Immédiatement : pour ne pas vivre et penser comme des porcs…
A la toute fin du siècle précédent, une poignée de jeunes gens venus d’un royalisme hétérodoxe et combatif tentèrent de faire souffler un peu d’air pur sur le paysage intellectuel français. La révolte esthétique et politique de la revue Immédiatement opéra une synthèse idéologique qui passait largement au-dessus des clivages. Droite et gauche n’existaient plus. Mais cette tentative « non-conformiste » finit sa course dans l’échec de l’aventure « nationale-républicaine » portée par Jean-Pierre Chevènement en 2002. ( Article issus du numéro 75 de la revue Rébellion – Août 2016)
Le titre claque comme un coup de feu. Immédiatement. Cinq syllabes pour un adverbe tendu comme un arc, un point d’exclamation. Entre l’automne 1996 et l’hiver 2003, ce fut une salve de 24 numéros, avec des couvertures bi-chromes, percutantes et acérées. Les accroches et les éditoriaux sifflent comme des balles, des grenades dégoupillées. Qu’on en juge par quelques intitulés de cette revue qui emprunte son titre à l’écrivain et éditeur Dominique de Roux : « Désobéissance aux lois ! », « Etendards dans la poussière », « Le cauchemar climatisé : visions de l’Europe nouvelle », « Bienvenue dans la cyber-compote ludique », « Opération chaos »… En avril 1997, dans l’éditorial de la troisième livraison d’Immédiatement, le rédacteur en chef Sébastien Lapaque écrit : « En considérant les hommes comme une variable d’ajustement, le capitalisme détruit, aliène, opprime, et disloque les sociétés partout où il triomphe. (…) Et s’il faut refuser les lois qui tiennent les sociétés sous la domination de l’argent et de la rentabilité, s’il faut se révolter contre les lois qui font de l’homme une marchandise, et bien désobéissons, mais désobéissons jusqu’au bout ! Rejetons les lois du marché, les lois de l’audimat, les lois de la consommation. Inventons des slogans nouveaux, des métaphores révolutionnaires, des mots d’ordre radicaux. » Une prose combat révoltée donc, qui charge sabre au clair, avec la hargne d’un cosaque, contre le capitalisme triomphant et la « galerie-marchandisation du monde ». La critique de « l’horreur libérale », de la société des loisirs et du consumérisme, constitua un carburant inépuisable pour la revue. Trait distinctif, cette critique se développa autour d’un corpus théorique rassemblant intellectuels, philosophes, essayistes ou sociologues que l’on peut considérer, à divers degrés, comme « post-marxistes » : Jean-Claude Michéa, Pierre-André Taguieff, Christopher Lasch, Gilles Châtelet, les auteurs publiés par L’Encyclopédie des Nuisances, et surtout Guy Debord et les situationnistes, dont la revue reprendra sur un tract la fameuse inscription faite sur un mur de la rue de Seine en 1953 : « Ne travaillez jamais ! N’achetez rien ! ».
Tenue en horreur par la presse parisienne
A l’époque, ce qui va rapidement surprendre, dérouter puis carrément insupporter un certain nombre de chroniqueurs, c’est que cette « révolte » contre la « société spectaculaire-marchande », pour reprendre l’expression de Guy Debord, n’est pas vraiment portée par celles et ceux auxquels, par paresse et confort intellectuel, les observateurs auraient spontanément pensés. Qui se trouve en effet derrière l’aventure d’Immédiatement ? Des royalistes et des catholiques venus de l’Action française, plus bernanosiens que maurrassiens, tendance « Camelots du Roi ». Avec un tel pédigrée, nulle surprise qu’une grande partie de la presse parisienne ait tenu en horreur cette revue finalement assez confidentielle, puisque tirée à 1500 exemplaires seulement. Littéralement haïe par Les Inrockuptibles et Art Press, elle fut clouée au pilori par Charlie Hebdo, L’Evènement du jeudi et, dans une moindre mesure, Libération. Dans son récit N6, la route de l’Italie, l’écrivain François Taillandier résuma la chose de manière définitive : « Ils font hurler les bien-pensants de la gôche soixante-huitarde bedonnante, et c’est très drôle de voir d’anciens jeunes, de vieux jeunes professionnels, blêmir à leur tour, comme faisaient devant eux leurs propres parents, devant les vrais jeunes, qui ne sont pas comme les vieux voudraient qu’ils soient. Cette société n’aime les jeunes que soumis et propres sur eux, internet-rollers-HEC, ou alors détruits, crevant dans leurs « cités », plongés dans la détresse morale et linguistique du rap et du verlan. Des jeunes gens doués, drôles, cultivés et qui pensent par eux-mêmes, et qui ont le culot de « Think different », elle les déteste, elle voudrait pouvoir les briser. »
Le « grand cauchemar » des années 80
Ces jeunes gens qu’évoque François Taillandier sont nés pour la plupart au début des seventies. Ils furent donc lycéens à la fin de cette décennie des années 80 que l’historien François Cusset a qualifiée de « grand cauchemar ». Que se passe-t-il sous leurs yeux ? Le bloc soviétique implose, le mur de Berlin s’effondre, Francis Fukuyama annonce la « fin de l’Histoire » et l’administration Bush parle de « nouvel ordre mondial ». « Les plus jeunes d’entre nous n’avaient pas dix ans et déjà on leur annonçait que tout était joué. Non seulement ils ne seraient ni aventuriers, ni explorateurs, ni chefs de guerre, mais en plus ils seraient condamnés à habiter une histoire qui s’était faite sans eux, malgré eux, peut-être même contre eux. (…) Nous n’avions pas vingt ans, et déjà nous savions que nous ne composerions pas avec ce monde où croissait chaque jour la violence, la misère, l’injustice. Nous ne voulions pas de ses banques, de ses parts de marché, de ses écoles de commerce ; nous haïssions ses centres commerciaux, ses satellites de télécommunications, ses éditorialistes payés à la ligne. Nous vomissions sa bouffe à grande vitesse, sa pensée à grande vitesse. Nous n’avions pas vingt ans et nous étions décidés à ne jamais nous rendre, à combattre jusqu’au bout ce monde qui condamnait les hommes à n’avoir plus ni âme ni honneur », peut-on lire dans « Féérie pour une prochaine fois », long texte écrit à plusieurs mains paru dans le 12e numéro d’Immédiatement en octobre 1999, et qui renferme une grande part de l’esprit de la revue.
Héritiers d’une histoire et d’un nom
Perce bien entendu à travers ces extraits une profonde sensibilité « antimoderne », trait distinctif réunissant les animateurs d’Immédiatement. Cette « anti-modernité » s’éprouve à la fois sur un plan politique, mais aussi d’un point de vue esthétique, littéraire. Le chemin d’Immédiatement s’éclaire à la lueur de ces deux flammes. L’édito du numéro initial en grave clairement la ligne : « Immédiatement est une revue littéraire ; Littéraire parce que le style aujourd’hui, n’est plus dans le camp de la démocratie. (…) Littéraire parce que l’élégance est une arme contre la médiocrité. Immédiatement est une revue politique. Politique parce qu’il faut avoir l’humilité de se reconnaître membre d’une famille et partie de la Cité, né ici et pas ailleurs, héritier d’une histoire et d’un nom. » Sans goûts littéraires partagés, Immédiatement n’aurait jamais vu le jour. « Nous étions des désespérés joyeux » confiera plus tard Louis-Xavier Pérez. La littérature fut leur béquille, leur moyen, justement, de ne pas désespérer jusqu’au bout, de ne pas céder à ce venin. Entre eux, certains écrivains, certains livres furent des mots de passe, des traits d’union, des codes d’accès. On ne pourrait tous les citer mais de Roger Nimier à Michel Houellebecq, de Michel Déon à François Taillandier, de Georges Bernanos à George Orwell, d’ADG à Frédéric H. Fajardie : entre maîtres et complices, aînés et contemporains, la bibliothèque d’Immédiatement réunit une fratrie d’écrivains aux liens plus ou moins étroits qui, chacun à leur manière, s’inscrivaient « contre » leur époque, reprenant à leur compte le fameux précepte balzacien : « Indiquer les désastres produits par les changements de mœurs est la seule mission des livres. »
« La recherche, la discussion, l’émeute »
Anti-modernité esthétique donc, mais aussi politique. Cette dernière est le legs du militantisme et du parcours de ceux qui constituent le noyau dur des fondateurs de la revue. Ils sont une dizaine, peu ou prou, à en faire partie. Versaillais, Lyonnais, Toulonnais, étudiants en Lettres ou en Sciences Politiques, ils partagent un profond engagement royaliste. Membres de l’Action Française, ou « compagnons de route » apparentés, ils évoluent au sein des fédérations régionales du mouvement et c’est d’ailleurs la fusion de leurs fanzines respectifs (Insurrection, Les Guêpes, La Lanterne) qui donne naissance à Immédiatement au cours de l’automne 1996. Autres points communs qui les rassemblent : l’indiscipline, la turbulence, le goût de l’action. « La recherche, la discussion, l’émeute » prônait Charles Maurras. Ils en font leur viatique. A Paris, ce sont d’ailleurs les derniers nés de la « Génération Maurras » que l’on retrouve ici à la manœuvre. Une génération du feu. Celle des hommages à Jeanne d’Arc interdits par la préfecture de Police, de l’occupation des toits de la Sorbonne, des bagarres contre les « Rouges », les CRS et les jeunes du Front National. En Provence, mais aussi à Lyon, sous la houlette de Luc Richard, l’esprit est plus potache. Entartages de personnalités politiques de premier plan (Michel Noir, Charles Millon, Bernard Kouchner, Jacques Delors), reconstitutions de « banquets mérovingiens », bamboulas impossibles dans des appartements ravagés, tentatives de « coup d’Etat » dans le Val d’Aoste : à l’art de la guerre s’ajoute une attirance pour la dissimulation, le charivari, le drapeau noir de l’anarchie et des copains d’abord. Ces royalistes incandescents, tour à tour burlesques et enragés, se retrouvèrent d’ailleurs sans surprise en délicatesse avec la direction de l’Action française qui regardait d’un œil inquiet ces perturbateurs lisant Marx, Debord, écoutant les Béruriers Noirs et osant, pour certains d’entre eux, déplorer ouvertement dans la presse que le mouvement royaliste ait été incapable de faire son propre inventaire eu égard à certaines périodes de l’histoire de France telle l’Occupation ou la Guerre d’Algérie.
Réinventer chaque jour la nation
L’histoire de France justement, ils en estiment être les héritiers ainsi que l’écrit Sébastien Lapaque dans l’éditorial du premier numéro. « La France existe, nous l’avons rencontrée » (n° 1), « L’esprit de Résistance » (n°4), « On ne devrait jamais quitter Montauban ! Célébration de la « France moisie » (n°11) : autant de dossiers au fil desquels des évènements, des « gestes », des femmes et des hommes qui ont « fait » la France sont évoqués. Il y aussi des entretiens avec l’historien Max Gallo, un dossier consacré à Georges Bernanos, aux premiers Résistants de la France Libre, à Pierre Boutang et à l’aventure de La Nation Française, des entretiens avec le « souverainiste » Paul-Marie Coûteaux (qui financera d’ailleurs la revue à partir de 1999). « Ralliez-vous à l’histoire de France ! » De cette exclamation lancée par Georges Bernanos pendant la Seconde Guerre Mondiale, alors que de sinistres prophètes avaient annoncé la mort de la nation et l’avènement d’une Europe nouvelles, nous faisons volontiers un mot de ralliement. « Ralliez-vous à l’histoire de France » et non pas « Ralliez-vous à la France ». Notre nation n’a rien d’un dépôt dont il nous appartiendrait de préserver l’intégrité biologique. C’est une construction politique, le fruit d’une volonté, un vouloir vivre ensemble sans cesse contesté et sans cesse redéfini. Notre vocation n’est pas de la défendre mais de l’inventer chaque jour » écrivent-ils encore au fil de « Féérie pour une prochaine fois ». Royalistes de formation, les animateurs d’Immédiatement portent en eux l’héritage intellectuel de l’AF, dont a trop souvent oublié de souligner la variété et les nuances.
L’aventure souverainiste
De Charles Maurras à Georges Bernanos, de Léon Daudet à Raoul Girardet, des « cercles Proudhon » à la « Nouvelle Action Française » en passant par Jacques Bainville, Pierre Boutang ou Philippe Ariès : impossible de réduire l’AF à une seule et même ligne. L’histoire du mouvement royaliste est d’ailleurs constellée de dissidences, d’excommunications. Georges Bernanos, comme le rappelle Sébastien Lapaque dans les ouvrages qu’il a consacrés à l’auteur des Grands cimetières sous la lune, n’hésita jamais à critiquer son propre camp. Figure tutélaire pour plusieurs de ces jeunes militants d’AF, Georges Bernanos sera même érigé au rang de « capitaine » par les animateurs de la revue (n°6). Et ce n’est pas seulement l’ancien camelot du Roi qu’il incarne à leurs yeux, mais aussi l’homme du refus, celui qui comme d’autres, n’accepta jamais l’honneur perdu de mai 1940. Dans le sillage de Bernanos, Immédiatement prend aussi pour modèle les premiers Résistants (Honoré d’Estienne d’Orves ; Jacques Renouvin, le colonel Rémy…) et se définit donc assez naturellement par une ligne « gaulliste » dont le trident se résume ainsi : idéal de rassemblement, esprit de résistance, défense de la souveraineté. C’est ainsi qu’à un demi-siècle de distance, Immédiatement participe à ce que l’on pourrait appeler « l’aventure souverainiste » qui, de Maastricht en 1992 jusqu’à la défaite de Jean-Pierre Chevènement à la présidentielle de 2002, incarna la tentative d’une voie nouvelle, « nationale-républicaine », où l’on retrouva pêle-mêle le MDC de Jean-Pierre Chevènement, l’éphémère RPF de Charles Pasqua et Philippe de Villiers, le député Paul-Marie Couteaux (qui fut la manne financière d’Immédiatement), Philippe Seguin, Florence Kuntz, Jean-Christophe Comor, William Abitbol et tous les membres de Fondation Marc Bloch, devenue par la suite la Fondation du 2-Mars, bref, le vaste rassemblement des « républicains des deux rives. »
Désaccords et crépuscule
Ce dépassement du clivage droite-gauche était néanmoins une manœuvre délicate, un équilibre instable, fragile. Cette position « nationale-républicaine » n’était pas partagée par tous les membres de la revue et l’édifice, au fil des ans, commença à se lézarder dès 2001 en raison de certains désaccords éditoriaux. Des problèmes de gestion et de comptabilité, des divergences sur le développement de la revue, des luttes de pouvoir, des conflits personnels : tout ceci entremêlé causa la lente chute d’Immédiatement qui se mit à adopter une ligne éditoriale de plus en plus obscure (après qu’une partie de la rédaction ait claqué la porte), entre longues réflexions sur la théologie chrétienne et glissement vers l’anarchisme et la violence des « black blocks ». Immédiatement tirera ses dernières cartouches dans une radicalisation aux portes étroites, mélange de mysticisme et de rage révolutionnaire. En décembre 2003 paraît l’ultime numéro d’Immédiatement, qui s’échinera toutefois à exister deux ans durant sur la Toile, avant de disparaître définitivement et de rejoindre, comme le disait Michel Déon dans une lettre à Luc Richard, le « grand cimetière des revues ».
Nicolas Coulaud