Entretien avec Yohann Sparfell : la voie eurasiste
Notre camarade Yohann Sparfell donne une contribution décisive à la création d’une Quatrième Théorie Politique eurasiste dans son premier livre, Res Publica Europae. Entretien de Novembre 2020.
R/ Comment définissez-vous la pensée eurasiste ?
Tout dépend de quel angle l’on aborde cette question. Historiquement, l’eurasisme est d’essence russo-eurasienne, c’est-à-dire que cette pensée intéresse au premier chef cet espace géopolitique, et ce en relation avec sa singularité culturelle et historique. Il est sûr que le néo-eurasisme actuel a beaucoup hérité de cet enracinement originelle, ce qui est somme toute tout à fait normal et attendu de la part de penseurs russes comme Alexandre Douguine. L’eurasisme des penseurs russes de notre époque est donc l’expression intellectuelle, avec sa méthodologie métapolitique et géopolitique, d’une affirmation de ce qui est vue par eux-mêmes comme étant la singularité civilisationnelle du Grand espace russo-eurasien. Et ce par rapport aux autres civilisations devant participer de la mise en œuvre de la multipolarité, mise en œuvre qui fait partie de la dynamique propre à l’idée eurasiste.
Mais l’on peut aussi aborder la question de la pensée eurasiste d’un point de vue essentiellement idéologique – soit la vision d’un corpus d’idée formant une doctrine philosophique et politique cohérente et complète -, donc en ayant la volonté de dépasser le cadre originelle de celle-ci. Alors en ce cas, cette pensée peut intéresser toutes civilisations, dont la nôtre. Et il s’agit à partir de ce moment de s’approprier ses principes doctrinales afin, à notre tour, de pouvoir affirmer notre civilisation au regard des autres. Il s’agit en fait surtout de permettre à ce que la civilisation européenne puisse s’affirmer tout en dépassant simultanément les idéologies héritées de la Modernité dont on ne peut que constater à quel point elles ont pu l’enferrer dans des apories auto-destructrices. Le néo-libéralisme en est le dernier avatar et sans doute le plus nocif à bien des égards. En bref, pour nous la pensée eurasiste ne peut se délier d’un projet qui nous soit propre de Quatrième Théorie Politique. C’est d’ailleurs aussi la volonté de Douguine, lorsqu’il a lancé ce vaste projet de 4TP, de voir chaque peuple et civilisation se l’approprier à sa façon et selon sa propre nature, sa propre singularité, sa propre histoire. L’eurasisme est né en Eurasie, mais devra se différencier en autant d’expressions qu’il y a de singularités culturelles et historiques dans ce vaste ensemble, et notamment en ce qui nous concerne, en son extrémité occidentale. Il nous faudra bien enraciner cette pensée dans l’exceptionnalité de notre terre, car il s’agit là de la condition primordiale à partir de laquelle elle pourra seulement jouer son effet régénérateur.
R/ Quelle serait l’unité culturelle de ce vaste ensemble ?
Nous ne pourrions pas parler d’unité culturelle car en réalité celle-ci n’existe pas au niveau de l’ensemble de l’Eurasie. La seule unité dont nous pourrions parler est une unité géostratégique rassemblant des peuples et civilisation par rapport aux autres continents, mais surtout par rapport à ce que Carl Schmitt avait appelé les forces thalassocratiques (les forces « liquides » des nations maritimes, notamment anglo-saxonnes et libérales). C’est le retour, ici à une certaine forme de tellurocratie (domination terrestre et spatiale, intimement liée à l’ « habiter » de cet espace), là à une autre, qui, dans leur totalité, nous invitent à considérer l’ensemble comme une immense trame où se joue une entente et une harmonisation de forces diverses mais néanmoins unies par le même sentiment de l’enracinement et du développement de leurs propres potentiels. Ceci dit, on peut légitimement à ce niveau, à mon sens, se poser la question de la proximité culturelle entre la Russie et le reste de l’Europe. Et je dis bien « le reste », car je pense pour ma part que la Russie peut tout à fait faire partie de l’espace civilisationnel européen en regard de ce à partir de quoi l’on peut justement parler de civilisation européenne, soit ce que j’ai appelé dans mon ouvrage Res Publica Europae, l’humanisme européen originel. Mais elle peut aussi, ceci dit, choisir une autre voie, à la lumière d’une singularité civilisationnelle qu’elle pourrait « lire » de par ses apports culturels, spirituels, historiques et ethniques tant asiatiques qu’européens. En tout état de cause, il appartiendra exclusivement au peuple russe, ainsi qu’aux autres peuples formant sa « périphérie » (Bielorussie, Ukraine, Géorgie, Arménie, etc.), de décider de leur relation plus ou moins profonde au devenir de la civilisation européenne en fonction de ce qu’ils ressentiront comme ayant été historiquement, et comme étant éventuellement toujours culturellement et spirituellement, une participation intime à celle-ci ou sinon à la constitution de ce que l’on peut alors appeler la civilisation eurasienne. Dans le cas où cette seconde possibilité s’affirme, nous devrons faire en sorte, nous autres européens, que ce probable ensemble civilisationnel russo-eurasien demeure un partenaire privilégié d’intégration géostratégique, comme je l’ai évoqué dans la question précédente, dans le vaste continent-monde eurasien. Sa position géographique nous l’impose ! Le bon sens économique aussi du reste… (quelqu’un comme Robert Steuckers nous l’a assez explicité en invoquant tout autant l’économie que l’histoire, la spiritualité, ou tout bonnement nos propres intérêts géopolitiques). Mais dans un cas comme dans l’autre, nous devrons préalablement, et il faut que cela soit bien compris, libérer l’Europe des affres du libéralisme, seule idéologie de la Modernité qui perdure aujourd’hui sous sa forme postmoderne et totalitaire du néolibéralisme. Il nous faut donc dès maintenant nous atteler à travailler à l’élaboration d’une Quatrième Théorie Politique enracinée dans l’humus singulier du substrat européen. Il nous faut faire l’effort de com-prendre l’originalité originelle de notre ancestrale Kultur européenne, car c’est à partir de cette originalité que nous parviendrons à « habiter » de nouveau notre terre commune et à y définir notre Bien commun.
R/ Au-delà d’un positionnement géopolitique, qu’elle serait le modèle de société porté par les eurasistes ?
Vaste question et il sera difficile d’en faire le tour lors d’un entretien. Eh bien, pour tâcher néanmoins d’apporter quelques éléments principaux de réponse et aborder par la même occasion ce qui me semble l’aspect le plus important de ce sujet, je vais reprendre le concept heideggerien d’ « habiter » que je n’ai pas pris la peine de développer dans ma réponse à la question précédente, ni du reste dans mon ouvrage. Dans ce dernier, au début du chapitre sur l’autonomie, je parle du logos, mais ces deux choses sont en réalité étroitement liées car elles déterminent la façon dont, en tant qu’humains, nous vivons en rapport avec ce qui nous entoure et qui, grâce à ces notions, ont du sens, c’est-à-dire signifient quelque chose pour nous dans un monde qui est nôtre. Si l’on reprend la terminologie heideggerienne, le fait d’ « habiter » en un lieu donné, donc pas n’importe où façon à la bohême du postmodernisme, est lié à l’action qui consiste à « dire », soit à étendre devant nous tous ce qui nous concernent, en tant que « choses » mais non qu’objets, et qui structurent notre monde en tant qu’il est singulièrement notre monde et qu’il répond en cela à notre propre soucis d’ek-sister (de se mettre en mouvement). Il s’agit là ni plus ni moins que de redéfinir l’existence à la lumière de cet impératif humain, et le modèle de société porté par la pensée eurasiste est en ce sens plutôt une dynamique de recours à des principes intemporels qui devra nous réengager sur la voie d’une harmonie avec notre nature profonde, celle inspirant notre « être-là ». Je dirais à ce propos une chose toute simple : il faut que nos vies retrouvent du sens ! Il faut, en d’autres termes, que nous puissions construire par nous-mêmes un sens à nos ek-sistences. Et pour cela, il nous sera indispensable de savoir nous re-connaître nous-mêmes, tout autant au niveau de la personne que des peuples et de notre civilisation toute entière. C’est la dynamique du Dasein, de l’être autonome qui s’affirme en symbiose avec ce qui perdure en tant que son monde, face à la déconstruction méthodique du monde européen qui aujourd’hui, on le sent bien, arrive au terme de ne plus pouvoir offrir aucun horizon, aucun sens aux hommes ni aux peuples. Les trois idéologies du passé ont failli en ne parvenant pas à offrir une élévation d’esprit aux hommes qui puisse leur faire don d’un enthousiasme salvateur (être sauvé, c’est se voir confirmer dans son ek-sistence). Non pas qu’elles n’aient pas tenté d’atteindre cet idéal, mais le sujet sur lequel chacune d’elles s’appuyait pour recréer des valeurs (soit la classe, soit la race, soit l’individu) a dérivé vers une forme ou une autre de massification dans laquelle se sont noyées en fin de compte les personnalités, au lieu de pouvoir s’y affirmer. La vie de l’homme est courte, et il faut qu’il lui soit donné de pouvoir s’accomplir en réalité de sa personnalité, sinon il risque fort de s’engager dans des voies inspirées par le ressentiment et le dégoût. Ceci, c’est une leçon qu’il nous faut apprendre. C’est pourquoi le Dasein est le nouveau sujet de l’eurasisme, d’une Quatrième Théorie Politique dont le cœur nucléaire si je puis dire est le désir d’autonomie, soit le désir de déterminer par soi-même et au travers de la reconnaissance des autres la façon dont on participe en toute liberté, selon le sens non libéral de ce terme, au Bien commun. Pour s’engager sur la voie d’une toute nouvelle société, il nous faudra donc définir un nouveau sujet, et celui-ci devra incarner, à l’antithèse de l’individu désœuvré du libéralisme dont la licence infinie n’a pu conduire qu’à sa triste décadence, une affirmation répétée et singulière du Bien commun, ou si l’on veut, pour chaque personne à sa manière qui lui est propre, une volonté d’élever toujours plus haut la force et la singularité des communautés dont elle participera et qui la soutiendront, de par sa liberté et l’élévation de sa propre force et singularité. Ce projet de société revient vers l’homme tel qu’il est réellement, vers la réalité de sa condition, vers la nécessité de tenir compte de la diversité et de l’inégalité de ses capacités, et surtout vers la nécessité d’harmoniser les antagonismes qui ne manquent pas de naître de cette diversité et de cette inégalité au travers de la justice et de l’autorité. Ce projet, c’est enfin d’ouvrir les yeux sur la Réalité humaine et d’en faire quelque chose de vivable et désirable pour tous ceux qui viendront après. Enfin, ce projet eurasiste de société c’est aussi, sinon surtout du fait de ce que j’ai pu dire plus haut, se ré-enraciner réellement dans un espace civilisationnel historiquement, culturellement et spirituellement singulier de façon à en extraire la sève de notre propre vision du monde, soit pour l’Europe en ce qui nous concerne, un certain type d’humanisme qui fait que ma lecture de l’eurasisme soit une lecture typiquement européenne, et non autre.
Alors bien sûr, un projet de société axé sur l’autonomie spirituelle de la personne implique nécessairement, d’un côté, une dynamique d’intensification des autonomies institutionnelles, économiques (le localisme), et monétaires, entre autres, et de l’autre, un approfondissement spirituel de la vision sur l’être humain en tant que plus haute manifestation divine dans le monde visible, avec le principe d’égalité face à la dignité qui en découle. Il nous faudra par conséquent reconquérir les conditions qui nous permettrons d’atteindre une harmonie symbiotique, c’est-à-dire une autonomie, au sein d’un espace concentrique dont le cœur sera nôtre au plus profond de nos ek-sistences ; une autonomie qui, par la même, nous fera dépasser la règle primitive de l’exploitation humaine au travers du travail. C’est tout le but d’une élaboration à venir d’une 4TP pour l’Europe du futur.
R/ Qu’elles sont les forces porteuses d’une vision eurasiste à l’heure actuelle ?
Les forces dites « populaires », que certains appellent populistes, parce qu’elles portent en leur sein un formidable désir de vivre démultiplié par la diversité par laquelle ce désir se manifeste. Pour peu, bien sûr, que ces forces ne se laissent pas dévoyer par les mirages consuméristes et propagandistes d’un régime qui balance entre répression et maniement de la carotte. Ces forces purent être les Gilets jaunes, elles pourront être sous bien d’autres formes, mais je pense que le doute est bien installé désormais, et le dégoût avance irrémédiablement parmi les braves gens. Le temps presse, et ceux qui ont la capacité de penser et le désir d’être ont aujourd’hui le devoir de se re-lier au Réel et d’inventer de plus enthousiasmantes valeurs que celles, désormais décevantes, du passé. Il faut des guides, car l’époque est à la plus complète confusion. Et une recherche sur une 4TP pour l’Europe devient à cet égard une urgence, un avant-projet qu’il nous faudra rapidement mettre en œuvre en commun autour, par exemple, des quelques notions que j’ai abordé ici et que j’aborde plus amplement dans mon ouvrage, mais aussi de bien d’autres qu’il appartiendra à d’autres personnes d’aborder à leur façon.
A lire :
Yohann Sparfell, Res Publica Europae, Editions Ars Magna, Novembre 2019 Le livre est disponible chez Ars Magna pour 32 euros