Entretien avec Rémi Soulié : Hermès, le messager du sacré dans le monde moderne.
Vous venez de consacrer un court essai à la figure du dieu Hermès. Divinité de la communication et des échanges, il incarne le lien entre le Profane et le Sacré pour vous ?
En effet. On pourrait même dire qu’il incarne le lien, tout court, ou mieux encore, qu’il l’est. Hermès est cependant moins un dieu lieur, comme dirait Dumézil, qu’un dieu « relieur » des « états multiples de l’être », pour parler cette fois comme René Guénon. Il voyage, il circule sur tous les degrés ou barreaux de l’échelle cosmo-ontologique. C’est un dieu mobile, souvent insaisissable, porteur des messages de Zeus, donc, en tant que tel, d’une connaissance royale et sacrée.
On peut toutefois se demander si la distinction entre le sacré et le profane, dans le monde grec, est aussi marquée que celle de César (le temporel) et de Dieu (le spirituel) dans le christianisme, même si celle-ci fut souvent difficile à définir et, a fortiori, à maintenir durant l’âge chrétien. Le divin, dans le monde grec, est en effet omniprésent – les dieux, affirme Héraclite, sont aussi dans les cuisines – au point que l’on peut s’interroger sur l’existence d’un espace profane, hors celui que les hommes « découpent » (temnein)…pour en faire un sanctuaire (téménos). Dans un monde aussi profané que le nôtre, un tel sens du divin est devenu inconcevable. Sans doute pourrait-on d’ailleurs lire l’histoire religieuse de l’Europe comme celle de l’éloignement du divin dans la transcendance, sa « relégation » dans l’espace consacré du tabernacle ou le sacrement eucharistique catholique, puis sa disparition qui vient, si j’ose dire, « consacrer » l’ère du vide, le nihilisme dans lequel nous sommes plongés. Il s’agit, bien entendu, d’un sacrement « au noir ».
Divinité proche des humains, Hermès est un passeur d’âme. La connaissance sacrée que porte ce dieu implique d’être attentif à sa présence. Comment retrouver cette présence au divin dans la mondialisation du nihilisme que nous vivons sans tomber dans les dérives du New Age ?
C’est évidemment très délicat. Le New Age, qui hérite pour une part du théosophisme – au sens que René Guénon donna à ce terme – est une « religiosité » syncrétique, comme telle, anti-métaphysique, que ses défenseurs conçoivent peut-être comme une « religion » possiblement mondiale et humaniste susceptible de donner à la mondialisation son supplément d’âme. Elle satisferait ainsi les exigences du marché, y compris sur un plan que l’on peine à dire « spirituel ». Cela reviendrait à faire fi du génie politique et religieux des peuples ; plus encore, à parodier la Tradition primordiale.
Au point où nous en sommes réduits, je ne vois pas ce qu’il est possible de faire sur un plan collectif. Nous avons oublié l’Être, pour parler la langue de Heidegger, et s’il dépend de nous de retrouver la mémoire, il me semble que les conditions collectives n’en sont pas encore réunies. Nous pouvons en revanche penser et vivre deux choses à titre individuel : voir dans notre nuit une nuit elle-même sacrée (c’est ce que fait Hölderlin en pensant le détournement ou la volte des dieux en même temps que le retournement natal ou patriotique) ; ouvrir notre âme au divin qui, paradoxalement, est toujours là – même si nous ne le percevons plus, donc – parce qu’il ne saurait en être autrement. Autrement dit, nous devons penser et vivre le divin à la fois sur le mode de l’absence et de la présence. Nous serons ainsi au cœur de la coïncidentia oppositorum – de l’union des contraires – qui le manifeste toujours. Plus concrètement, la nature, si torturée soit-elle par les Modernes, demeure pour qui sait voir un sanctuaire. Une échappée vers le ciel nocturne, étoilé, demeure toujours possible. La verticalité, dès lors que nous-mêmes restons debout, nous appelle et nous fait signe. Il faut être attentif aux signes, aux paroles du Liber mundi. Les quatre éléments (la seule perception de l’air, par exemple) relèvent de la merveille, si polluée soit-elle trop souvent. Sans doute une certaine solitude est-elle également nécessaire pour être à l’écoute ; un certain silence, aussi, toutes choses devenues luxueuses à l’ère des masses et de la quantité. Le retrait, qui n’est pas une retraite mais une conquête, s’impose parfois. Il me semble que, dans ce domaine, tout est plus simple, plus immédiat que nous ne le pensons d’ordinaire. Pour voir les théophanies, il faut soulever le voile de l’illusion spectaculaire et briser l’écran du rationalisme étroit.
Il y a un paradoxe dans le rapport des européens à la modernité. Ils en furent les créateurs et les victimes depuis l’origine du phénomène. Comment expliquer la naissance et le développement de cette rupture radicale avec la tradition ? Pensez-vous qu’une autre voie , la « voie d’Hermès », s’offre à nous avec la fin de cette globalisation du matérialisme et de la démesure ?
Je partage ce diagnostic : nous vivons une forme de tragédie. Il est toujours possible de faire la généalogie du désastre. Son origine variera selon les généalogistes eux-mêmes : 1883 (Péguy), 1789 (l’école contre-révolutionnaire), « la crise de la conscience européenne » (1680-1715) analysée par Paul Hasard, Philippe le Bel (la mainmise des légistes sur le pouvoir politique et le reflux de l’autorité spirituelle), la scolastique (triomphe d’Aristote sur Platon), Socrate-Platon-saint Paul (Nietzsche), le péché originel… Là encore, il me semble que Guénon et les métaphysiciens de l’Inde sont les meilleurs interprètes : nous sommes à la fin d’un cycle, la chute s’accélère d’une manière vertigineuse mais, au dernier moment, pour reprendre la formule de Platon, « le dieu reprend le gouvernail » et inaugure un nouveau cycle. Nous sommes tombés si bas, dans notre désastre, que nous avons oublié « l’astre ». Nos contemporains prennent même cet enfer techno-démo-ploutocratique pour le paradis ! Nous aurions tort de trop nous en émouvoir tant ce désordre fait lui-même partie de l’ « ordre des choses » : naissance, croissance, apogée, déclin, mort, renaissance, etc. Notre devoir est de rester fidèle au poste, de témoigner et de ne rien abdiquer du Bien, du Beau et du Vrai.
La voie d’Hermès court toujours d’une manière souterraine, comme une rivière ou, pour user d’une autre métaphore chère aux Romantiques allemands, comme un filon minier. Elle demeure, intangible, lorsque les exotérismes religieux et les idéologies défaillent. Ce « cours » souterrain ne peut toutefois être un recours que pour quelques-uns, un petit nombre – non par orgueil intellectuel ou je ne sais quel élitisme (on sait combien ce mot est frelaté, ne serait-ce que par l’usage qu’en font « nos élites » autoproclamées qui, dans une société normale, seraient pour la plupart d’entre elles préposées au nettoyage des latrines) : parce que cette vocation spéculative et opérative ne concerne que peu d’appelés (ce qui, d’ailleurs, explique très largement le système des ordres ou des castes). La « naissance », aujourd’hui, ne signifiant rien (je n’aurai pas la cruauté de me référer aux familles « royales »…), je crois que c’est au sein du peuple (si abruti soit-il par la matrice et le spectacle) que se trouvent les éléments les plus sains – d’où la répression féroce dont il fait l’objet quand il se soulève sans la permission des oligarchies syndicales, qui travaillent main dans la main avec les oligarchies financières. On lui dénie d’ailleurs toute existence en nommant « quartiers populaires » les lieux d’où il a été précisément chassé. Flatus vocis, nomina nuda tenemus… C’est ce que l’on appelle la démocratie, « le moins profondément peuple de tous les régimes », comme dit Péguy.
Hermès Trismégiste est une incarnation fascinante de la divinité. Pouvez-vous revenir sur l’origine de son enseignement ?
Comme tout ce qui est grand et authentiquement originel, elle est anonyme et orale – non-humaine, pourrait-on dire également. Ce que le positivisme scientiste en dit n’est pas significatif, bien que j’en fasse aussi état dans Les Métamorphoses d’Hermès. La gnose hermétique participe, selon les modalités qui lui sont propres, de la Tradition primordiale. Elle est un « dépôt », un « centre » spirituel qui récapitule ce qui a toujours et partout été su, jusqu’au règne contemporain de l’ignorance sûre d’elle-même et triomphante. Nous vivons en effet une effroyable période, dans laquelle l’abêtissement de masse passe pour le nec plus ultra du savoir démocratisé. Les Lumières n’ont servi qu’à mettre la Lumière sous le boisseau. Ce fut un tour de bonneteau, comme le sont les élections. Péguy a fort bien décrit ce monde politique de tricheurs lancé aux trousses des mystiques. La horde est de plus en plus enragée tant les peuples sont de moins en moins dupes – d’où une répression de plus en plus intense.
L’hermétisme est une pensée de la non-dualité pour vous ?
Exactement. Elle est dans l’ordre cosmologique ce qu’est le Vedanta dans l’ordre métaphysique : une manifestation de l’identité suprême, au-delà de tous les dualismes apparents et de toutes les scissions ; elle est la synthèse qui inclut l’analyse, le symbole qui inclut les diableries (les divisions, si l’on préfère) – c’est pourquoi elle sent parfois le soufre, lequel entre donc dans la composition de cette suave flagrance, fût-ce après distillation et dissolution.
L’Alchimie est une forme d’hermétisme actif ? Quelle place tient la tradition alchimique dans la pensée européenne ? CG Jung pensait que l’Alchimie était une métaphore de la transformation de l’Âme à travers la vie. La symbolique de la transformation et la conversion dans l’Alchimie est un chemin initiatique intérieur pour vous ?
Oui : l’alchimie est la voie royale de l’hermétisme car en elle « fusionnent » le laboratoire et l’oratoire. D’un point de vue méthodologique, l’astrologie et la poésie sont aussi des alchimies (l’Alchimie du Verbe de Rimbaud). La réalisation initiatique de l’Adepte passe par l’union, en lui, de la terre et du ciel (autre manière d’évoquer la non-dualité). La transmutation est une divinisation, une manière de prendre conscience de la part divine en lui, lorsque les scories auxquelles il est si attaché ont été brûlées dans son athanor intérieur. Le terme de « conversion » relève plutôt de l’exotérisme religieux ; il est donc « de basse intensité » mais ce qu’il désigne est à peu près analogue.
En ce qui me concerne, je suis engagé dans cette quête, oui, en étant le plus qu’il m’est possible à l’écoute du dit du monde, en m’engageant dans une transformation intérieure qui passe, pour le coup, par une « conversion » du regard sous la direction du « maître intérieur » (il faut se garder du subjectivisme comme de la peste). Je développe ce point dans un livre à paraître, L’Éther, qui est en quelque sorte la suite de Racination. Plus précisément, j’évoque le « yoga poétique » (je mesure ce que la formule peut avoir d’étrange et de déconcertant mais je crois que cela « se tient » !). La pensée alchimique, en Europe, est présente dans le courant hermétique stricto sensu, bien entendu, dont les représentants sont très nombreux, dans les courants religieux (le plus souvent à leurs marges, cela va de soi), dans les courants philosophiques (on peut la percevoir, notamment, dans ce que l’on appelle l’idéalisme allemand) et dans les courants artistiques et littéraires. Sur le plan scientifique, n’oublions pas non plus que Newton s’intéresse de très près à l’alchimie, ce qui est d’autant plus significatif qu’il est l’un des « fondateurs » des sciences modernes profanes.
L’ouroboros est t-il l’ultime symbole pour représenter l’idée traditionaliste d’éternel retour ?
C’est en tout cas un symbole immémorial, parfaitement traditionnel. La principale difficulté, s’il est utilisé, réside dans ses connotations : depuis la christianisation de l’Europe, le serpent est associé au démon, donc, au mal, et pas au remède et à la guérison (caducées des médecins et des pharmaciens) ou à la résurrection (en raison de sa mue). Nous avons gardé le serpent édénique mais nous avons oublié le serpent mosaïque – en airain et guérisseur.
Le caducée d’Hermès me paraît être un très beau symbole : il unit les polarités autour d’un axe vertical, comme il unit la terre (le serpent est un animal chtonien) et le ciel (les ailes). Quoi qu’il en soit, le symbole et le mythe sont à mes yeux les plus sûres métaphysiques !
A lire :
Rémi Soulié Les métamorphoses d’Hermès, Editions de la Nouvelle Librairie , 80 pages, 7 euros.
A vente sur https://nouvelle-librairie.com
Le numéro 92 de Rébellion sur les rapports de l’art et du sacré : https://rebellion-sre.fr/boutique/rebellion-92/
Pingback: Revue Éléments - Hermès, le messager du sacré dans le monde moderne