sachions nous extraire des déterminismes qui ont fini par nous ôter toute profondeur. Osons le réel et renversons les idoles ! Et sachons refonder les communautés humaines sur des valeurs qui reposerons sur la force de l’empathie, de la justice et de la réciprocité. Nul ne devrait commander qui n’en a pas la légitimité, hommes insatiables, jaloux ou dopés aux contrôles absolus au nom d’une « sécurité » essentialisée, comme une prétendue armée de virus à qui l’on permet de troubler nos fragiles arrangements et provoquer notre faiblesse pour nous gérer toujours plus avidement comme du bétail. Une bonne occasion toutefois de nous questionner sur la perte tragique de nos autonomies… à reconquérir !
Non ! la vie n’est pas adaptation – de prétendues adaptations à des causes, des conditions, des influences externes, ou des impératifs systémiques, par lesquels la science tente de légitimer nos obéissances -, mais elle est force créatrice de formes et d’autonomie : elle est maillage de relations de forces par lequel nous avons le pouvoir d’affirmer la singularité d’un état d’équilibre qui se fait monde – le nôtre de monde, pour la Puissance de nos communautés d’hommes libres et harmonieusement inégaux ! Qu’espérer pour le moins sinon que l’événement que nous vivons actuellement nous fasse prendre conscience un tant soit peu de cette réalité qui sera toujours le seul socle sur lequel l’on peut bâtir solidement, et de s’y dresser jusqu’aux ultimes conséquences de nos choix ? Il s’avérera en tout cas nécessaire, dans cet optique, de résister dans un premier temps aux expérimentations sociales de contrôle total des « populations » – sous le couvert d’une lutte contre la pandémie – par le biais de la technologie, et par la suite, contre l’ensemble des causes qui sont comme autant de contraintes illégitimes et que l’on a intériorisé de par notre soumission à la société post-bourgeoise scientiste, techniciste et capitaliste. À cet égard, « recréer du lien » est une bien belle exhortation, comme les mots de solidarité ou d’entre-aide, mais aucun d’eux n’aura véritablement de sens tant que l’on aura pas intégré le fait que la vie est réellement et uniquement quête vers la Puissance et recherche perpétuelle d’autonomie : rétablissons d’abord la justice et imposons-là sans faiblesse à ceux qui nous ont extorqué notre vitalité, notre créativité, et notre liberté !
Y. Sparfell