Entretien avec Laurent James : Fernandel, entre rire cosmique et révolutionnaire.
R/Fernandel est l’une des « gueules » françaises parmi les plus connues au monde, et ses qualités d’acteur sont indiscutables. Il n’est pas le seul, et on pourrait également évoquer les noms de Jean Gabin, Catherine Deneuve, Louis de Funès et Gérard Depardieu. Qu’est-ce qui vous a poussé à consacrer un essai si intime à Fernandel ?
Je vis à Marseille depuis une bonne vingtaine d’années. À l’époque où je suis arrivé, la ligne TGV n’existait pas encore : c’est-à- dire si j’ai vu la ville changer… Après l’explosion du prix de l’immobilier consécutive à la mise à disposition de la cité phocéenne à trois heures de Paris, d’autres bouleversements la firent entrer dans l’ère de la modernité, dont la nomination au statut de capitale européenne de la culture en 2013 fut l’apogée. Marseille était la dernière ville de France à ne pas avoir subi les changements imposés aux autres à partir de 1945, conservant le modèle d’un centre-ville populaire avec les riches vivant en banlieue. Tout cela a complètement explosé, donnant aujourd’hui lieu à une ville sous domination culturelle parisienne EELV (comme Bordeaux, Lyon, Grenoble, etc.), directement liée à la tiers-mondisation active de la vie urbaine. Je suis intensément nostalgique de ce Marseille archaïque dont je n’ai connu que les derniers feux, et ma passion envers Fernandel d’une part, et l’épopée des saints de Provence d’autre part, est la pente visible de cette nostalgie dévorante. Je crois bien que mon livre est le produit du mélange de ces deux passions…
R/Fernandel est le porteur d’un rire « cosmique ». Nous vivons aujourd’hui une époque de dégradation qui touche à tous les aspects de l’existence, où le ricanement a remplacé le rire, la grimace, le sourire, l’intérêt et l’amitié. Le rire de Fernandel et le rire plus en général, ne serait-il pas, aujourd’hui, révolutionnaire ? Cela dans le sens étymologique du terme, du latin revolutio, donc d’un « retour aux sources » de la vie, tel un baume pour nos temps qui se goinfrent de mortifications de tout genre ?
J’aime beaucoup ce que déclara André Cornu en remettant la Légion d’Honneur à Fernandel : « Vous répandez un sel gaulois sur la flamme claire du rire». Pour une fois qu’un sénateur a de l’esprit…
Le rire de Fernandel, aussi bien que celui qu’il provoque, est d’une inutilité totale en regard du monde économique. Sa bouche est une scène de théâtre médiéval où se bousculent troubadours cariés, ménestrels aphteux et bardes semi-tartrés. Regardez les péripéties rocambolesques d’Adhémar Pomme, mises en scène par Fernandel lui-même en 1951, transposant au cinéma sa propre fatalité à faire rire tout le monde dès l’apparition de son visage burlesque dans l’espace public, déclenchant même l’hilarité des foules endeuillées lors des enterrements, comme lors de celui de son ami Gabriel Signoret. Le film commence d’ailleurs par des funérailles, qui virent à l’effusion générale d’éclats de rires lorsque surgit l’ordonnateur de pompes funèbres à la tête en forme de gargouille de cathédrale. Adhémar a beau ensuite se convertir en infirmier ou souffleur de théâtre, se grimer en mexicain, en femme d’intérieur, … rien n’y fait. Les servantes rient aux éclats quand il leur fait l’amour… Alors, il finit par se faire accepter dans un asile de monstres, où c’est lui qui pourra enfin se foutre de la gueule des autres. Le caractère hénaurme de cette farce animalière, où l’on apprend au passage que cette fatalité du rire est due au fait que sa mère aurait été effrayée par un cheval pendant sa grossesse, est bien similaire à celui de Maître Pathelin ou du Roman de Renart. S’il y a un retour aux sources, il est dans cet amour chez Fernandel du fabliau tragi-comique, dénué de toute culture, de toute référence, directement de plein pied dans le Moyen Âge, comme la poule frénétique que l’on voit courir sur les premières images des Contes de Canterbury de Pasolini.
R/Votre livre donne envie de découvrir ou redécouvrir la filmographie de Fernandel. Quels films conseilleriez-vous et pour quel motif ?
Le premier film qui me vient à l’esprit est Ernest le Rebelle. D’abord parce qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre supplémentaire de Christian-Jaque, et qu’il ne faut cesser de crier sur tous les toits le nom de ce très grand metteur en scène, qui n’a fait l’objet à ce jour d’aucune étude, aucun ouvrage, aucune rétrospective, rien de rien… Un gars qui a réalisé soixante films et autant de téléfilms, qui a fait tourner les plus grands acteurs – et actrices ! – de France, … et auteur d’innombrables adaptations splendides d’œuvres littéraires.
Tiré d’un roman de Jacques Perret, Ernest le Rebelle est une merveille cinéplastique, comme l’écrivait Élie Faure. Un accordéoniste de croisière devient, après de multiples aventures délibérément incompréhensibles, guérillero dans une pampa d’Amérique latine, et ne tarde pas à se confronter à Le Vigan, grimé en gouverneur – ou le contraire !
Fernandel y délivre des chansons absolument irrésistibles – dont Ma Créole (vous trouverez les paroles dans mon livre), en proie à des transes gestuelles vues seulement ailleurs chez les Nègres de Jean Rouch.
Le film fut sublimement caillassé par Rebatet dans les pages de l’Action Française. « C’est une pantalonnade de la plus laborieuse trivialité. L’œuvre de talent de Perret a été livrée à des sots de la plus lourde espèce ». Mais il finit quand même par écrire : « On dégagera la responsabilité des comédiens, en particulier de monsieur Fernandel. Monsieur Pagnol nous montra ce que l’on en pouvait tirer ». Monsieur Fernandel… j’adore !
R/Les films où Fernandel joue ne se réduisent pas à une succession de scénettes gugusses qui visent à chatouiller le diaphragme des spectateurs. On sent que des thèmes sociaux et métaphysiques de premier ordre sont abordés en filigrane. Je songe par exemple à Regain, où les thèmes du « retour à la terre » et celui de la critique de la Modernité sont très présents, ou encore à la série de films de Don Camillo et Peppone. Quel est votre point de vue sur cette question ?
Nombre de films de Pagnol évoquent frontalement le caractère proprement satanique de la ville, un thème également présent chez Giono. La ville est cet endroit spécifique où les pieds ne touchent jamais la terre que par l’intermédiaire du macadam, du béton, du bitume, …, et cette absence de contact organique direct avec les forces chtoniennes de la Vierge Noire est à l’origine de tous les dérèglements citadins.
Chez Pagnol, la campagne est perpétuellement menacée par les hommes venus de la ville, tous séducteurs sans lendemain juste prêts à engrosser les filles ou bien proxénètes endurcis.
Deux films focalisés sur ce thème encadrent la carrière de Fernandel. Vous avez d’abord Angèle en 1934, où Saturnin, un valet de ferme du Garlaban amoureux de la fille de son patron Henri Poupon, va jusque dans un bordel du Panier pour en sortir Orane Demazis et son petit bâtard. Et puis, trente ans plus tard, Le Voyage du père : un très bon film de Denys de la Patellière, où Quantin, un tristissime fermier jurassien, apprend que sa fille coiffeuse est pute sur les quais de Saône à Lyon…
Quant au caractère révolutionnaire de Don Camillo, vous avez entièrement raison. Certains estiment aujourd’hui que cette série de films est désuète (même avec Duvivier ou Comencini aux commandes !), mais il ne faut pas oublier qu’elle était considérée à l’époque comme une authentique œuvre de propagande catholique. Juste avant de recevoir Fernandel en audience privée en 1953, Pie XII venait d’excommunier tous les catholiques adeptes du communisme. Je suis persuadé que le Pasteur Angélique devait se prendre en secret pour Don Camillo luttant contre Peppone…
R/Pouvez-vous nous parler un peu de la préface que Michel Marmin a écrite pour votre livre ?
L’existence de ce livre est entièrement redevable à Michel Marmin… J’aimerais pouvoir écrire un texte à son sujet aussi poétiquement exhaustif que ne l’est son portrait de Jean Parvulesco publié en 2008 dans les pages du Spectacle du Monde. Sa Cinéphilie vagabonde est le dernier moyen possible de vivre le cinéma aujourd’hui. Il m’a fait l’honneur de livrer une préface qui parvient, en trois pages, à évoquer à la fois son univers (Godard, Turpin, Bernard Cavanna), le mien, et la spécificité de la cosmogonie fernandélienne, avec ce ton érudit, léger et sans concession que j’affectionne depuis toujours. Nous partageons évidemment un amour ardent du Moyen Âge, et de ce « cher octosyllabe médiéval » qui structure une chanson de geste liturgique à laquelle je me prends à rêver dans le chapitre « Fernand le ré-enchanteur ».
R/Fernandel acteur français, provençal ou marseillais ?
Surtout pas français. Provençal, ça se discute… Fernandel est un acteur radicalement marseillais, bien sûr, celto-ligure à jamais ! c’est-à-dire à la jointure exacte entre la Méditerranée (voir sa proximité métaphysique avec le napolitain Totò) et la Gaule surnaturelle et enchantée, la Gaule de Pétrone, Honoré d’Urfé et Edmond Rostand (trois massaliotes !), et surtout celle de Sainte Marie-Madeleine, saint Lazare et Joseph d’Arimathie.
R/Merci pour cette interview, je vous laisse le dernier mot !
J’aimerais pour finir relever la présence lumineuse dans ce livre de deux portraits magnifiques de Fernandel dressés par l’enlumineur Pellecuer, l’un en couverture – énigmatique, chic et rêveur, et l’autre intercalé entre la fin du texte et la filmographie fernandélienne – un tourlourou angélique… Ce Paraclet fantassin est la transition idéale vers mon roman en cours de finalisation, qui sera placé sous l’égide de l’Idiotie chevaleresque.
Entretien réalisé par Maxence Smaniotto
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