Entretien avec Stefano Vernole du CeSEM : la géopolitique et l’eurasisme vue d’Italie
Entretien avec Stefano Vernole, cofondateur du think tank italien de géopolitique CeSEM et de la revue eurasienne Eurasia
Monsieur Vernole, pouvez-vous vous présenter ? Quel est votre parcours, humain autant que professionnel ?
J’ai obtenu mon diplôme d’histoire contemporaine à Bologne en 1996 avec une thèse sur la question palestinienne. Quelques mois plus tôt, j’avais commencé à m’intéresser à la géopolitique en suivant le conflit en ex-Yougoslavie. C’est en voyageant là-bas (Croatie, Serbie…) que j’ai vérifié par moi-même que ce que les médias italiens nous racontaient ne correspondait pas du tout à ce qui se passait sur le terrain. À partir de là, j’ai développé un intérêt particulier pour les dynamiques internationales jusqu’à ce que je découvre la vraie géopolitique en 1999 (lors de l’agression de l’OTAN contre la Fédération yougoslave) grâce à des chercheurs comme Carlo Terracciano, Claudio Mutti et Dragos Kalajic. Ensuite, j’ai pris la décision, en 2003, de fonder, avec d’autres, le magazine d’études géopolitiques Eurasia, qui est toujours actif aujourd’hui et dont je suis actuellement le rédacteur en chef adjoint. Par la suite, j’ai obtenu un deuxième master en Analyse des conflits, des idéologies et des politiques dans le monde contemporain, en me concentrant principalement sur le Kosovo.
Le CeSEM, Centro Studi Eurasia-Mediterraneo (Centre d’Etudes Eurasie-Méditerranée) a été fondé en 2012. Quelles sont ses origines ? Qu’est-ce qui vous a poussé à créer, avec d’autres, cette structure ?
Après plusieurs années de conférences et d’articles, j’ai ressenti, avec d’autres personnes plus jeunes, le besoin de développer une véritable association qui agirait à 360°, en traitant non seulement de géopolitique mais aussi de questions purement culturelles, économiques et de coopération internationale. Le Centro Studi Eurasia Mediterraneo (CeSEM) propose certes des publications imprimées mais concentre ses thèmes principalement sur le web, devenant ainsi un véritable terrain de formation même pour les auteurs débutants (stages auprès d’universités, cours d’analystes et articles de fond sont les aspects les plus pertinents). Cela nous a permis de créer une bonne relation également avec les centres étrangers qui souhaitent se faire connaître en Italie et qui trouvent un espace important sur notre site web. Il s’agit donc non seulement de la diffusion et du partage d’idées, mais aussi d’un laboratoire pour de nouvelles relations entre les personnes.
Sur votre site web, vous présentez le CeSEM comme un think tank pour l’analyse du multipolarisme. Aujourd’hui, tout le monde parle de multipolarisme. Comment le définissez-vous ?
En ce qui nous concerne, nous pensons que le multipolarisme est le seul moyen de préserver le monde tel qu’il est, avec ses légitimes différences culturelles qui sont aujourd’hui mises en danger par le projet unipolaire américain qui voudrait « faire du monde entier comme l’Amérique ». Cela signifie non seulement le respect des différents modèles de développement entre les pays, mais aussi la non-ingérence dans les affaires intérieures des États souverains. Cela implique également l’opposition à un certain modèle de développement turbo-libéral basé sur le capitalisme financier. Ce n’est pas un hasard si le format BRICS fonde son alternative à la domination du dollar sur la création d’une nouvelle monnaie émise par les pays propriétaires de matières premières, c’est-à-dire l’économie réelle contre l’économie spéculative engendrée par le bloc occidental. C’est aussi la défense des valeurs traditionnelles contre l’idée d’une société « liquide » où l’homme n’est qu’un consommateur global et où l’économie domine la politique (en fait, où la finance domine tout le reste), une vision dans laquelle les communautés et les nations ont encore un sens face à l’individualisme matérialiste, tout en reconnaissant la nécessité d’une promotion sociale.
Qui sont les auteurs de référence de CeSEM ?
Nous n’avons pas d’auteur de référence en particulier, mais il y a certainement des écrivains qui ont été importants pour notre formation culturelle. Nous avons déjà mentionné Carlo Terracciano, mais certains livres d’Alain De Benoist dans le passé ont certainement été importants pour nous éclairer. Aujourd’hui, nous avons entamé une collaboration plus ou moins permanente avec Andrew Korybko (1), puis il y a des analystes géopolitiques vraiment intéressants comme Pepe Escobar, ainsi que de nombreux autres auteurs russes, chinois, indiens et pakistanais plus ou moins connus. Nous avons essayé de donner une place particulière à la géo-économie – avec de nombreux auteurs anglo-américains ou d’Europe du Nord (Michel Chossudowsky, Paul Craig Roberts ou William Enghdal par exemple) – qui, au moins jusqu’à la période Covid-19, était à l’origine de changements mondiaux vraiment importants – il suffit de penser au projet chinois Belt and Road Initiative. Personnellement, étant d’inspiration nietzschéenne, j’essaie de faire la meilleure synthèse possible de ce que je lis ou écoute, puis d’aboutir à une pensée plus ou moins originale. Je suis assez systématique, je crois qu’il faut toujours s’adapter aux nouvelles circonstances sans pour autant dévaloriser la substance.
Quelles sont les actions actuelles du CeSEM et ses projets pour l’avenir ?
Nous poursuivons actuellement nos activités dans deux directions, l’une plus médiatique et l’autre plus fondamentale, mais toutes deux également importantes. Le premier volet est un réseau dense de relations et de rencontres entre les institutions politiques et économiques eurasiatiques et italiennes; nous devons faire comprendre aux gens que les relations personnelles peuvent aider à surmonter les difficultés géopolitiques pour le bien commun. Seule la connaissance mutuelle favorise le respect et finalement la coopération. Le second volet est basé sur une large série de rencontres, de conférences, de conventions, etc., en collaboration avec de petites associations culturelles et universitaires, activités nécessaires à l’éducation des plus jeunes en particulier, ou pour donner des réponses non triviales à ceux qui se posent des questions sur ce qui se passe dans le monde. Nous avons aussi une activité purement métapolitique qui n’exclue pas les projets orientés vers le tourisme, l’internationalisation des entreprises et une véritable analyse géopolitique. Un objectif important a été atteint cette année, lorsque le CeSEM s’est inscrit au registre national du troisième secteur (organisations volontaires et promotion sociale), avec la possibilité de recevoir des contributions par le biais du 5×1000. À l’avenir, nous souhaitons étendre nos activités au contexte scolaire et universitaire, car nous pensons que les jeunes méritent mieux que ce dont ils sont actuellement abreuvés par le système médiatique officiel italien et international.
Certains d’entre vous sont francophones. Quels sont vos liens avec la France et, plus généralement, avec la francophonie ?
En fait, la France a exercé une influence importante, car j’ai abordé la géopolitique en lisant des auteurs français. Non seulement De Benoist mais aussi ceux du courant catholique comme Henry Coston et Pierre Faillant de Villemarest, François Thual et la revue Hérodote. Grâce à son héritage gaulliste, la France a toujours été la principale référence en Europe pour ceux qui cherchaient une alternative à l’OTAN et à l’ordre mondial américain.
Or, il me semble que la France est également entrée dans une crise profonde à cet égard, elle a perdu non seulement son identité messianique, comme dirait Brezinski, mais aussi sa capacité à protéger ses principes historiques. Les militaires français eux-mêmes, sauf exception, me semblent être tombés dans le piège de Washington de la « défense de l’Occident », de sorte que si sur la Russie ils dévient légèrement – sans toutefois affecter le moins du monde la posture géopolitique du pays – sur la Chine ils finissent par s’aplatir totalement sur la stratégie atlantiste. Il est évident que cette action d’infiltration dans les structures de sécurité françaises, initiée par les services secrets américains à partir de la présidence de Chirac, est en train de réussir ; par conséquent, si la France est absente et que l’Allemagne suit sa propre voie en raison des problèmes économiques internes bien connus découlant de la politique antirusse et antichinoise de l’OTAN, il n’y a plus de possibilité pour l’Europe de créer un projet autonome par rapport à Washington.
Vous consacrez une attention particulière à la Chine, avec des analyses, des écrits et une conférence tout à fait remarquable. Qu’est-ce qui a poussé le CeSEM à s’intéresser de près à ce pays ?
On peut dire que l’intérêt pour la Chine a décollé en même temps que la fondation du CeSEM. Cela faisait plusieurs années que je m’interrogeais sur la nécessité de trouver une alternative positive à l’ordre mondial américano-centré, et pas seulement une alternative de contestation. Lorsque j’ai commencé à étudier en profondeur la stratégie géopolitique chinoise, j’ai compris que la République populaire serait la bonne ; en particulier, le projet terrestre et maritime des Nouvelles Routes de la Soie incarne parfaitement cette pensée. Il s’agit, en fait, de la seule construction géoéconomique adaptée à la relance de l’économie mondiale après la crise financière exportée par les États-Unis dans le monde entier en 2008-2009. Sa philosophie est également parfaitement adaptée à la géopolitique eurasienne telle qu’elle a été esquissée il y a près de 20 ans par Alexandre Douguine, à savoir une mondialisation multipolaire et non unipolaire comme celle menée par les États-Unis après la dissolution de l’Union soviétique. Il s’agit de dépasser la logique des blocs, du protectionnisme et du nationalisme exclusiviste, pour embrasser le concept d’une « communauté partagée pour l’humanité », où les différences historiques et culturelles sont respectées et non annulées, le tout en une logique gagnant-gagnant. Il sera désormais très intéressant de voir comment Pékin adaptera son projet à la tentative américaine de recréer une nouvelle « guerre froide » entre les États autocratiques et libéraux-démocratiques, comme on l’appelle à Washington. Le rétablissement d’un système bipolaire dans un monde de plus en plus multipolaire sera toutefois difficile. Cela dépendra de l’issue du conflit que la Russie mène actuellement en Ukraine contre l’OTAN ; le poids militaire de Moscou dans ce jeu stratégique sera toujours déterminant.
Le monde semble se diriger vers une recomposition géopolitique. Quelle est, selon vous, la situation de l’Europe dans cette recomposition ?
La situation de l’Europe est dramatique. Elle a même perdu cette centralité économique qui avait au moins contribué à occulter tous les autres défauts. La crise énergétique, inflationniste et potentiellement financière actuelle risque de faire déflagrer bientôt toutes les contradictions d’un continent sans identité politique, sans instrument militaire indépendant et surtout souffrant du pire conformisme à l’américaine. L’obsession des « droits de l’homme » et des « minorités » a contribué à la perte totale du bagage identitaire que le Vieux Continent a porté pendant des siècles. Face aux jeunes peuples d’Afrique ou d’Asie, l’Union européenne est dépourvue de toute stratégie inclusive et rationnelle. Elle manque d’un « sentiment commun » et d’une force d’idées, restant une péninsule aux confins de l’Eurasie, elle n’a aucune chance de s’émanciper de la tutelle de Washington. Entre-temps, le reste du monde a compris le moment de plus en plus multipolaire. Chacun suit son propre intérêt national et exploite toute la marge de manœuvre que cette situation lui donne. Une implosion de l’Union européenne serait bénéfique, les différents États-nations gagneraient en liberté d’action et le projet européen pourrait être relancé sur des bases totalement différentes à l’avenir.
L’Italie est géographiquement centrale dans la Méditerranée. Géopolitiquement, elle a toujours été orientée vers les Balkans. Elle entretient de bonnes relations avec la Russie, la Turquie et l’Azerbaïdjan, au grand dam de la Grèce et de l’Arménie. Ces positions font de l’Italie une sorte d’outsider dans la cacophonie de l’Europe de Bruxelles. Quelle est, selon vous, la situation actuelle et le potentiel de l’Italie ?
Le potentiel est élevé, et ce, en raison de l’histoire et de la culture italiennes, qui ont toujours été étudiées avec intérêt à l’étranger. L’Italie pourrait aspirer à devenir, dans ses deux zones d’intérêt géopolitique primaire, les Balkans et la Méditerranée, un facteur de stabilisation, mais étant totalement subordonnée au lien extérieur euro-atlantique, elle a subi une série d’échecs retentissants au cours des 30 dernières années. Le fait qu’elle ait toujours plus ou moins approuvé toutes les interventions militaires directes, indirectes et les sanctions voulues par les États-Unis lui a déjà partiellement aliéné la sympathie naturelle dont elle jouissait dans ces contextes géographiques. Sans parler des dommages économiques ; l’Italie, parmi les économies européennes, est celle qui s’est le moins développée depuis la dissolution de l’URSS et qui n’a résolu aucun de ses problèmes les plus anciens, du déséquilibre Nord-Sud à la construction d’infrastructures modernes capables de connecter pleinement le pays. Le conflit contre la Russie est malvenu, même dans les cercles militaires italiens, mais aucun homme politique de premier plan n’a le courage de s’opposer au courant dominant, de sorte que les différents gouvernements s’alignent totalement sur la propagande atlantiste.
Merci pour cet échange, nous vous laissons le dernier mot !
Je vous remercie pour cette aimable interview et j’espère que les relations italo-françaises pourront bientôt être ravivées sous la bannière du multipolarisme, du désir de souveraineté nationale et des racines européennes communes des deux pays. L’Italie et la France ont beaucoup en commun et, souvent, les meilleurs auteurs des deux nations ont eu plus de succès de l’autre côté des Alpes que chez eux, signe d’un fort intérêt mutuel.
Site internet du CeSEM : http://www.cese-m.eu/cesem/
- Géopolitologue, auteur et analyste politique russe, il collabore pour plusieurs revues, sites internet et centres de recherche universitaires de Russie. [N.d.A.]
- Méthode de financement public propre à l’Italie. [N.d.A.]