Jean Thiriart. Une expression très politique dans la revue Photons

Les militants politiques ou simplement tous ceux qui s’intéressent, à des titres divers, au parcours politique ou aux idées de Jean Thiriart, ne connaissent pas -ou mal- son parcours professionnel et cependant, loin de se limiter à une activité d’optométriste et de négociant, son investissement,  avec une passion égale à celle qu’il a déployée en politique, mérite de s’y attarder. Photons, créée en 1958 par Jean Thiriart va devenir sous son impulsion la revue de la Société d’Optométrie Européenne (SOE). La SOE, fondée en 1967, préfigure l’Europe unitaire  et se veut, via Photons,  un outil de combat au service de l’unification européenne de la profession. Sans doute, le lecteur sera-t-il surpris de découvrir dans une revue professionnelle les longs éditoriaux de Jean Thiriart dans lesquels les références à Lénine et Gramsci côtoient celles de José Ortega y Gasset et José Antonio ou d’apprendre que Thiriart conçoit la SOE comme une organisation révolutionnaire ! Cet article s’attache à décrire les principaux thèmes abordés par Jean Thiriart et qui font toute l’originalité de Photons.   

Jean Thiriart. Une expression très politique dans la revue Photons

Retracer le parcours de Jean Thiriart à l’occasion du centenaire de sa naissance c’est aussi évoquer son engagement professionnel au service de l’optométrie. Pour les anciens et a fortiori pour les plus jeunes, Jean Thiriart est l’homme politique, le fondateur de Jeune Europe, le « penseur de l’unification européenne », le « prophète de la grande Europe », l’auteur du « 400 millions » et pourtant, il n’est pas que cela. S’il est bien connu en sa qualité d’opticien-optométriste à la tête d’une grosse affaire d’optique de à Bruxelles, le profane est peu familier des engagements de Thiriart au sein des instances professionnelles, para-professionnelles, syndicales dans lesquelles il s’est investi avec la même passion qu’il a déployée en politique. Au nombre de ces activités, Thiriart s’est livré à un énorme travail doctrinal destiné à faire reconnaître puis émerger l’optométrie-profession en Belgique d’abord puis à l’échelle européenne. Pour ce faire, il lance (en 1958) la revue Photons, en tant que publication de l’Union Nationale des Opticiens de Belgique (UNOB). Photons, revue belge d’optique et de lunetterie, est à l’époque une modeste revue  « imprimée à raison de 1 500 exemplaires et diffusée largement parmi tous les professionnels de l’optique en Belgique et parmi tous les industriels de l’optique à l’étranger. »

Elle connaitra son essor lorsque sous l’impulsion de son fondateur, de revue éditée par l’UNOB, Photons devient la revue européenne d’optométrie et de lunetterie de la Société d’Optométrie d’Europe (SOE).Le rédacteur en chef en est Jean-François Thiriart. Alors que le tirage des numéros 6 et 7 (mai et juin 1967) est de 4 200 exemplaires, rapidement, les tirages sont supérieurs à 10 000 exemplaires, contrôlés par huissier, précise la revue.

La périodicité est mensuelle pendant toute l’époque de la présidence de Thiriart à la SOE (soit de 1967 à 1981). 

Mon intérêt pour la revue Photons, alors que je n’ai aucune compétence en matière d’optométrie, est lié à la lecture des nombreux et longs articles de son rédacteur en chef, Jean Thiriart. Non seulement, j’y ai retrouvé avec bonheur son style, alerte, vivant, droit, imagé mais aussi les idées qu’il développait précédemment dans La Nation Européenne. Photons serait-elle devenue une Nation Européenne bis ? Il est vrai que le style et le langage sont aisément reconnaissables. Au-delà de la forme, les articles de Jean Thiriart fourmillent d’anecdotes, de références historiques, bibliographiques, culturelles, identiques à celles qui émaillaient ses éditoriaux dans La Nation Européenne.

Qu’est-ce que la SOE ? 

Très vite à la lecture des éditoriaux, le lecteur est non seulement surpris par le ton : « La SOE est un outil de combat pour implanter l’optométrie en Europe » mais aussi par les idées-forces avancées. Voilà ce qu’écrit Thiriart : « La SOE est pour certains un parti bolchevik, pour d’autres un Rotary : à chacun selon ses aptitudes. » Ces références historiques seront constantes sous la plume de Thiriart dans la revue Photons : « l’esprit « komsomol » qui animait les vieux, les Kerff, Kockelbergh, Thiriart semble être beaucoup moins vivace chez les jeunes d’aujourd’hui : la société de consommation, la jouissance matérielle, la veulerie morale qui s’est abattue sur l’Europe depuis 1945 fait des ravages […] Toute la classe dirigeante de la SOE en Belgique et en Europe se situe dans les âges de 45 à 65 ans. La seule fois où les jeunes se sont manifestés en France, en 1968, ce fut dans la farfeluterie : l’ivresse des mots, les mots sans les choses. L’actuel « cours de l’histoire de la profession » devrait être doublé par un cours de formation politique : préparation à la lutte contre la ploutocratie ophtalmologique, contre la bureaucratie étouffante des États, contre l’indifférence et la « privatisation » des jeunes diplômés […], contre l’esprit nationaliste dans la profession. »

La SOE : une organisation révolutionnaire …

Quand Thiriart parle d’organisation, c’est systématiquement pour se référer à Lénine : « La SOE correspond au schéma « centralisé-autoritaire » du parti bolchévique léniniste. D’où son efficacité. »

Ou encore : « Dans la SOE deux hommes connaissent bien les enseignements de Pareto, Lénine, Georges Sorel. Ce sont Luciano Vettore et Thiriart, tous deux formés à la dure discipline de partis révolutionnaires (avant 1945). Ce sont les deux doctrinaires de la SOE (…) La SOE a ainsi profité d’un « transfert » de deux expériences politiques (politique générale) à la politique professionnelle. »

Avec un brin de provocation mais en réalité avec beaucoup de sincérité, le parallèle que fait Thiriart entre Photons et le journal de Lénine : «Photons représente un spécimen historique rare, quasi unique. En fait PHOTONS et ses rédacteurs ont rempli le même rôle de clarification que celui qui avait été assumé par Lénine lorsqu’il voulut faire sortir les gens de l’habituelle confusion en écrivant Que faire ? Ou La maladie infantile du communisme (…) Quand on écrira l’histoire de la naissance de l’optométrie-profession on devra se rendre à l’évidence : à part deux ou trois hommes du cadre SOE il n’y avait aucun doctrinaire, aucun penseur politique clair. PHOTONS sera à la profession d’optométrie ce qu’aura été l’ISKRA pour le bolchevisme. »(…) « Photons est quasiment le seul organe de l’optométrie radicale en Europe continentale ».

Élitiste

Les optométristes représentent environ 5 % de l’ensemble des opticiens. Thiriart compare ces optométristes au parti bolchevik russe : « En Europe continentale les optométristes constituent une minorité d’avant-garde. Cependant, je crois pouvoir dire que l’avenir leur appartient. En juin 1917 le Parti bolchevik possédait 13 % des voix. Après octobre de la même année il avait pris le pouvoir. Les minorités actives dominent la vie sociale et la vie politique. » 

Que faire ? Et comment le faire ?

Et souvent reviennent les références aux textes de Lénine et notamment Que faire ? : « En 1920 Lénine écrivait La maladie infantile du communisme concernant la déviation du gauchisme dans le Parti. En 1902, il avait écrit Que faire ? Homme essentiellement pragmatique, homme d’action –fortement séduit par la discipline prussienne – Lénine était comme les grands jacobins de la première République française un partisan de la centralisation absolue, un partisan des idées exprimées clairement. Il affichait un mépris souverain pour les opportunistes et les hésitants. Voilà quelques qualités caractérielles qui manquent singulièrement en général dans le petit monde syndical des « dirigeants » (guillemets) de la profession – SOE exceptée. Le stade de Que faire ? est déjà dépassé pour les dirigeants de la SOE. Nous en sommes à « Comment le faire le plus rapidement possible ».

 Cette organisation centralisée doit être en capacité de recruter des élites dirigeantes, lesquelles «révèlent en générale l’aspect d’une société (…) Les élites dirigeantes de Sparte ne ressemblaient pas à celles des Phéniciens. Celles de la Rome républicaine différaient de celles de Carthage. Il y a eu et il y a encore des sociétés dominées alternativement par le soldat, le prêtre, le marchand. » Cette allusion à la trifonctionnalité dumézilienne est pour le moins curieuse puisqu’à ma connaissance Thiriart ne connaissait pas (ou peu) l’auteur de Mythe et Épopée. Cependant, il est clair que Thiriart avait peu d’appétence pour les sociétés marchandes et les élites issues de ce type de société. Dans la profession qui est la sienne, il pense aux opticiens dont « l’activité ayant été dominée prioritairement par le souci commercial il va de soi que l’élite dirigeante des opticiens s’est recrutée parmi les plus riches. » A contrario, être optométriste ou le devenir consiste à rechercher un autre style de vie professionnelle et surtout pas à rechercher plus de profits. 

« C’est une question d’esthétique de la vie et aussi d’éthique civique. »

Les réactions au sein de la SOE et au-delà  

Comment sont reçus les propos de Thiriart auprès de ses collègues au sein de la SOE ? La personnalité de Thiriart était connue et elle ne laissait personne indifférent et il avait ses détracteurs le plus souvent dans les syndicats de lunetiers qui voyaient avec une évidente jalousie la progression de la SOE. On a aussi des témoignages de personnalités l’ayant rejoint : 

Gérard Roosen s’exprime dans Photons, faute d’avoir pu le faire dans la revue française L’opticien lunetier :  « C’est avec hésitation que j’ai tout d’abord répondu à l’appel que M. Thiriart lançait dans Photons de mai 1967 ; Sa longue éclipse de notre horizon professionnel au cours des années précédentes, ses multiples activités professionnelles et il faut bien le dire, son tempérament entier et certaines violences verbales ne m’incitaient pas à envisager avec lui une collaboration constructive pour la reconquête de l’optométrie.

Cependant, comme j’entendais dans un même temps colporter sur son compte beaucoup de ragots, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils étaient médisants, comme je me rappelais parallèlement tout le mal qui avait été dit des fondateurs de l’E.S.O. (Ecole Supérieure d’Optométrie) dans les années 42-50, j’ai eu la curiosité de chercher à me faire une opinion propre par un contact personnel avec l’homme.

J’ai trouvé un homme d’une activité intense, passionné pour ses idéaux, et possédant le dynamisme indispensable pour en assurer la réalisation. » Ce point de vue n’est pas isolé. Michel Joyal, Président du Conseil National des Opticiens de France, s’exprime ainsi : « je décidais alors de connaître le Président de la SOE, cet homme tant décrié (…) celui sur lequel on s’acharne en ce qui concerne sa personnalité. Intérieurement, l’idée d’avoir enfin un Président qui ait une personnalité n’était pas pour me déplaire (…)

« En ce qui me concerne, l’homme avec qui je travaille à la SOE, est OPTOMÉTRISTE. Il « PRATIQUE » (…) Le fait de « pratiquer » pour moi est très important, car il m’a toujours paru délicat de parler et de défendre l’optométrie au nom d’un groupe quel qu’il soit si on ne pratiquait pas personnellement… »

Les collaborateurs de Thiriart à la SOE ne partageaient pas toujours (et parfois pas du tout) ses visions politiques, mais ils lui reconnaissaient un tel dynamisme, une telle opiniâtreté pour faire avancer et bouger les choses que les désaccords passaient au second plan. Force est de reconnaître que sans Thiriart la SOE n’eût pas connu la croissance fulgurante qu’elle a eu. La volonté politique, la puissance de travail, le charisme, toutes qualités d’un chef ont produit des résultats à la hauteur de l’investissement ; ceci explique que Thiriart ait pu s’exprimer de manière si peu conventionnelle.

L’Europe

Photons étant une revue européenne, le lecteur ne sera pas surpris  que le thème de l’Europe soit celui qu’il développe à maintes reprises et ce, dès 1967 avec la création de la SOE, laquelle préfigure l’Europe unitaire : elle « fonctionne depuis 1967 comme si l’Europe existait déjà en action ». Et ce rappel historique : « il existait en 1950 une « Société d’Optométrie d’Allemagne » présidée par Peter ABEL. Elle a disparu pour avoir voulu demeurer « nationale ». Même échec en France en 1950, même échec en Belgique en 1950 ! Dans ces trois pays, l’optométrie n’avait pas encore compris la nécessité de la DIMENSION européenne, de la DÉCIMALE européenne pour réussir. » La SOE est un modèle d’Europe unitaire : « La SOE a réalisé l’Europe intégrée par son système électif. Ses dirigeants ne sont les otages d’aucune « nationalité » intérieure à l’Europe. » Jean Thiriart illustre son propos en expliquant que rien n’empêcherait qu’il soit président de la SOE en l’absence des votes des délégués belges. Le Conseil Général, sorte de « Parlement » comprenant 30 optométristes élus, est présidé par Ugo Frescura (Imperia) cependant que le Comité Général (c’est-à-dire le pouvoir exécutif de la SOE) est composé de sept optométristes : Jean Thiriart, président, quatre vice-présidents : un italien, un français, un espagnol, un belge, un secrétaire général (belge), un trésorier (belge). À noter que le Commissaire aux archives (le seul fonctionnaire SOE qui ne soit pas un optométriste) est Alvise Cerati plus connu pour son engagement à Jeune Europe ou ses écrits dans La Nation Européenne.

La SOE ne reconnaît que l’unité européenne comme territoire ; elle ignore les frontières politiques actuelles qui cloisonnent l’Europe.

L’Europe est devenue une réalité irréversible. L’Europe que conçoit Thiriart est unitaire et centralisée, aussi les statuts de la SOE s’inspireront-ils du schéma unitaire-centralisé européen. L’échec des solutions politiques « petit-nationalistes » des années 1950 me fit trouver la clef du succès en 1967 lorsque la SOE démarra sur des fondations européennes intégrées et centralisées. Thiriart ne cache pas sa préférence pour « le schéma de l’État dans sa forme politique la plus achevée : celui de la Première République française, jacobine ». Et Thiriart se réfère à Sieyès pour qui ʺ La France ne doit point être un assemblage de petites nations qui se gouverneraient séparément en démocraties, elle n’est point une collection d’États : elle est un tout unique, composé de parties intégrantes ; ces parties ne doivent point avoir séparément une existence complète parce qu’elles ne sont point des touts simplement unis, mais des parties formant un seul tout˶.  

Thiriart peaufine sa démonstration  en se référant à José Ortega y Gasset : « À ceux qui nient ou qui sont incapables de comprendre l’Europe unitaire j’opposerai Ortega y Gasset qui écrit dans La révolte des masses : ˮL’homogénéité relative de race et de langue dont ils jouissent (…) est le résultat de la PRÉALABLE UNIFICATION POLITIQUE. Par conséquent, ni le sang, ni l’idiome ne font l’État national ; au contraire, c’est l’État national qui nivelle les différences originelles…˶

Dans Photons, Thiriart fait le parallèle entre l’unification de l’Europe et celui de la profession optométriste : « Tout ce qui retarde l’unification réelle de l’Europe doit être considéré par les européens comme criminel. Il en va de même dans l’unification européenne de la profession : il faut liquider les fabricants de boutons.

« L’Europe se devrait de toujours se présenter, à toute négociation, comme un bloc monolithique. Ce serait alors une Europe réelle, une Europe légitime (…) Il n’en va pas de même au sein du Marché Commun où chacun se présente en ordre dispersé pour aborder le problème du dollar, du pétrole arabe, des avions militaires, des avions commerciaux, des satellites de communication civile. L’Europe est solidement maintenue en état d’anarchie, de confusion par l’occupant politico-militaire américain. »

De quelle Europe s’agit-il ? 

Dès 1967, Thiriart vise la Grande Europe : « La SOE est ouverte à tous les opticiens qui pratiquent l’optométrie sur le territoire de l’Europe historique soit entre Dublin et Vladivostok et entre Stockholm et Syracuse. » L’Europe selon les vues de Thiriart est une Europe authentiquement européenne, les tentatives passées ont été un fiasco :

« L’Europe napoléonienne était française, l’Europe des années 1940 à 1945 était insincère car allemande. Toutes deux ont échoué comme il se devait. Nous voulons une Europe professionnelle qui soit une Europe européenne de la profession (…) ».

Quant à l’Europe qui est en train de se faire, celle issue du traité de Rome de 1957, les hommes, écrit Thiriart,  « qui signèrent à Rome n’étaient pas de la race de Staufen ou des Carolingiens (…) Cette Europe des Six, Europe des Marchands, naquit de la sainte frousse. (…) C’est la funeste conception de l’Europe des Patries, conception stérilisante, paralysante, féodale.

« Nous n’avons plus grand-chose à attendre du Marché Commun politiquement moribond. Le général de Gaulle lui a porté le premier coup dans le dos avec le système d’unanimité au Conseil des Ministres Européen. L’entrée de l’Angleterre, cheval de Troie de ses cousins de Washington dans le Marché Commun a achevé l’Europe politique. Tous les dirigeants politiques à Bonn, Londres, Bruxelles, Rome, etc. se révèlent aujourd’hui, à des degrés variables les pantins dociles des USA. Comme à l’Est se retrouvent les pantins de Moscou. »

L’Europe et les petits nationalismes

Le réflexe antinationaliste, chez Thiriart, provient de son expérience de la deuxième guerre mondiale : « Je suis farouchement opposé aux influences néfastes du nationalisme, sur le style de pensée et le style de comportement. Encore aujourd’hui je lutte contre le complexe de satisfaction (d’autosatisfaction) des Français et des Allemands, et contre le complexe de supériorité des Anglais ».

Tant à Jeune Europe que dans Photons Thiriart n’aura de cesse de vitupérer les nationalismes voire les petits nationalismes, ceux-ci faisant le jeu des super puissances.

Thiriart revient dans Photons sur une idée qui lui est chère et qu’il développait au temps de Jeune Europe, à savoir la notion de dimension : « un pays de 50 millions d’habitants n’est plus rien aujourd’hui » d’où la nuisance du petit nationalisme dont le seul intérêt est de faire vivre les politiciens à qui l’on a confié la mission de faire l’unité de l’Europe. Autant avoir délégué en 1850 aux propriétaires de diligences le soin de créer le réseau ferroviaire. »

« La profession est le moindre des soucis de tous ces gens qui en sont encore à Pitt junior et à Jeanne d’Arc. Tous ces gens vivent hors du réel (…) Ils ignorent qu’en 1945 l’Europe s’est écroulée après sa dernière et grande guerre civile. Nous avons tous perdu la guerre ensemble, nos empires se sont effrités, puis écroulés de la Syrie à l’Angola. Il ne reste plus rien, qu’une Europe balkanisée sous occupation militaire américaine à l’Ouest et soviétique à l’Est. Je dénie le moindre droit à une quelconque autorité, même dans le domaine professionnel, à des gens qui entretiennent les attitudes petites nationalistes. En politique générale, cela a conduit au naufrage de l’Europe il y a 30 ans. En politique syndicale cela aurait conduit au torpillage de l’optométrie, sur le Continent, si la SOE n’était apparue en 1967. »

« Les nationalismes, depuis longtemps empêchent l’unité européenne et, dès lors, provoquent son retard technologique, industriel, sa dépendance politico-militaire des grands blocs que sont les U.S.A. et l’U.R.S.S. Ces mêmes nationalismes, sur le plan syndical, retardent –sans pouvoir l’empêcher- le développement de l’optométriste-profession en Europe. »

« Ces nationalismes (…) qui bloquent l’unité européenne existent aussi dans le domaine professionnel, chez les mandarins opticiens. Ils y font les mêmes ravages et retardent tout progrès. » L’optométrie sera un fait européen où elle disparaitra en tant que politique professionnelle (tout comme nos usines d’aviation civiles disparaitront si elles n’arrivent pas à la dimension européenne). 

« (…) Dans tous les pays d’Europe les dirigeants professionnels font tout ce qui est possible pour maintenir leurs membres, leurs lecteurs dans des ghettos nationalistes. Pour diverses raisons, dont deux principales a/ éviter la comparaison humiliante avec d’autres pays (écoles, lois) b/ éviter la comparaison avec des leaders d’autres pays qui présentent une plus grande carrure caractérielle, une plus grande envergure intellectuelle. »

L’Europe satellisée

« L’Europe actuelle est en réalité une colonie de deux puissances occupantes, l’U.R.S.S. et les U.S.A. cette occupation n’est possible que par les nationalismes qui divisent notre continent. Les parodies de ˶ grandeur ˮ que jouent encore certains politiciens nationalistes en Europe ne font qu’aggraver la situation, ne font qu’accentuer notre retard. »

Washington a délibérément torpillé par l’intérieur la construction politique européenne. Cela n’a pas été difficile car de Gaulle avait déjà porté les premiers mauvais coups à l’unité européenne (…) Entre l’égoïsme anglais, la servilité pro-américaine des Allemands et le nationalisme ridicule des Français, l’Europe n’a plus de chances de réaliser son unité par les faibles et bavards politiciens qui la dirigent. » 

L’Europe et la question linguistique

La question linguistique est inséparable de celle des nationalismes et du repli linguistique à défaut de langue commune : « Il faut en finir partout avec les comportements émotionnels, les exaltations sur Jeanne d’Arc, Bismarck ou Cromwell. Trop de politiciens vivent de l’exploitation électorale de souvenirs. » Thiriart perçoit bien l’importance de la langue dans la construction de l’Europe : « Si l’Europe veut sa grandeur elle doit sans hésiter adopter le moyen linguistique d’appréhender, de posséder puis de dépasser certaines connaissances technologiques américaines. »

La question de la langue (des langues) s’est donc posée très concrètement au sein de la SOE. Sans résolution de la question linguistique, il ne pouvait y avoir d’européanisation de la SOE. 

Jusqu’en novembre 1974, Photons se décline en deux langues : français et flamand. Mais l’anglais est souvent présent mais aussi l’allemand.

À partir de décembre 1974, Photons se décline en deux revues distinctes : Photons Europe et Photons Belgique, les contenus des deux Photons sont totalement différents. Photons Europe devient Photons Europa à partir du numéro 95 (mars 1975). La revue est généralement écrite en plusieurs langues : français, anglais, allemand, italien.

Dans les congrès annuels la traduction simultanée est la règle avec un choix entre six langues : français, néerlandais, italien, espagnol, allemand, anglais. Les communications (bulletins à usage interne)  sont généralement éditées en sept langues : français, néerlandais, italien, espagnol, allemand, anglais et portugais.

Thiriart perçoit bien que le problème linguistique demeure l’écueil majeur de l’unification européenne. Il y a été confronté au sein de la SOE, avec Photons, mais également en matière de formation professionnelle, ce qui l’a amené à préconiser la langue anglaise comme langue véhiculaire : « Depuis deux ans, la SOE a édité, ou prépare en ce moment même, près de 8 livres techniques en français, italien, espagnol. Tous ces ouvrages ont été, à une exception près traduits de l’anglais. Ces réalisations sont coûteuses et déficitaires sur le plan financier. La bibliographie de l’optométrie est à 98 % d’expression anglaise. Et parmi ces livres en langue anglaise, plus de 90 % sont américains.

L’expérience pratique m’a amené à constater qu’il sera plus efficace, à l’avenir, d’enseigner l’anglais technique, plutôt que de persister à traduire dans 5 ou 6 langues, avec des pertes financières importantes. »

Sur le plan scientifique et technique, il est clair que nous devrons adopter la langue anglaise, comme langue de communication scientifique, et même comme « seconde langue commune » aux différentes régions d’Europe.

Cette décision, Thiriart la prendra : « Sur le plan pédagogique, une conclusion s’imposait : il fallait choisir une langue unique. Ce sera donc l’anglais. C’est la plus grande décision  -décision de caractère historique pour la profession- que j’aie prise en tant que Président. J’ai dû me résoudre à l’évidence, me plier aux réalités, accepter les faits ».

À propos de cette décision, Thiriart fait ce parallèle avec Mustapha Kemal : « Je pense qu’à la dimension modeste d’une profession, ma décision s’apparente à celle prise par Mustapha Kemal lorsqu’il ordonna de passer de l’écriture arabe à l’écriture en caractères latins ». Ce parallèle me paraît peu pertinent : autant la réforme de l’alphabet voulue et promue par Mustapha Kemal avait sa logique et s’imposait, autant l’adoption de la langue anglaise, en dépit du côté pratique et facile (hélas !), doit être interprétée comme un acte de soumission à l’ennemi américain. Il est vrai que Thiriart dans une posture scientifique et rationaliste était peu sensible à ce phénomène d’acculturation. Si les publications scientifiques sont très majoritairement écrites en anglais, on le doit aussi aux auteurs européens qui, d’eux-mêmes, ne conçoivent même plus d’écrire dans une autre langue que l’anglais. Pour feu Hervé Lavenir, fondateur du Comité international pour le français langue européenne, le français est l’intermédiaire naturel « entre le monde latin et le monde germanique ». Claudio Mutti défend des idées voisines en regrettant que le français en tant que langue diplomatique ait été éclipsé par l’anglais à la conférence de paix qui suivit la fin de la première guerre mondiale mais le coup de grâce est donné avec la fin de la seconde guerre mondiale et la pénétration de la culture américaine dans toute l’Europe occidentale.     

Une vision tragique de la société ?

 Les lecteurs de La Nation Européenne connaissent les idées de Thiriart sur la société, sur l’humanité et sur l’évolution des mœurs. Ses auteurs de référence, Pareto, Julien Freund, Raymond Aron, Georges Sorel sont en bonne place dans Photons avec un thème de prédilection, la décadence sous toutes ses formes : 

-celle de la société : « La prolifération cancéreuse des lois est le symptôme de la décadence. Les peuples puissants ont peu de lois et ces lois sont stables. Les peuples décadents manifestent une sorte d’inflation légiférante ; ils alignent des mots faute d’avoir la force de poser des actes réels. » 

-celle des mœurs : « Dans la situation de décadence, pour ne pas dire d’écroulement, de tout le monde occidental (les USA eux aussi sont touchés – après 5 heures du soir, pas une femme seule n’ose circuler dans la plupart des quartiers centraux de New York, Philadelphie ou Washington). (…) Nous vivons un temps de démission, d’une démission cultivée par de prétendues élites, d’irresponsabilité recherchée par la plèbe, de médiocrité généralisée. Nous vivons dans une société en pleine régression, une prétendue démocratie –en fait une ploutocratie (profit et démagogie en sont les mamelles) à l’état grabataire. »

Est-il besoin de préciser que l’ami Thiriart serait horrifié s’il voyait la descente aux enfers de notre société ! 

La décadence se caractérise aussi par l’évolution de la société vers la ploutocratie, thème qui revient souvent sous la plume de Thiriart. Puissance des lobbies, des media, formatage de l’opinion, inversion des valeurs : « Plus de 99 % des gens vivent dans un monde idéalisé, projeté, dans une sorte de schizophrénie socioculturelle globale (la Démocratie, le Socialisme, la Chrétienté, etc. toujours avec des majuscules bien sûr). (…) L’exemple le plus spectaculaire est la bonne conscience dans les systèmes dits démocratiques (en fait ces systèmes n’existent nulle part à aucun moment – pour l’historien ou le sociologue il y a des ploutocraties, des oligarchies plus ou moins ouvertes, etc.). (…) « Toute notre société démagogique, ploutocratique se pare de très belles constructions rhétoriques qui exploitent un large éventail de mythes (…) La société est ainsi construite sur l’hypocrisie réciproque, la respectabilité réciproque, la tartuferie quasi unanime. La plupart des ˮvaleurs˶ de notre société ne valent guère plus que des assignats. »

La démocratie à l’occidentale, fausse démocratie ou pseudo démocratie, est un leurre : « Vous croyez vivre en démocratie, vous vivez en ploutocratie. 

« Vous pouvez étudier le phénomène ploutocratique à travers Pareto, Georges Sorel, ou Julien Freund ou Raymond Aron ou C. Wright Mills. Mais cela est fastidieux pour celui qui n’est pas un spécialiste. Par contre je vous conseille vivement le livre de Bertolt Brecht Les affaires de Monsieur Jules César. »

« Dans notre profession, comme ailleurs la ploutocratie s’infiltre. Chaînes publicitaires en France, Hollande, Allemagne, chaînes industrielles à peines camouflées ailleurs. » 

Yannick Sauveur

Articles parus dans la revue italienne Eurasia

Note :

1 L’Europe. Un Empire de 400 millions d’hommes. Bruxelles, 1964.

2 Opterion, Avenue Louise à Bruxelles, l’équivalent des Champs-Elysées à Paris.

3 Outre la direction d’Opterion, Jean Thiriart a été notamment :

président de l’Union Nationale des Optométristes et des Opticiens de Belgique (UNOOB),

président de la Société d’Optométrie d’Europe (S.O.E.),

président (et fondateur en 1954) de l’école C.E.S.O.A. (Centre d’Etude des Sciences Optiques Appliquées) dépendant du ministère de l’Education Nationale,

commissaire au « Registre National des Opticiens-Optométristes de Belgique,

membre du Conseil d’Agréation des Opticiens auprès de l’INAMI (Institut National d’Assurance Maladie-Invalidité).

4 On pourra se reporter à Qui suis-je ? Thiriart, Editions Pardès 2016, Jean Thiriart, Il geopolitico militante. Edizioni all’insegno del veltro 2021.

5 Photons N° 100-octobre 1975, p.5.

6 Photons, N° 29-août 1969, p.29.

7 Photons, juin 1972, p.5

8 Photons, N° 100-octobre 1975, p.18.

9 Ibid. 

10 Photons, N° 103, janvier 1976, p.14.

11 Le nom du journal de Lénine.

12 Photons, N° 103, janvier 1976, p.14.

13 Ibid. p.22.

14 Photons, N° 29, août 1969, p. 28.

15 Photons, N° 86-mai 1974, p.2.

16 Photons, N° 103, janvier 1976, p. 22.

17 Photons, N° 89-septembre 1974, p.3.

18 Ibid.

19 Photons, N° 91-novembre 1974, p.5.

20 Gérard Roosen, La presse bâillonnée, éditorial in Photons, N° 17-juin 1968, 

21 Michel Joyal, Il ne s’agit pas de défendre un homme… mais une profession ! in Photons, N° 18- septembre 1968, p. 24.

22 Photons, N° 99-septembre 1975.

23 Photons, n° 82, janvier 1974, p.26.

24 Photons, N° 9-octobre 1967.

25 Ibid.

26 Ibid. p.70.

27 Photons, N° 6-mai 1967, p.3.

28 Photons N° 68, novembre 1972, p.11.

29 Photons, N° 99-septembre 1975, p.18.

30 Ibid.

31 Ibid.

32 Photons, N° 9-octobre 1967, p.70.

33 Ibid.

34 Photons, N° 13-février 1968, p.32-33.

35 Ibid. p. 22.

36 Photons, N° 29-août 1969, p.28-29.

37 Photons, N° 99-septembre 1975, p.4.

38 Ibid. p. 10.

39 Photons, N°64-juillet 1972, p. 21.

40 Ibid. p.14.

41 Carence générale du pouvoir politique en Europe. Annexe à la communication SOE 88 – novembre 1978, p.2.

42 Photons, N° 103-janvier-février 1976, p.18.

43 Ibid. p.12.

44 Photons,  N°89-septembre 1974, p.5.

45 Photons, N° 68-novembre 1972, p. 18.

46 Ibid. p. 13.

47 Photons, N° 64-juillet 1972, p.12.

48 Ibid. p.14.

49 Ibid. p.21.

50 Ibid.

51 L’écriture et l’alphabet dont se servaient les Turcs étaient, eux aussi, empruntés à la civilisation arabe. Or, l’écriture arabe, créée pour noter les sons d’une langue où les voyelles n’existent qu’en fonction du sens du mot, ne convenait nullement au turc où les voyelles sont, comme dans les langues européennes, des éléments intrinsèques du mot possédant une existence propre, au même titre que les consonnes. Ecrire le turc à l’aide de la représentation graphique arabe était aussi absurde que d’écrire le français ou l’anglais avec des caractères hébraïques. Jacques Benoist-Méchin, Mustapha Kémal ou la mort d’un empire, Albin Michel 1954.

52 Claudio Mutti, La geopolitica delle lingue in Eurasia n° 31 (3/2013).

53 Photons, N° 11-décembre 1967, p.11.

54 Annexe à la communication SOE 88-novembre 1978, p.2.

55 Photons, N° 103-janvier-février 1976, p.14.

56 Ibid. p. 16.

57 Photons, N° 87-juin 1974, p.20.

58 Photons, N° 86-mai 1974, p. 24.

59 Ibid.

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