Guy Debord : Le théâtre des opérations
La réédition dans un fort beau volume des oeuvres complètes de Guy Debord offre l’occasion de se plonger dans le travail théorique d’un des penseurs les plus marquants de son époque. A un long silence a succédé la récupération et la banalisation de ses idées. A la faveur de la mode lancée par quelques intellos parisiens, les rayonnages des librairies croulent depuis dix ans sous les livres consacrés au « situationnisme » et à son « chef de file ». Souvent plus fasciné par le dandysme du personnage et le côté bohème de cette « tribu », ils laissent de côté les aspects théoriques et subversifs de sa démarche.
Si le personnage et le penseur ont certes leurs limites, sa critique radicale des mécanismes de la société contemporaine fournit encore des enseignements pour qui prend la peine de les lire de manière critique. Laissons donc les interprétations des falsificateurs et plongeons- nous dans ses écrits pour nous faire notre propre opinion. La leçon principale étant de refuser tout changement qui ne serait que partiel, tout aménagement d’un système qu’il faut rejeter en bloc. Ainsi, on pouvait lire dans l’Internationale Situationniste cette définition de toute démarche révolutionnaire : « La compréhension de ce monde ne peut se fonder que sur la contestation. Et cette contestation n’a de vérité, et de réalisme, qu’en tant que contestation de la totalité ».
Les fossoyeurs du vieux monde
Né en décembre 1931 dans une famille bourgeoise, Guy Debord arrête ses études avec son bac en poche pour se consacrer aux errances de la vie de bohème. Dans le Paris de l’immédiat après-guerre, il navigue dans les diverses avant-gardes artistiques. Il participe à une bande informelle de révoltés en rupture de ban. Dans les arrières salles de cafés douteux et enfumés, où les vapeurs sacrées de l’alcool font des ravages dans leurs rangs, ils se lancent dans un vaste projet de dépassement de l’art. Pour le faire sortir des musées et le réaliser dans la vie quotidienne, tous les moyens son bons. De l’architecture au cinéma, ils remettent en question les fondements utilitaires de la société moderne. Le petit groupe refuse l’enrégimentais et cultive le goût du scandale. Rien n’est sacré pour eux, pas même les vieilles icônes du surréalisme qui sont la principale cible de leurs coups d’éclats. Dans cette dérive effrénée, Debord se déclare cinéaste et réalise une série de films des plus étrange, tant au point de vue de la forme qu’au niveau du message. Rallié au mouvement lettriste, sa curiosité insatiable et son intelligence sans cesse à l’affût l’amènent à être très tôt, lucide sur les limites des avant-gardes purement artistiques. « La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas cherchée dans les livres, mais en errant » écrira-t-il. Fuyant, déjà, les récompenses que l’établissement réserve à ses opposants domestiqués, il veut aller plus loin.
La fondation de l’Internationale Situationniste traduit cette radicalisation. Devant réunir des artistes venus de toute l’Europe, le groupe prend très vite un tournant politique. Ne se contentant plus de la simple remise en question de l’art, ils étendent désormais leur contestation à l’ensemble de la société.
« L’IS ne peut pas être une organisation massive et ne saurait même accepter des disciples. L’IS ne peut être qu’une conspiration des Egaux, un état-major qui ne veut pas de troupes (…) Nous n’organisons que le détonateur : l’explosion libre devra nous échapper à jamais, et échapper à quelque autre contrôle que ce soit », affirmaient les situationnistes en 1963. La vie interne de cette Internationale qui ne comptera jamais plus de 70 membres (mais de seize nationalités différentes) fut des plus agitées. D’exclusion en démission, chaque rupture est « habillée » d’une savante et cruelle rhétorique pour cacher des querelles souvent personnelles. Il y a toujours deux raisons aux choses, commentera à ce propos Michèle Bernstein (membre de l’IS et compagne de Debord à l’époque). Il y a toujours la bonne raison, et il y a toujours la vraie raison ». Mais n’oublions pas qu’au delà des vicissitudes de vies hors normes, il y a chez les situationnistes un intense travail théorique.
Les sources de leur inspiration sont multiples. Sous l’influence de Hegel, de Feuerbach et de Marx, ils découvrent des auteurs marxistes non-orthodoxes comme le hongrois Lukàcs ou l’allemand Korsch. Ils n’ignorent pas l’histoire des courants libertaires ou d’ultra-gauche, en particulier les diverses expériences conseillistes. Ils puisent aussi dans les travaux contemporains de la revue Socialisme ou Barbarie ou du philosophe Henri Lefebvre. Au niveau du style, il est indéniable que la tradition littéraire française des « auteurs maudits » (Lautréamont, Rimbaud…) a donné un ton particulier à leurs écrits. Pour l’IS, la théorie n’est ni plus ni moins que ce qui vient renforcer la pratique d’un mouvement. « Nous voulons que les idées redeviennent dangereuses » affirmait Guy Debord.
Le mélange sera explosif. Leurs théories commencèrent à attirer l’attention avec la parution du brûlot De la misère en milieu étudiant. Réalisé par une bande incontrôlée d’étudiants de Strasbourg influencés par l’IS, il lance une nouvelle forme d’expression révolutionnaire. Suivront La Société du Spectacle de Guy Debord et Le Traité de Savoir vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem. Ces livrent eurent une très forte influence dans les milieux étudiants d’Europe et d’Amérique du Nord où ils furent largement diffusés et commentés par les futurs « enragés » de Mai 68. Le sens de la formule choc des situs qui maniaient savamment à la fois l’ironie et l’humour devait donner naissance à des appels insurrectionnels qui allaient fleurir bientôt sur les murs des universités de toute la France. Leur influence souterraine sur le « joli mois de Mai» s’explique par la séduction qu’opéra leur intransigeance. On retrouve les situs lors de l’occupation la Sorbonne, où ils participent activement au comité de grève étudiant et s’opposent violemment aux groupuscules trotskistes et maoïstes. Facétieux, ils en profitent pour abreuver de télégrammes d’insultes l’ambassade de Chine Populaire aux frais de l’université (non sans un certain humour : « Tremblez bureaucrates STOP Le pouvoir international des Conseils Ouvriers va bientôt vous balayer STOP L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste STOP ») et pour expulser Alain Krivine d’une AG. Mais plus sérieusement, ils seront de toutes les initiatives pour élargir le mouvement vers le monde ouvrier.
Après que le pouvoir eût sifflé la fin de la récréation, les situationnistes durent faire face à une médiatisation incroyable de leurs actions, cette célébrité inattendue va provoquer la naissance d’une multitude de noyaux « pro-situs » faits de bric et de broc, qui ne furent jamais reconnus par Debord. La mode est alors à la révolution et toute une génération verse dans « l’extrémisme révolutionnaire ». Certains réalisent d’ailleurs d’importants bénéfices commerciaux sur cet engouement. Voulant éviter les manipulations et la récupération, les trois derniers membres de l’IS (dont Debord, les autres ayant été exclus…) déclarent l’autodissolution de l’organisation au printemps 1972.
Débute alors pour Debord un long cheminement solidaire durant lequel il affirme une pensée en rupture avec l’époque. Refusant toute forme de médiatisation, il est vite entouré d’une sulfureuse réputation par des journalistes toujours à l’affût d’un scoop. Il est probable, que l’auteur de la Société du Spectacle s’amusera à jouer avec cette image d’homme de l’ombre.
Mais le jeu prendra fin. Miné par un cancer, il se donnera la mort en novembre 1994. Ce dernier salut à un monde qu’il avait toujours refusé prend un sens particulier quand on regarde les itinéraires parallèles d’autres acteurs de cette mouvance. A la fin des années 70, le reflux révolutionnaire va laisser toute une génération échouée. Drogue, suicide, alcoolisme ou banditisme « politisé » : certains s’enfermeront dans une course vers le vide. Peu en sortiront indemnes. Comme expliquer ce désespoir ? Voilà un aspect peu connu et passé sous silence par beaucoup d’ex-gauchistes reconvertis sans honte dans les affaires. Pour avoir vécu une époque palpitante, ces révolutionnaires perdus ont refusé de rentrer dans le moule et se sont enfoncés dans l’autodestruction la plus totale. Ne pouvant parvenir à détruire le système, ils se sont détruits eux- mêmes. A nous de ne pas refaire les mêmes erreurs…
La Société du spectacle : la vérité nous rendra libre !
Livre le plus connu de Debord, il est souvent cité sans avoir était simplement lu… Si on s’en tient aux formules chocs, la définition qu’il donne au terme de Spectacle est qu’il est « le règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable ». Cela nous laisse sur notre faim…
Pour nous référer à l’analyse d’Anselm Jappe sur la pensée de Guy Debord, la Société du Spectacle n’est pas seulement le règne tyrannique de la télévision ou des mass média. Cela n’est que sa manifestation superficielle la plus écrasante. Le fonctionnement des moyens de communication et d’information de masse exprime parfaitement la structure de la société entière dont ils font partie. La contemplation passive d’images, qui de surcroît ont été choisies par d’autres, se substitue au vécu et à la détermination des événements par l’individu lui-même et la pratique collective. Ces phénomènes amenant un appauvrissement constant de la vie réellement vécue, sa fragmentation en sphères de plus en plus séparées, ainsi qu’à la perte de tout aspect unitaire dans la société (repaires culturels et temporels). Dans ce monde totalitaire, le Spectacle apparaît comme l’aliénation idéologique par excellence. Le Spectacle dans la société correspond à une fabrique concrète de l’aliénation.
Tandis que le pouvoir de la société dans son ensemble paraît infini, l’individu se retrouve dans l’impossibilité de gérer son propre univers. Guy Debord décelait dans cela la conséquence du fait que l’économie a soumis à ses propres lois la vie humaine. Aucun changement à l’intérieur de la sphère de l’économie ne sera suffisant tant que l’économie elle-même ne sera pas passée sous le contrôle conscient des individus. Reprenant le travail des courants minoritaires du marxisme, il assigne une importance centrale au problème de l’aliénation considérée non comme un épiphénomène du développement capitaliste, mais au contraire comme son noyau central. Le développement de l’économie devenu indépendant, est l’ennemi de la vie humaine qu’elle tente de conditionner à ses objectifs. Ainsi, l’homme se retrouve reproduit par les méthodes de production qui lui sont imposées par la recherche de la rentabilité, sans souci de sa santé et de son épanouissement humain. Il est de plus conditionné par ses « loisirs » et la consommation. A l’ouest comme à l’Est, dans les pays développés comme dans ceux du Tiers-monde, la logique de la marchandise règne sur l’ensemble du système social, où les individus ont perdu tout pouvoir et tout contrôle sur leur propre vie.
Sans rival, le Spectacle est l’auto-justification permanente du système de production dont il est issu. Pour ce faire, il n’a pas besoin d’arguments sophistiqués : il lui suffit d’être le seul à parler sans attendre la moindre réplique. Il n’est pas une simple forme de propagande, c’est l’activité sociale tout entière qui est captée par le Spectacle à ses propres fins. Toute la vie des sociétés modernes « s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans la représentation ». L’image se substitue partout à la réalité et donne naissances à des comportements réels formatés par elle. Cette structuration des images sert bien évidemment les intérêts d’une partie de la société, l’oligarchie. Avec l’époque moderne, le pouvoir a eu la possibilité de modeler la société dans le sens de son maintien. Cela passe par la falsification de la réalité à tel point que « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » affirmait Debord. Les normes les plus aberrantes de ce système deviennent familières à tous, elles sont acceptées et intégrées au comportement de l’ensemble de la société. Il suffit d’observer le comportement des générations nées sous sa pleine domination pour comprendre l’étendue de son emprise sur les esprits. Sous son règne, la connaissance et le sens critique ont été soigneusement éliminés pour ne laisser aucun repaire pouvant remettre en cause son existence.
Le Spectacle parvient à son apogée lorsqu’il arrive à créer l’illusion de l’unité de la société en masquant les divisions de classes. « L’unité irréelle que proclame le Spectacle est le masque de la division de classe sur laquelle repose l’unité réelle du mode de production capitaliste ». Et c’est aussi bien cette unité réelle d’une même aliénation qui se cache sous les fausses oppositions spectaculaires (« Droite/Gauche » par exemple). A l’époque de la Guerre Froide, les situationnistes affirmaient que le Spectacle servait à masquer « l’unité de la misère » en opposant deux mondes, d’une part le capitalisme occidental ( le spectaculaire diffus qui « accompagne l’abondance des marchandises, le développement non perturbé du capitalisme moderne ») et d’autre part le capitalisme bureaucratique soviétisé ( le spectaculaire concentré qui est le totalitarisme bureaucratique ), qui tous deux ne représentent en fait que la même aliénation exprimée sous des formes différentes. L’évolution du monde amènera plus tard, Guy Debord dans Les commentaires sur la Société du Spectacle paru en 1988 à constater la naissance du spectaculaire intégré qui à pour base le mensonge généralisé. Notre certitude de ne pas être trompé est désormais mise à mal par la découverte des pires manipulations étatiques. A ce stade, le Spectacle doit nier l’histoire, car celle-ci prouve que sa loi n’est rien, mais que tout est processus et lutte. Le Spectacle est le règne d’un éternel présent qui prétend être le dernier mot de l’histoire.
Mais l’histoire poursuit sa marche révolutionnaire. Les Situationnistes vont mettre au coeur de leur démarche la rupture révolutionnaire avec les faux semblants du Spectacle. Ils avaient pour but la création de situations, c’est-à-dire de moments de rupture qui permettent à la vie réelle de s’imposer à la survie au quotidien dans laquelle l’individu est enfermé. Le vécu est au coeur de la conception politique situationniste. La reconquête du quotidien passe par la prise de conscience de la nature artificielle des représentations médiatiques. Pour Raoul Vaneigem, l’homme pour se libérer de l’emprise spectaculaire doit retrouver « le goût enragé de vivre » en redevenant le seul maître de ses désirs.
Dans les conclusions de son maître livre, Debord est amené à présumer que le Spectacle se brisera contre un sujet qui dans son essence est irréductible à la spectacularisation. Un sujet devant être porteur d’exigences et de désirs différents de ceux causés par le Spectacle. Ce sujet résistant au phénomène est identifié par Debord au Prolétariat1. Le prolétaire n’est plus seulement défini par ses conditions de travail, il est devenu « l’immense majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur l’emploi de leur vie et qui, dès qu’ils le savent, se redéfinissent comme prolétariat ». Partant de son expérience quotidienne de la marchandisation du monde, ce prolétariat élargi doit devenir la « classe de la conscience ». La Conscience signifie le contrôle direct des travailleurs sur tous les moments de leur vie. Grâce aux Conseils Ouvriers avec lesquels les prolétaires peuvent d’abord conduire la lutte et par la suite gouverner une future société libre. L’opposition entre la vie humaine et les forces aveugles de l’économie ne laisse aucune place au doute. La véritable ligne de fracture se situe entre ceux qui veulent ou qui doivent conserver l’aliénation spectaculaire et ceux qui veulent l’abolir. Le reste n’est que diversions…
Biblographie
Guy Debord – Oeuvres Complètes – Gallimard/Collection Quarto.
Anselm Jappe – Guy Debord – Denoël/Essai.
Laurent Chollet – L’insurrection Situationniste – Dagorno.
- Comme le fait justement remarquer Anselm Jappe, les situationnistes n’avaient pas soupçonné que le prolétariat pourrait être rongé à l’intérieur de lui-même par les forces de l’aliénation, le faisant s’identifier activement au système qui le contient. Pour Debord, toujours lucide, la question n’était pas de savoir ce que les travailleurs sont actuellement, mais ce qu’ils peuvent devenir – et ce n’est qu’ainsi que l’ont peut comprendre ce qu’ils sont déjà.