Entretien avec Rémi Soulié : soyons les gardiens de notre « citadelle intérieure »
Né en Rouergue, essayiste et critique littéraire, Rémi Soulié a consacré plusieurs ouvrages à de grandes figures de la littérature et de l’esprit français (Charles Péguy, Dominique de Roux, Aragon, le Curé d’Ars…). Il poursuit une réflexion sur l’enracinement comme vérité politique et spirituelle de l’être.
R/ Quels sont les auteurs qui vous accompagnent en ce temps de confinement ?
Etant avide de lectures, pratiquant assidu du vice impuni et des colloques silencieux, je me confine en temps ordinaire autant que le permet l’accomplissement de mon devoir d’état. C’est vous dire si j’ai le sens de la liturgie. En ce temps extraordinaire, je n’ai pas changé mes bonnes habitudes quoique mon esprit soit parfois un peu troublé par la situation extérieure, mais pas au point d’éprouver le besoin de réorienter mes lectures. Si tel était le cas, il est probable que je relirais les Pensées de Marc Aurèle et les maîtres stoïciens.
Je continue donc, à l’exemple du Neveu de Rameau, de suivre mes pensées qui sont mes catins en écrivant L’Ether, un essai qui s’inscrit dans le prolongement de Racination. En l’occurrence, cela m’amène, depuis plusieurs mois maintenant, à explorer le Corpus hermeticum et sa postérité néo-platonicienne, jusqu’à Jung. La compagnie des poètes et des philosophes, qui m’a toujours été indispensable, l’est plus encore, s’il se peut, pendant la période que nous traversons.
R/ L’incertitude de cette situation est une nouveauté pour beaucoup de personnes. Pensez-vous que ce bouleversement des habitudes de nos contemporains ouvre une nouvelle époque dans la pensée collective ?
Si l’on entend par « pensée collective » une modification du climat mental, il n’est pas exclu que celui-ci demeure lourd et chargé d’orages. Qu’ils éclatent n’est pas forcément négatif – au contraire, même, dès lors qu’un déluge noierait les imposteurs. A l’instar du sage taoïste qui s’enferma dans une cabane pendant trois jours afin de se recentrer dans un pays qui ne l’était plus et de pouvoir ainsi répondre au souhait des habitants qui attendaient la pluie, je préfèrerais la rosée à l’orage mais je crains que nous n’en soyons pas dignes (le sage en question, en effet, ne fit pas tomber la pluie mais la neige, ce qui est beaucoup mieux).
Il est à craindre aussi que la nouvelle ère historiale ne tarde à s’ouvrir même s’il est de notre devoir de continuer à la préparer, à temps et à contre-temps. Nos contemporains subissent encore la fascination du Dispositif et l’inconnu fait peur, autant et plus que le coronavirus. Pour moi, cette crise confirme – s’il en était besoin… – le bien-fondé de ce que nous sommes nombreux à penser. Au mieux, nous serons encore un peu plus nombreux mais il faudra du temps avant le retour du politique, seul à même de pouvoir concrétiser nos aspirations. La démocratie libérale et représentative fera tout, juridiquement, pour le retarder ou le neutraliser. Reste ce que Dominique Venner appelait l’ « imprévu dans l’Histoire », en l’occurrence, un soulèvement révolutionnaire tel que le mouvement des Gilets jaunes en fut, peut-être, la préfiguration, ou une apparition providentielle de type johannique.
R/ On assiste à un retour à l’essentiel, le local devient une valeur sûre. Cette revanche des terroirs est pour vous un signe qu’un (ré)enracinement est toujours possible ?
Oui, parce que la démesure titanique est périlleuse et qu’elle est toujours châtiée : Zeus rend fous ceux qu’il veut perdre (Euripide) mais… où croît le danger croît aussi ce qui sauve (Hölderlin). La mondialisation est une répétition de Babel-Babylone fondée sur une série d’erreurs anthropologiques, métaphysiques et même cosmologiques, une incompréhension de l’unité du fini et de l’infini due, en l’occurrence, à un désordre du désir qui se manifeste au plan psychologique par l’avidité. Les incantations politiciennes à la fameuse « proximité » relèvent dans ces conditions de la compensation la plus pitoyable : le « logiciel » technocratique fait toujours pièce au « logos ». Une fois encore, il faut imiter le sage qui se connecte au « Ciel » du Tao plutôt qu’au Dispositif. C’est un problème de branchement. Pour le dire en termes occidentaux, nous devons renouer collectivement avec l’ordre symbolique, seul remède à la psychose. Le « collectif », donc le politique, est-il toutefois encore possible à l’ère des monades nomades ? Je n’en sais rien. Sans doute faudrait-il que survienne un danger bien plus grave que le Covid-19 pour le vérifier – une guerre, par exemple.
En attendant, selon la précieuse sagesse des nations, « Nécessité fait loi » : il est toujours possible de recourir aux forêts physiques et métaphysiques et, le moment venu, de sortir du bois, escorté par les arbres et les sangliers.
R/ Le géographe anarchiste Élisée Reclus avait défini l’ « Homme » comme « la Nature prenant conscience d’elle-même ». Cette crise sera-t-elle porteuse d’un retour à ce lien perdu pour vous ?
Il faut l’espérer mais il faut tout autant faire preuve de prudence. Le Dispositif, qui est enragé, ravage et dévaste la nature depuis au moins la révolution galiléo-cartésienne – c’est pourquoi je suis soucieux d’une réflexion radicale. L’enlaidissement du monde est fulgurant ; la haine de la beauté l’est tout autant. Il semble d’ailleurs que le plus pressant, pour nos contemporains, soit de « relancer la machine », donc, de recommencer « comme avant ». Fascinante puissance de l’hypnose somnambulique face à la production-consommation ! La vie – bonne ? – dépend du « niveau de vie », lequel est indexé sur le « pouvoir d’achat ». Règne de la quantité, donc, règne des castes les plus basses, de plus en plus ouvertement acoquinées – pour des motifs clientélistes – avec les Chandâlas importés (ce que Nietzsche résumait d’une formule : « Plèbe en haut, plèbe en bas »). Le désastre est à peu près total. Nous devons boire le calice jusqu’à la lie, comme Osiris, Dionysos et le Christ, ce qui devrait nous donner un peu de courage en vue de la résurrection.
R/ Quelle place pour la spiritualité dans cette épreuve ?
Dans une société correctement ordonnée, elle devrait être la première, chacun ayant par ailleurs sa place selon sa vocation et sa qualification – en bon indo-européen, lecteur des Lois de Manu (antidote aux lois de Manu Macron notamment), j’ai ainsi fait allusion aux Brahmanes, aux Kshatriyas, aux Vaishyas, aux Shudras et aux hors-castes. C’est une manière d’en appeler à ceux qu’Evola appelait les « hommes différenciés » contre « les hommes sans qualité » (Musil), les hommes de la quantité qui forment le « gros animal » livré à lui-même, une manière de Cyclope ou d’Hécatonchire dont l’élément est le chaos.
Puisque j’ai évoqué Marc Aurèle, soyons les gardiens de notre « citadelle intérieure » et, autant que faire se peut, des ruines de la « cité ». En termes taoïstes et évoliens : chevauchons le tigre. Soyons ainsi des veilleurs qui cueillent moins le jour qu’ils ne se recueillent devant lui, autant que devant la nuit sacrée de l’Hespérie.
A lire de Rémi Soulié:
- Nietzsche ou La Sagesse dionysiaque, Points, 2014
- Pour saluer Pierre Boutang, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2016.
- Racination,Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2018