La cité de la Castellane : success-story du narcotrafic français 

Article paru dans le numéro 101 de Rébellion ( décembre 2024)

Issam tire sur sa chicha, engoncée dans les canapés en faux cuir de la terrasse. La musique idiote se diffuse au grand air sous les fumées artificielles. Ça sent le charbon, le parfum merdique, la sueur et les colorants artificiels. Issam met les gens en contact, il rend service. Il transporte quand c’est nécessaire, la navette de Nice à Marseille, de Marseille à Paris. Il vend du tabac et du café, il vend de la cocaïne et du cannabis. Il vend beaucoup. Une vidéo pour Snapchat en sirotant son Perrier. Deux hommes entrent dans la chicha. Cagoule, gants, armes de poing. Issam emportera en enfer la vision d’un canon pointé contre son front. Percé par les balles, il a été vendu à son tour. Un nouveau sacrifice sur l’autel du narcotrafic. 

Chaque jour en France, la drogue ferait rentrer entre 9,6 et 18 millions d’euros dans la poche des trafiquants, un pactole reparti entre 3000 points de deal et 250 000 mains. Le narcotrafic s’étend désormais sur tout le territoire et suinte des grands centres urbains pour pénétrer les villes moyennes et la ruralité, avec des concentrations autour du Rhône et de la Côte d’Azur, de la région parisienne et du Nord. Les dealeurs agissent comme des entrepreneurs, mobilisant les réseaux sociaux et les techniques du marketing direct pour attirer et fidéliser leur clientèle. Ils répondent à une demande massive de la part du public français, avec 11 % de la population qui aurait pris du cannabis au moins une fois dans l’année, le plus gros score européen. Ce marché extrêmement dynamique et au maillage dense permet le développement rapide de la structure commerciale criminelle. Une myriade de consommateurs-revendeurs viennent chercher leur dose auprès de détaillants ou de semi-grossistes sous un format drive ou en livraison, eux-mêmes approvisionnés depuis l’étranger bien que la production tend à se relocaliser. 

Ces groupes naissent et opèrent en France à partir de liens ethnico-culturels soudés dans des quartiers dits « prioritaires », à l’exemple du Nord de Marseille. Ces espaces urbains ont bénéficié d’une attention toute particulière dans l’espoir de maitriser le développement de la narco-criminalité à l’instar de la Castellane. 

Construite en 1971 pour absorber bidonvilles et rapatriés d’Algérie, la cité de la Castellane est un ensemble d’immeubles gris au Nord-Ouest de Marseille. Elle est installée sur une colline surplombant le centre-ville, une position stratégique entre l’autoroute et un grand centre commercial. Elle abrite 4500 personnes, essentiellement étrangères, miséreuses. Quelque chose comme 30 % des habitants vivent exclusivement des minimas sociaux. 70 % des habitants en âge de travailler sont au chômage. C’est un des principaux points de deal de Marseille. Pour le journal La Provence, c’est 2500 à 3000 clients par jour qui viennent s’approvisionner auprès des « drives » du quartier. En 2013, la police venue en force avait pu saisir des millions d’euros en cash, de nombreuses armes et des kilos de drogues. La Castellane est le symbole de la gangrène qui prend la ville. 

Depuis les années 2000 et le succès d’un de ses enfants, Zinedine Zidane, la Castellane est au centre de politiques municipales qui voudraient que le trafic puisse être ralenti par un environnement plus agréable, une meilleure insertion sociale et spatiale et des sommes faramineuses en investissements. Pour 300 millions d’euros, les immeubles pourris ont été réhabilités et encadrés par le creusement de grandes rues boisées. L’ensemble sera bientôt connecté par tramway. La cité a été flanquée d’espaces verts. La Castellane se paie le luxe de disposer à présent de deux centres sociaux, de trois groupes scolaires, d’une crèche, de deux mosquées, d’une médiathèque et d’un espace multisport avec piscine. Elle bénéficie également d’enveloppes thématiques nationales dans le cadre de la cohésion des territoires. 

Ces dépenses n’ont eu aucun effet. A l’occasion de la visite d’Emmanuel Macron et de l’opération de police massive menée en parallèle au Printemps 2024, les habitants pouvaient déclarer au Figaro qu’ils continuaient à jeter les poubelles par les fenêtres, que les trafics se maintenaient et qu’il n’y avait pas encore assez de services pour leurs enfants. La Castellane est un exemple parmi tant d’autres de ces trous noirs où sont déversés des millions d’euros chaque année sans jamais en voir le fond. En effet, ni la répression en pointillé ni les grands aménagements ne sont parvenus à entraver le développement des gangs et du narcotrafic dans ces lieux. 

La France présente trois typologies criminelles successives, mais continuant d’exister simultanément. Nous nous proposer d’étudier les différentes formes qu’elles prennent en nous appuyant sur la typologie établie par () pour étudier le processus de cartellisation. 

Les gangs de première génération renvoient aux bandes de rues classiques. Ils sont caractérisés par une faible structuration fondée sur la loyauté entre les membres et une approche criminelle opportuniste avec pour objectif la protection d’un territoire limité, le plus souvent quelques pâtés de maisons ou une rue. Il s’agit d’une myriade de petites bandes issus d’une même localité, agités par des rivalités ou des alliances informelles et instables. Ces groupes sont limités en termes de vision politique et de sophistication. Les fameux Bloods et leurs rivaux Crips de Los Angeles constituent un bon exemple de ce type de criminalité organisée. Cette catégorie regroupe la majeure partie de la délinquance et des petits narco français. 

Les gangs de deuxième génération adoptent eux une vision commerciale de leur activité criminelle, centrée non plus sur des rivalités territoriales pures mais plutôt sur le contrôle de marchés pour la vente de drogues. La violence est utilisée pour protéger les points de distribution et affaiblir la compétition. De ce fait, ces groupes opèrent dans des zones géographiques ou spatiales bien plus larges pour tirer partie des circuits d’approvisionnements internationaux. La DZ Mafia est une bande marseillaise qui fait régulièrement la une des journaux. Son nom est une référence au code international de l’Algérie dont ses leaders sont tous originaires. La disparition des réseaux mafieux précédents au tournant des années 2010 a amené une période de chaos et de réorganisation d’où à émerger ce gang. 

Tirant partie des revenus considérables issus de la vente de cannabis et de cocaïne, la DZ Mafia a su s’imposer sur la ville phocéenne et a pu prendre le dessus sur son rival du gang Yoda après de sanglants affrontements. L’organisation s’adapte rapidement à la répression en étendant l’ampleur et la complexité de son réseau. C’est toute la vallée du Rhône qui peu à peu reçoit la visite des hommes de la DZ Mafia, d’Avignon à Valence, de Saint-Etienne à Lyon. Certains de ses membres seraient même installés en Belgique. Ils souhaiteraient désormais tirer des revenus complémentaires du racket en prenant contrôle de restaurants et de boites de nuit. 

Les gangs de troisième génération se distinguent par leur sophistication et leurs réseaux internationaux. Ces groupes opèrent ou tentent d’opérer à l’échelle mondiale. Bien que la plupart de ces structures fonctionnent plutôt dans des relations de mercenariat avec la sphère politique, certains développent des objectifs sociaux plus larges. A ce titre, la Mocro Maffia est un exemple intéressant de gang de troisième génération avec une base européenne. Ce puissant groupe criminel est né au sein des descendants des immigrés rifains, établis à Amsterdam, Rotterdam ou Utrecht aux Pays-Bas. Initialement de simples bandes juvéniles marquées par leur forte attache ethnique et territoriale, leurs membres ont poursuivi dans les années 1980 des carrières criminelles et ont généré un espace diasporique partagé avec la Belgique, l’Espagne et le Maroc. Cette configuration a permis à ces bandes de tirer parti des failles législatives européennes pour devenir des acteurs majeurs du trafic de drogue international. Elles ont noué des contacts avec les cartels latino-américains et les mafias italiennes pour produire et distribuer drogues de synthèse, cocaïne et héroïne. 

S’affichant avec des représentants culturels, à l’instar du rappeur français Maes, la Mocro Maffia agit de plus en plus dans le champ politique à travers des actions d’intimidations voire des assassinats. Le journaliste Peter R. de Vries, a été assassiné en juillet 2021 à Amsterdam pour son implication dans un procès contre des membres de la Mocro Maffia. Mark Rutte, le Premier ministre néerlandais lui-même , a fait l’objet de menaces de la part de la Mocro Maffia et a dû bénéficier d’une protection accrue. 

Le narcotrafic français s’enracine dans des structures criminelles évolutives, allant de gangs locaux à des réseaux internationaux développés. Les politiques actuellement mises en œuvre ne parviennent pas à avoir des effets durables sur leur milieu de culture, les quartiers prioritaires qui parsèment les villes françaises. Ni « place nette XXL », ni « rénovation urbaine » ne sont des réponses suffisantes pour faire face au processus engagé de cartellisation des trafiquants. 

A.B. 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.