Entretien avec Francis Cousin : « L’être contre l’avoir ».
L’AUTEUR VENAIT DE PUBLIER UN LIVRE « L’ETRE CONTRE L’AVOIR » SOUS-TITRÉ « POUR UNE CRITIQUE RADICALE DU FAUX OMNIPRÉSENT… »D’UN GRAND INTÉRÊT POUR CE QUI CONCERNE LE REJET DE TOUTE LA DYNAMIQUE NOUS AYANT CONDUIT JUSQU’À L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE DE LA POURRITURE ENVAHISSANTE DU CAPITAL ET NOUS PROPOSE DE NOUS RÉENRACINER DANS L’ANCESTRALE RÉSISTANCE À LA DICTATURE DE L’AVOIR AFIN D’ABANDONNER CELLE-CI ET DE LA SURMONTER DÉFINITIVEMENT.
Rébellion/ Même si un communiste authentique ne ressent pas la nécessité de mettre en avant des détails autobiographiques, vous serait-il possible d’évoquer les étapes de votre prise de conscience vous ayant conduit au communisme ?
Francis Cousin/ Au début des années 1970, juste au sortir de la grande grève générale de 1968 qu’avaient eu tant de mal à étouffer l’extrême gauche et la gauche du Capital, je me suis enthousiasmé, alors jeune collégien, pour ce grand temps fort de parole émancipée où par-delà les impostures du carnaval estudiantin de la modernisation mercantile des mœurs, les êtres humains s’étaient employés à retrouver massivement le chemin d’un vrai dialogue de vie remettant en cause le spectacle démocratique du despotisme de l’argent. A l’époque existait tout un milieu radical maximaliste qui savait bien que les pays de l’Est n’avaient jamais été que des capitalismes d’Etat et que le bolchévisme avait dès l’origine prouvé qu’il n’était qu’une structure d’exploitation et de domination qui s’était d’ailleurs prioritairement employée à massacrer les prolétaires qui tels ceux de la Commune de Kronstadt, expliquèrent que l’étatisation policière des forces productives de l’aliénation n’était rien d’autre qu’une forme culminante de l’asservissement de l’homme à la machinerie du profit.
Durant les années 70-80, en tant qu’expression de la lutte des classes réelle qui se développait dans les entreprises contre les garde-chiourme syndicaux et leurs laquais gauchistes (trotskystes, maoïstes ou libertaires), toute une série de groupes pour l’autonomie ouvrière et l’abolition du salariat se formèrent à mesure que les premiers effets significatifs de la crise capitaliste se faisaient sentir. À contre-courant de toutes les modes obligatoires de la pensée servile, ces groupes sur tous les sujets de mystification où travaillaient à se cultiver les tyrannies de la liberté du marché, intervenaient pour rappeler que dans le monde du fétichisme marchand où toute réalité est renversée, la totalité du vrai est toujours réécrite sous la forme du faux et que toutes les fractions politiques du Capital sont des organes de la vie fausse et qu’il s’agit donc bien de les liquider afin de permettre l’émergence d’une communauté humaine dont l’activité pourra alors s’orienter vers la pleine satisfaction des besoins humains enfin sortis des enfermements du calcul, du commerce et du bénéfice. Evidemment, les positions de ces groupes révolutionnaires et leur activité avaient une histoire puisqu’elles étaient le produit des expériences passées de toutes les luttes que les hommes n’avaient cessé de mener contre le travail de la prolétarisation capitaliste et des leçons théoriques qui en avaient été tirées tout au long du fil du temps. Ces groupes se réclamaient ainsi des apports successifs de la Ligue des Communistes et de l’Association Internationale des Travailleurs, des positions radicales pour la suppression de l’argent et de l’Etat qui s’en étaient dégagées, à partir de Marx récusant lui-même le marxisme et contestant toutes les falsifications et tromperies propres à la modernisation et à l’actualisation marchandes, en particulier toutes les gauches ultérieures social-démocrates et bolchéviques de tout acabit.
Bien entendu, à l’encontre de tous les totems et tous les tabous du despotisme de la circulation marchande, ces groupes m’ont transmis le patrimoine le plus essentiel qui soit, celui-ci, si bien symbolisé par la devise de Marx lui-même : Douter de Tout…Dès lors, contre l’absolutisme du faux omniprésent, j’ai là pu apprendre que derrière tous les mythes et mystères de l’anti-fascisme, de l’anti-racisme, des luttes de libération nationale, du terrorisme étatique et de tous les embrigadements nécessaires à la consécration du gouvernement du spectacle mondial, il convenait toujours de savoir et de réaffirmer tel le vieux communard Gustave Lefrançais que tout Pouvoir est pourriture et qu’il ne s’agit point de ré-agencer les chaînes de l’économie et de la politique mais qu’il convient bien et uniquement de les briser.
R/ Vous revendiquez explicitement la perspective communiste. Pouvez-vous expliciter le sens du terme «communisme» pour nos lecteurs ?
F.C/ Le communisme c’est d’abord la communauté sacrale de ces groupes archaïques qui, des Germains de la forêt profonde aux Sioux des vastes plaines, ont durant des millénaires vécu au rythme cosmique de l’anti-argent et de l’anti-Etat, en ignorant le travail pour la vente, les divisions fonctionnalistes et la cristallisation aliénatoire en spécialités séparées puisqu’ils ne connaissaient que le produire ensemble pour la vie humaine. La communauté (la fameuse Gemeinwesen) expose ainsi l’être générique vrai de l’humain authentique selon la vieille racine mun qui définit la réciprocité organique propre à ce fait historique total qu’est le mouvement de la tradition primordiale, en un univers où tout est sacral dans l’anti-monnayable et dans l’anti-appropriable. C’est la tradition falsifiée des égarements dans la tri-fonctionnalité, à l’heure des effets ravageurs de la révolution néo-lithique, qui cassera le groupe originaire pour aller l’enfermer dans les enclosures classistes du guerrier, du paysan et du prêtre qui, à partir de l’alliage sacré/profane éclairé par la dialectique du mouvement de l’argent, pulvériseront le sacral ancestral pour le profaner toujours davantage vers cette apothéose contemporaine du triomphe démocratique de la marchandise schizophrénique.
Le communisme c’est ensuite, après que les sociétés de l’avoir se furent imposées postérieurement à la mise à mort des communautés de l’être, cette perpétuelle et insistante tendance historique à vouloir néanmoins refonder le communautaire perdu pour échapper à l’angoisse, la tristesse et la séquestration de l’économie politique du servilisme. Ce sont tous ces cris, ces troubles, ces perturbations, ces agitations, ces mécontentements, ces tempêtes et ces violences qui marquent la permanente lutte des classes universelle des hommes chosifiés contre la mise au travail forcé à mesure que tout l’avant-marchandise est balayé et colonisé par la désagrégation de l’humanité en monades du spectacle du profit. Ainsi, pendant des siècles, la paysannerie autour de l’ontologie des espaces de ses communaux séculaires, n’a jamais cessé de se battre contre les progrès infernaux du fiscalisme étatique de la marchandise jusqu’à être finalement dispersée dans la déportation usinière des grandes villes de l’atomisation capitaliste, là où le prolétariat de tous les êtres sans pouvoir sur leur vie, a retrouvé et redéfini théorico-pratiquement la nécessité de faire renaître en une forme supérieurement déployée l’être générique et archaïque (au sens du principiel !) du communisme de la sacralité cosmique.
De la sorte et pour finir, le communisme est à la fois cette essentialité qui fut exilée quand la vérité de la vie humaine dut passer sous les fourches caudines du dressage civilisationnel mais en même temps cette même substantialité qui continue d’exister cependant et malgré tout ce qui entend la faire disparaître…C’est pourquoi le communisme est la théorie de la dynamique révolutionnaire par laquelle le capitalisme engendre le communisme universel en sa forme supérieure consécutivement au fait qu’il soit né de sa forme inférieure et localiste qui permit, à partir du troc puis de l’échange, le développement de la liberté totalitaire de la science et du marché. Comme le dit Marx : « L’anatomie de l’homme est une clef pour l’anatomie du singe. Les virtualités qui annoncent dans les espèces animales inférieures une forme supérieure ne peuvent au contraire être comprises que lorsque la forme supérieure est elle -même connue. Ainsi l’économie bourgeoise fournit la clef de l’économie antique…»[Introduction générale à la critique de l’économie politique…].
R/ Pourquoi le communisme serait-il une nécessité alors qu’il n’est guère soutenable de comprendre l’histoire comme obéissant à une téléologie objective ?
F.C/ Le communisme n’est pas un état qu’il faut créer, ni un idéal vers lequel la réalité doit s’orienter. Le communisme est le mouvement réel des contradictions de la marchandise qui abolit l’ordre établi de la marchandise elle-même. Les conditions de ce mouvement résultent des facteurs qui existent dans le présent de la crise historique du spectacle marchand en tant que tel lorsque les délires de l’économie du crédit invalident directement le crédit de l’économie et que l’opposition valorisation/dévalorisation qui fonde la dialectique de possibilisation du capitalisme devient nécessité d’une transformation révolutionnaire par laquelle la totalité de l’appareil productif de la plus-value est contraint de rejeter la loi de la valeur, devenue, selon l’expression même de Marx, procès de sa propre auto-caducité…
Le capital est une structure fondamentalement contradictoire. Il ne se valorise que par le travail vivant de l’homme exploité mais pour produire de plus en plus vite et de moins en moins cher, il doit simultanément user toujours plus du travail mort machinique qui, lui, ne créant aucune valeur, se contente de transmettre aux marchandises par lui mises en mouvement, la part de valeur que le travail humain extorqué y a préalablement placé. Cela ne l’empêche pas d’exister mais il doit en payer le prix par des crises périodiques toujours plus fortes qui ne le mèneront à disparaître que du jour où cette contradiction sera devenue impossible quand la baisse du taux de profit (continuellement compensée par sa masse !) produira un tel seuil de saturation mondiale des marchés qu’aucune dimension de crédit ne pourra venir la contrebalancer. Ainsi, nous vivons désormais l’époque de la fin du cycle historique capitaliste, qui, tout en se développant de plus belle au milieu des massacres et de la misère sociale généralisée, fait mûrir en son sein les conditions mêmes du communisme. Cette période historique de crise financière galopante marque la dernière phase du devenir de la valeur et de l’argent, celle où la totale domination réalisée du spectacle de la marchandise commence à se traduire comme processus visible de l’impossible reproduction réciproque du couple travail/Capital.
Ce qui caractérise là la société capitaliste des années qui viennent, c’est qu’elle est en train de parvenir au point où sa production ne va plus pouvoir re-produire les conditions matérielles de son existence car son existence ne va plus pouvoir produire les conditions de reproduction de la matérialité de sa production.
C’est ce que Marx écrivait déjà en 1859 sans sa préface à la Critique de l’économie politique lorsqu’il déclarait : « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses au sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre ; car, à y regarder de près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie d’advenir. »
R/ Vous écrivez p.47 dans votre livre : «L’immigration est le mouvement dialectique par lequel le capital entend faire migrer le prolétariat européen hors de sa propre histoire pour le sortir du territoire de sa radicalité subversive ancestrale.» Est-ce dire qu’à côté de la formation d’un lumpenprolerariat dont on perçoit fort bien la fonction au sein du système, il n’y a rien à attendre de révolutionnaire sur le plan de la lutte de classe de la part de populations plus ou moins récemment immigrées sur notre continent ?
F.C/ À la suite de Marx et en relation avec le mouvement réel des luttes de classe réellement existantes, les groupes radicaux du maximalisme critique ont toujours considéré que si la formulation théorique la plus aboutie de la tradition communiste était née sur le sol charnel des mouvements insurrectionnels qui en Europe avaient poussé au plus loin la réalité pratique et réfractaire du refus de la dictature de l’avoir, cela n’était nullement un hasard. Certes, tous les continents ont pu expérimenter des soulèvements agraires ou urbains mais seul le continent de l’éco-système mental européen a su faire jaillir des agitations et des affrontements qui purent déboucher massivement sur de vastes séditions extrémistes qui permirent la (re)formulation la plus méticuleusement aboutie du projet communiste qui, des soulèvements millénaristes aux Communes de Paris, Barcelone et Budapest, en passant par le Manifeste de Babeuf condamnant le populicide vendéen, firent de la vieille terre européenne la pointe incontestable de la conscience historique la plus critique.
Si l’Afrique et l’Asie expriment d’abord un temps immobile propre au despotisme oriental qui ne connut jamais que des effervescences pour remodeler différemment l’ordre de la soumission, seule l’Europe, qui revitalisée par les invasions germaniques de la marche communiste antique et médiévale si bien analysée par Engels dans l’origine de l’Etat, eut systématiquement l’habitude remuante et trépidante d’engendrer des contestations et des conflagrations enragées et jusqu’au-boutistes qui ne se contentant jamais de simplement vouloir arranger l’obéissance, prétendaient ouvertement l’annihiler. On comprend dès lors pour quelles raisons de longue durée cosmique et comportementale, la France patronale d’après 1968 qui voulait absolument échapper au cauchemar de l’éternel retour du maudit prolétariat communard, décida de recourir massivement à la plasticité malléable d’une main -d’œuvre nord-africaine puis subsaharienne…Le grand dérangement démographique ainsi mis en chantier sous les lampions laudateurs des galeries marchandes de l’anti-racisme publicitaire, a d’abord pour fonction d’éliminer l’objectivité bouillonnante de l’insubordination ouvrière d’antan et d’édifier un nouveau salariat cosmopolite et bien apprivoisé, chose d’autant plus facile que la temporalité dormante du grand Sud se marrie fort bien avec l’histoire voulue arrêtée par la dogmatique du bonheur commercial de l’américanisation et du hors-sol de l’interchangeabilité programmée.
Le lumpenprolétariat racailleux des souterraines banlieues milliardaires s’accouplant là, lui, avec extase et discipline aux banquiers cossus des quartiers huppés de la maffia étatique afin de préparer ensemble l’union sacrée de toutes les appropriations capitalistes en haine absolue de toute intelligence humaine. Entre parenthèses, l’on pourra ici noter avec humour que le Japon traditionnel des observances et des conformités inépuisables n’a eu nul besoin pour la modernité industrielle du temps présent de recourir à une main-d’œuvre externe, ce que Marx nommait la passivité endémique de l’histoire orientale a suffi nonobstant quelques in-disciplines épisodiques…
R/ Si la question de la vérité ne relève pas exclusivement et fondamentalement d’une question de logique ou de théorie de la connaissance, pourquoi la vérité occupe-t-elle une place aussi centrale dans votre livre ?
F.C/ L’analyse révolutionnaire du concept de vérité prend son départ ontologique dans l’identification présocratique de la vérité de l’être et de l’être de la vérité propre aux communautés de l’organique primordial et donc en récusation de la conception socratique selon laquelle (adéquatement aux nécessités de la société de l’avoir !) le lieu du vrai se trouve dans un jugement d’acquisition et de possession dont la vérité consiste dans une similitude d’efficacité et de rentabilité telle qu’elle s’exprime dans la correspondance utilitaire entre l’esprit et la chose. Lorsque Hegel et Marx – en restaurant Héraclite et Parménide – démasquent de fond en comble toute l’illusion métaphysique qui de Platon à Kant a construit l’édifice des faux savoirs confectionnés par le bagne civilisationnel des rentabilisations du fallacieux fractionné (mathématiques, physique, chimie, histoire, sociologie, morale…), ils démontrent que la vérité scientifique occidentale est l’adéquation de la chosification du monde à la connaissance dictatoriale de la mesure. Et ils précisent que seul est véridique l’accueillement du Tout du vivre en tant qu’il est la véritable vérité du monde de l’être comme l’histoire de la prise de conscience du cosmos communautaire en l’essence rationnelle et émotionnelle de l’être du monde de la vérité.
L’essence de la vérité se révèle donc à nous dans la coïncidence révolutionnaire du regard et du regardé, du dé-voiler et du dé-voilé en l’acte communiste du dé-voilement du travesti scientifique de toutes les expériences reproductibles de l’emprise capitaliste de rentabilisation de la vie technologiquement arraisonnée.
R/ Le triomphe de l’Avoir sur l’Etre dont vous montrez la trajectoire jusqu’à la domination contemporaine du capital semble aujourd’hui quasi totale. Néanmoins, dans le dernier chapitre de votre livre vous évoquez une «colère qui approche». Pouvez-vous justifier cette dernière idée ?
F.C/ Cette colère qui approche c’est celle du possible renversement subversif quand la négation de la négation se met en mouvement et que la rage de vivre la qualité du jouir humain devient plus forte que l’habitude de se soumettre à la dictature démocratique de la quantité réifiante. Ce moment critique historiquement décisif aura lieu si l’économie politique de la domination perd la force de pouvoir reproduire son pouvoir et si dès lors l’humanité se dresse pour faire surgir une véritable communauté de l’être…La vieille taupe ne cesse pas de creuser comme disait Marx… Les mois qui viennent, en fonction de l’écroulement prévisible des fictions monétaires et de l’accélération des manipulations terroristes, seront décisifs…Nous verrons alors si l’appel de l’Être a capacité à devenir plus fort que le contrôle capitaliste de la vie par l’Avoir…Comme l’a démontré Le Capital ; l’universalité aliénatoire à laquelle tend inlassablement le catastrophisme de la marchandise trouve des limites dans sa propre nature contradictoire qui, à un certain niveau de son évolution, révèlent que la logique des dépliements du profit est elle-même l’entrave la plus grande au dépliement des logiques du profit, et le poussent donc à sa propre abolition obligée.
Entretien paru dans le Rébellion de Novembre 2012 (épuisé).
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