Entretien avec Thomas Gerber : « Quelque chose de fascinant se dégage de la ville de Pyongyang »
Thomas Gerber est un journaliste indépendant actif en Suisse dans les milieux de la cinéphilie. Il est notamment rédacteur sur le site Film Exposure1, qui publie de nombreuses critiques de fond sur l’histoire et l’actualité du cinéma. Il s’est rendu il y a quelques mois en Corée du Nord et nous livre ici quelques impressions sur un voyage hors du commun ( article paru dans Rébellion 81 – novembre 2017)
Qu’est-ce qui t’a incité à entreprendre ce voyage en Corée du Nord ?
La curiosité. L’envie de voir de l’intérieur une société et un système politique radicalement différents des nôtres. Après m’être beaucoup renseigné sur le pays, au travers de lectures notamment, j’avais envie d’aller voir de mes propres yeux. Que ce soit dans les récits de voyages, les articles de presse, les documentaires, ou n’importe quels autres écrits sur la Corée du Nord, j’avais très souvent l’impression que les auteurs jouaient (volontairement ou non) sur une série de clichés. C’est confortable de se contenter de relayer les images les plus caricaturales mais peu de personnes écrivant sur ce pays y sont réellement allées. Je souhaitais donc aller au-delà des représentations bêtement caricaturales, prendre moi-même la température sur place, prendre la mesure de ce totalitarisme.
Tu m’a expliqué une fois que les démarches pour organiser un tel voyage sont moins compliquées qu’on peut l’imaginer. Est-ce dû selon toi à un rapport diplomatique privilégié avec la Suisse ou à une autre raison ?
Non, je crois que les démarches ne sont pas beaucoup plus compliquées pour les ressortissants d’autres pays. La seule étape réellement simplifiée pour les Suisses, c’est que nous pouvons aller chercher notre visa à l’ambassade de Corée de Nord à Berne. Alors que je crois savoir que si vous êtes Français par exemple, vous devez envoyer votre passeport jusqu’en Suède pour obtenir le visa. Cela dit, peut-être les autorités nord-coréennes sont-elles plus méfiantes et regardantes si vous venez d’un pays qui se déclare ouvertement hostile au régime de Pyongyang. Mais nous avons vu des touristes français et américains sur place, ils ne semblaient pas dire que ça avait été plus compliqué pour eux.
Est-ce que ce que tu as vu là-bas a plutôt eu tendance à confirmer ce que tu savais (ou pensais savoir) de ce pays ou au contraire à te faire réviser ton jugement sur tel ou tel point ?
Un peu des deux. Beaucoup de clichés ont sauté. Nous n’avons pas été soumis à un contrôle systématique des photos que nous prenions par exemple, alors que je m’étais préparé à devoir montrer le moindre cliché que je réalisais. Disons qu’en général, j’ai trouvé le pays moins fermé que ce qu’on en raconte. Nous avons pu aborder tous les sujets que nous souhaitions avec nos guides, y compris les plus sensibles politiquement. Et surtout, nous n’avons absolument pas eu l’impression de voir une vitrine du pays. Nous avons traversé la campagne pendant plusieurs dizaines d’heures. Dans les endroits les plus reculés nous étions véritablement les seuls touristes, nous avons donc vu la campagne telle qu’elle est. On m’a très souvent dit que je ne verrais rien de vrai, uniquement des figurants et des décors mis en scène pour les touristes, cette idée a donc été très largement démentie par ce que j’ai pu vivre sur place.
Ton témoignage me rappelle un peu ceux, à une époque pas si lointaine, d’Européens de l’ouest ayant effectué des voyages en URSS et revenus enchantés de leur séjour. Or, dans de nombreux cas, il a été prouvé ultérieurement que ces voyages étaient organisés de façon à ne présenter que la vitrine la plus positive du pays, cachant aux yeux de l’étranger tous les aspects les plus problématiques (misère, désindustrialisation, pollution, etc.). Qu’est-ce qui te fait penser que ton voyage est différent que ceux qu’organisait la propagande soviétique de l’époque ?
Je ne prétends pas jouir désormais d’une vision objective du pays. Bien évidemment, nos guides ont pour mission de nous le présenter sous son plus bel aspect. Je ne doute pas de l’existence de la pauvreté, de la faim et de la misère en Corée du Nord. Mais pour avoir balisé pratiquement l’ensemble des quartiers de Pyongyang, qui est une ville de plus de trois millions d’habitants, et pour avoir visité d’autres villes ainsi qu’une partie de la campagne, je doute fort de la possibilité de ne montrer qu’une vitrine positive aux touristes. Mon but était avant tout de prendre la température, d’essayer de m’imprégner de l’atmosphère, ne serait-ce qu’en observant les faciès des gens dans la rue. Cela permet déjà de relativiser l’image d’un peuple pratiquement zombifié et auquel on imposerait une seule et unique coupe de cheveux, racontars qui sont souvent véhiculés chez nous…
A ton retour, tu as été interviewé par plusieurs titres de la presse suisse (ce qui laisse à penser que ce type de voyage n’est pas si courant !). N’as-tu pas peur, en prenant la parole publiquement comme tu l’as fait, de passer pour un « ambassadeur » des intérêts du régime de Kim Jong Un ?
C’est bien le dernier de mes soucis ! Mais il est vrai que j’ai senti, à plusieurs reprises, un malaise, que ce soit chez des proches, des collègues ou chez les personnes qui m’interviewaient. Beaucoup sont persuadés que leur vision du pays est moins tronquée que la mienne, alors qu’ils n’y sont jamais allés. De toute façons, je ne suis pas parti en Corée du Nord pour énoncer des jugements. J’y suis principalement allé pour tenter de m’imprégner d’une atmosphère comme je le disais plus haut et pour tenter de comprendre comment un tel régime peut fonctionner. Je pense surtout que c’est extrêmement positif pour les Nord-Coréens de voir des Occidentaux visiter leur pays avec un regard bienveillant. Je précise qu’un regard bienveillant n’est pas un regard complice. J’étais pour ma part plus préoccupé par l’image que j’allais donner sur place que celle qui pourrait m’être attribuée ici suite à mes quelques récits de voyage.
En dehors de Pyongyang, dont on dit souvent que c’est la ville la plus riche et la plus développée du pays, as-tu pu visiter d’autres villes ou te rendre dans les campagnes ?
Oui, nous avons traversé deux autres grandes villes : Kaesong et Wonsan. Kaesong est effectivement plus pauvre que Pyongyang. Beaucoup de rues ne sont pas goudronnées, les habitations semblent moins bien entretenues. Mais je n’ai rien vu de véritablement insalubre. C’est d’ailleurs à Kaesong que j’ai vu le plus de panneaux solaires, beaucoup d’appartements en sont équipés, on les installe aux fenêtres. C’est certainement un moyen pour eux de pallier à la pénurie énergétique. Wonsan s’apparente à une station balnéaire, je n’y ai pas vu non plus de pauvreté flagrante. Ce qui m’a frappé là-bas, c’est l’attitude des locaux, qui semblaient plus décontractés qu’à Pyongyang. Sur une place en bord de mer, il y a avait beaucoup d’enfants qui jouaient, faisaient du patin… D’ailleurs, une fois sorti de la capitale, l’un de nos guides a troqué le costard contre un survêtement de sport. Pour la campagne, nous avons parcouru plus de 1300 kilomètres à travers le pays, nous l’avons donc plus traversée que visitée. Mais ces heures passées dans le bus nous ont quand même donné un bon aperçu de l’état des campagnes. Les Nord-Coréens peinent à gérer les déchets plastiques et l’air de certaines régions est polluée par l’industrie lourde, mais en dehors de ça les conditions de vie semblaient correctes partout où nous nous sommes rendus.
Comment s’est passé le contact avec les guides-interprètes qui vous accompagnaient ?
Très bien. Ils étaient très chaleureux. J’ai été étonné par leur sens de l’humour, nous avons pu plaisanter sur de nombreux sujets politiques. L’image que les médias occidentaux véhiculent de leur pays les fait beaucoup rire. Ils se sont également montrés curieux à notre égard, ils ont souhaité voir des photos de la Suisse, des villes dans lesquelles nous habitons, de nos compagnes. Ils ont même demandé à écouter la musique que nous écoutions. Ils souhaitaient aussi savoir comment fonctionnaient les institutions helvétiques. Nous avons passé des heures à parler de l’histoire de leur pays et de leur système politique. Il arrive par contre fréquemment qu’ils bottent en touche lorsqu’on touche un sujet sensible, comme la vie privée de leurs dirigeants. Et au sujet de l’histoire politique du pays, on sent que leurs discours est bien rodé.
Quel est, dans ce que tu as vu, ce qui t’a le plus marqué ?
Le Palais du Soleil Kumsusan. Il s’agit de l’ancien palais présidentiel de Kim Il Sung qui fait désormais office de mausolée. Les corps de Kim Il Sung et de Kim Jong Il y sont embaumés. J’ai rarement vu une telle démesure, que ce soit par la taille de l’édifice ou les matériaux utilisés. C’est gigantesque et la visite est extrêmement solennelle – et surveillée ! C’est certainement le point qui me dérange le plus dans leur système : la débauche de moyens dans tous les édifices à la gloire des leaders et du Parti. Le simple coût de construction et d’entretien de ce genre d’édifices doit être monumental… Quand on connaît les difficultés économiques du pays, il y a quelque chose d’aberrant et de dérangeant. Sinon, c’est clairement l’ambiance de la ville de Pyongyang, de manière générale, qui m’a le plus marqué : l’absence totale de publicité, cette atmosphère surréaliste, créée par le couvre-feu qui résonne à minuit, les affichages de propagande à chaque coin de rue, sur chaque immeuble. Quelque chose de fascinant se dégage de la ville.
Quels sont les points où, par rapport à notre quotidien d’Européens, tu as remarqué les plus grands contrastes ?
La publicité, comme je viens de le dire, puisqu’elle est complètement absente. Quel bien ça fait ! Le sentiment total de sécurité également. Dans quelle ville de trois millions d’habitants voit-on encore de très jeunes enfants se promener seuls dans des rues mal éclairées le soir ? J’ai aussi été frappé par l’impression que chaque habitant participe (ou est forcé de participé…) à un effort collectif de redressement de la nation.
Pourrais-tu nous citer en quoi, selon ton expérience, consistent le point le plus positif et celui le plus négatif des réalisations du régime ?
Ce serait peut-être osé de répondre que le point le plus positif est la suppression totale de la criminalité, quand on imagine le degré de répression exercé par l’Etat… Pourtant, quand on vient de certaines villes européennes particulièrement criminogènes, on se dit qu’on serait peut-être près à quelques sacrifices pour regagner ce sentiment de sécurité. J’ai également été impressionné par le sentiment de cohésion nationale (là aussi, certainement en grande partie forcée). Les gens avec qui nous avons pu parler semblaient convaincus d’appartenir à un ensemble qui vaut plus que la simple somme des individualités. Cette perspective holistique de la citoyenneté a pratiquement disparu chez nous. Mais tu t’en rends compte, c’est difficile d’évoquer de manière convaincue une réalisation exclusivement positive du régime quand on sait par quels moyens celui-ci y parvient. Je pense que l’absence totale de publicité, le fait que tout le monde soit logé et nourri (on prétend également que tout le monde est soigné) aux frais de l’Etat, peuvent être évoqués comme des réelles réalisations positives, au sens où elles ne découlent pas forcément d’une répression. Pour le point négatif, et je parle uniquement de ce que j’ai vu, je citerais la démesure du culte de la personnalité des dirigeants et l’hermétisme culturel.
As-tu pu avoir un contact avec la population ? Que peux-tu nous dire au sujet des Nord-Coréens sur le plan humain ?
Notre programme était tellement chargé (à notre demande), que nous n’avons pas souvent pu prendre le temps d’échanger avec la population. C’est un regret que j’ai après mon voyage, d’autant plus qu’on sent que les programmes ne sont pas conçus pour nous intégrer à la population locale. Ainsi les bars sont-ils très nombreux à Pyongyang, mais on ne vous fait pas rentrer dans ces établissements. Nous avons quand même eu quelques échanges. Je dirais que sur le plan humain, les Nord-Coréens font preuve de curiosité et d’une grande amabilité. Lorsque je saluais les passants en me promenant à Pyongyang, tous me rendaient mes salutations avec un large sourire. Les gens avec qui nous avons échangés se montraient extrêmement touchés, par notre présence dans leur pays et par nos intentions bienveillantes ou notre curiosité à leur égard. Comme beaucoup d’autres peuples asiatiques, ils font également preuve d’une grande réserve sans pour autant se montrer froids.
Tu as beaucoup insisté sur cette idée d’une atmosphère particulière et tu m’as parlé une fois, à propos de ce type de voyage, de « trip émotionnel ». Qu’est-ce que tu entends par là ?
Personnellement, j’ai véritablement ressenti des décharges émotionnelles très fortes lors du voyage. Voir ces gens, convaincus de leur discours – parce que bercés depuis toujours par les récits de la grandeur de leur nation et de leurs dirigeants – faire preuve d’autant de stoïcisme et d’abnégation, c’est extrêmement touchant. Voir le personnel, beaucoup trop nombreux quand vous êtes les seuls clients, d’un hôtel perdu dans la campagne se démener pour vous servir, quand on se contenterait de bien moins… ça a quelque chose de déchirant. Je n’ai perçu aucun cynisme, ni dans les discours ni dans les attitudes. Dès lors, leurs comportements paraissent tous très sincères. Tout comme leur attachement à ce qu’ils considèrent comme étant un idéal de société et qu’ils tentent de maintenir à flot envers et contre tous. C’est également très touchant de les entendre parler de l’histoire de leur pays, la péninsule coréenne étant un territoire sacrifié. Ils regrettent énormément la séparation du territoire. Humainement et émotionnellement, il s’agit du voyage le plus fort que j’ai pu faire, et de loin.
Compte tenu de ce que tu as vu là-bas, penses-tu qu’on peut qualifier le régime nord-coréen actuel de socialiste (ou de communiste) ?
C’est difficile à dire. Mais je crois effectivement que la Corée du Nord s’en approche plus que l’URSS ou que la Chine d’antan, au sens où les privilégiés sont certainement moins nombreux. J’ai cependant lu à plusieurs reprises que la société se divisait en différentes castes définies par un indice de loyauté au régime. C’est très difficile de se faire une opinion sur le sujet, même en étant sur place. Quand on pose la question de l’égalité ou des privilèges aux guides, leurs réponses vantent une réussite égalitaire. La réalité doit en être bien éloignée, mais c’est impossible d’en savoir plus.
Tu es actif en Suisse dans les milieux du cinéma, comme journaliste et comme critique. Je crois savoir que nous avons en commun une certaine curiosité pour le cinéma nord-coréen. Quelles impressions t’ont laissé les films que tu as vus ?
Un peu les mêmes que ma visite du pays. Il y a quelque chose de touchant dans la dévotion absolue exprimée – avec beaucoup d’emphase – dans les différents films que j’ai vus. On y retrouve aussi une forme de naïveté dans la représentation des rôles occupés par chacun. Je n’ai pas connaissance d’un autre cinéma contemporain qui soit autant mis au service d’une idéologie. Techniquement, ils sont par contre très éloignés de ce qui se fait actuellement en Chine, en Corée du Sud ou dans à peu près n’importe quel autre pays asiatique.
Quel conseil donnerais-tu à des Européens qui seraient tentés d’aller vérifier tes dires par eux-mêmes ?
D’y aller, avant que ça change, de ne pas sombrer dans la psychose une fois sur place, et de ne pas hésiter à aborder tous les sujets avec ses guides, tout en restant précautionneux dans la manière de le faire. Essayez de demander à vous promener simplement à Pyongyang, c’est très agréable et c’est la meilleure manière de se faire une idée de l’atmosphère qui y règne.
Propos recueillis par David L’Epée
1 www.filmexposure.ch
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