Dissociation, symétrie et vision dans l’œuvre de Stanley Kubrick : vers un matérialisme achevé ?

« Il y a une importante partie de l’art moderne qui n’est pas intéressante, où l’obsession de l’originalité a produit un type d’œuvre qui est peut être original mais nullement intéressant. (…) Je pense que dans certains domaines, la musique en particulier, un retour vers le classicisme est nécessaire afin d’arrêter cette recherche stérile de l’originalité. » (Kubrick dans une entrevue avec Michel Ciment, 1972)

« L’homme s’est détaché de la religion, il a dû saluer la mort des dieux et les impératifs du loyalisme envers les Etats-nations se dissolvent alors que toutes les valeurs anciennes, tant sociales qu’éthiques, sont en train de disparaître. L’homme du XXème siècle a été lancé dans une barque sans gouvernail sur une mer inconnue. S’il veut rester sain d’esprit la traversée durant, il lui faut faire quelque chose dont il se préoccupe et quelque chose qui soit plus important que lui-même. »

(Entrevue avec Playboy, septembre 1968)

Beaucoup de choses ont été dites sur l’œuvre intrigante de Stanley Kubrick. Et plus particulièrement sur son œuvre cinématographique (le cinéaste ayant commencé comme photographe autodidacte). Kubrick est, pour celles et ceux qui l’ont découvert très jeune (comme l’auteur de ces lignes), celui qui produit l’effet de sidération de par l’agencement de ses plans, les choix de ses cadres, les intentions de lumière au sein du champ composé. Sidérés, nous le sommes par ce qui jaillit au sein de l’image que dans ce qui s’y cache, par détails symboliques ou allégoriques parsemés dans le champ filmique, mais aussi par ce qui n’y apparait pas directement, à savoir ce qu’on appelle au cinéma le « hors-champ ». 

Le visuel et la vision, au sens où le distinguait le critique de cinéma Serge Daney, n’apparaissent pas chez Kubrick de manière distinctes. Daney, dans le numéro 50 de sa revue Trafic, évoque « le visuel » comme ce qui échapperait à « la vision » qui serait, elle, attachée au principe primitif du cinéma en tant qu’enregistrement. Et dans cette notion d’enregistrement, il y a là quelque chose de semblable à l’approche d’André Bazin du cinéma considéré comme « ouverture impure au monde », c’est-à-dire intrinsèquement liée au réel. Le « visuel » deviendrait alors cette image autosuffisante qui s’autonomiserait en tant que signalétique détachée de toute référence à la réalité, à savoir ces fragments de réalités brutes et altérées qui composent notre perception du monde et que le cinéma, par mimétisme, retranscrit. Le « visuel », qui articule de manière symbiotique l’image cinématographique, télévisuelle et vidéoludique, anticipe l’ère internet et l’actuel youtubing. Ce « visuel » au sens où l’entend Daney est propre à un contexte de Guerre du Golfe où toute une imagerie de la guerre s’était créée sans qu’on ne puisse y apercevoir la moindre preuve tangible de l’événement. Cette virtualisation du réel renvoie à ce que développe le critique lorsqu’il écrit : « Étrange prise de conscience que la guerre obéirait aux mêmes lois du spectacle et de la publicité qu’un jeu vidéo ou qu’un salon militaire ». (p. 147)

Nous pourrions dire que l’imagerie kubrickienne vise à l’autonomisation du visuel mais sans en délivrer un prototype récupérable par notre contemporaine saturation des images. A ce titre, l’attachement du cinéaste à une forme de classicisme dans son esthétique agit comme une résistance à la forme déconstructionniste du cinéma post-1945 dit « moderne ». Et cette forme de détachement stylistique, qui fait qu’il est difficile encore aujourd’hui d’imiter le cinéma de Stanley Kubrick dans sa forme globale (même si l’on peut y voir quelques parentés dans les œuvres d’un Paul Thomas Anderson dernière période, d’un Nicolas Winding Refn ou d’un Wes Anderson), conjugué au caractère secret du personnage, a créé un mythe le concernant. Nous avons souvent dit à propos de son adaptation de 2001 : Odyssée de l’espace (1968) du romancier Arthur C. Clarke que Kubrick filmait l’évolution de l’être humain incarné par ses personnages comme un extraterrestre, comme une entité dématérialisée voire informatisée : une intelligence artificielle. Sa manière d’agencer le mouvement de ses images nous présentant essentiellement des objets et des architectures high tech, les quelques humains du film jouant comme des humanoïdes, lui a été comparé à l’époque avec une autre adaptation d’un roman de science-fiction d’Isaac Asimov, Solaris (1972), par un autre esthète : Andreï Tarkovski. Les deux films étaient à l’époque présentés comme une sorte de duel d’anticipation en pleine période de Guerre Froide, où certains ont présenté le film russe, postérieur à celui de Kubrick, comme une réponse « antimoderniste ». Tarkovski reprochait au film de Kubrick quelque chose que le cinéaste américain se reprochera lui-même par ailleurs plus tard, à savoir le « manque de force émotionnelle » le rendant froid et stérile. Le cinéaste russe aurait déclaré : « 2001 est erroné sur de nombreux aspects, même pour les spécialistes. Pour une véritable œuvre d’art, le faux doit être éliminé ». A ce titre, il serait intéressant de ne pas résumer ces deux films au conflit géopolitique qu’on a voulu leur attitrer et peut être les comparer sous le prisme d’un rapport à la spiritualité et au politique qui est propre aux deux cinéastes qui par ailleurs, bien que figurant parmi les plus grands cinéastes du monde, ont des parcours bien différents. Kubrick aborde la métaphysique non seulement dans 2001 mais aussi dans ses autres longs métrages comme un athée, voire d’après certaines sources marxiste convaincu, là où Tarkovski était un chrétien orthodoxe viscéral empreint de panthéisme qui faisait face à la censure de son pays socialiste-soviétique l’ayant poussé à l’exil. Bref, passons sur cette comparaison qui n’est pas l’objet de cet écrit, mais qui nous a permis de mettre en perspective un trait de singularité de l’œuvre kubrickienne qui est cette forme de « métaphysique athée ». Et cette orientation se juxtapose à ses liens avec un ésotérisme occultiste dont le point d’acmé est son ultime long-métrage Eyes Wide Shut (1999). Et nous allons nous y concentrer non pas tellement avec le contenu que l’on peut extraire de la symbolique de ses plans les plus énigmatiques (le serveur faisant une fellation à l’ours déguisé dans Shining (1980) analysée par l’essayiste Pacôme Thiellement ; la scène d’ « initiation maçonnique » dans Eyes Wide Shut sur lequel Michel Ciment est revenu entre autres dans une vidéo Youtube intitulée Kubrick and the Illuminati) mais sur le sens de la symétrie et du dédoublement que Kubrick convoque dans sa composition. 

Dissociation

La notion du double alimente l’ensemble de la filmographie de Stanley Kubrick. Et disons que le double kubrickien s’exprime à travers l’état intérieur des protagonistes de ses films mais aussi dans les indices visuels qui se présentent comme une sorte de contamination architecturale dont la symétrie est l’un des agents de propagation. L’aspect du double qui paraît le plus évident au visionnage de ses films est la dualité psychologique chez ses personnages principaux, ou du moins, la façon dont ils sont plongés dans des « états altérés de conscience » que nous devons ici dissocier de ce que ces états désignent communément (à savoir l’effet secondaire d’une drogue quelconque) mais plutôt rapprocher le terme de ce que l’on appelle dans le langage religieux ou spirituel la « possession ». Il ne s’agit pas d’un état temporaire provoqué par une prise de substance passagère mais davantage d’une métamorphose qui ne permettrait pour le coup, mis à part pour 2001 : Odyssée de l’espace (1968), aucune transcendance mais une régression. Le héros kubrickien est un cobaye. Et les conditions de cette métamorphose du héros kubrickien assujetti à la pulsion de mort n’émanent pas de sa seule volonté mais d’une organisation, d’une structure collective apparaissant souvent sous les traits d’une entité. Le traitement Ludovico soumis à Alex pour le guérir de son ultra-violence dans Orange Mécanique (1971), le destin apologétique et finalement cruel d’Edmond Barry dans Barry Lyndon (1975), les fantômes vengeurs de Shining (1980), le régiment de marines de Full Metal Jacket (1987) et les sociétés occultes des milieux élitistes de Eyes Wide Shut (1999) : nous sommes face à ce qu’un Karl Marx appellerait des « superstructures », à savoir le système institutionnel et idéologique qui régit une société et qui dépend d’une économie donnée. Dans le cinéma de Kubrick, les lois, la morale, les coutumes mènent irrémédiablement à l’échec, en tout cas dans le processus d’élévation de l’être humain en tant qu’individu (très peu de trajectoires collectives chez le cinéaste, mais des héros individuels voire individualistes) qui se voit réprimé dans ses pulsions par un système plus grand que lui et donc plus répressif. De ce point de vue, nous pourrions attester d’un certain darwinisme dans la vision que Kubrick a de l’Homme. 

Le double apparait également donc à travers la composition du plan, de l’agencement des objets et des symboles dans chacun d’entre eux, faisant surgir ce que Sigmund Freud appelait « l’inquiétante étrangeté », ou le surgissement de l’anormal dans le quotidien : en particulier dans Shining (1980), où l’hôtel Overlook est habité par une présence maléfique qui s’insémine progressivement à partir des quelques dysfonctionnements du comportement de Danny, « l’enfant-lumière » (dans le roman initial de Stephen King) et de Jack Torrance (interprété par Jack Nicholson). Et le surgissement de ce qui accroche l’œil et qui intrigue de par sa force énigmatique induit dans un film dont le scénario peut paraître anodin de multiples interprétations. Un film documentaire comme Room 237 (2012) illustre justement les multiples pistes que décèlerait Kubrick dans ce film d’épouvante devenu culte par la force du temps, dont notamment celle où le cinéaste avouerait dans de nombreux plans qu’il a été celui qui aurait filmé la première (et fausse) marche sur la Lune en 1969 !

En mettant en scène les manœuvres politiciennes pour déclencher une Troisième Guerre Mondiale (Docteur Folamour, 1964), les protocoles de lavage de cerveau et de conditionnement pour une « société nouvelle », c’est-à-dire plus saine (Orange Mécanique), pour de meilleurs guerriers (Full Metal Jacket), ou pour s’assurer d’une docilité au sein d’un milieu d’élites (Eyes Wide Shut), le cinéma de Kubrick se prête au jeu de ce qu’on appelle le « conspirationnisme » ou bien le « complotisme », à savoir l’attribution systématique de désagréments d’un milieu donné à une force supérieure occulte, difficile à nommer clairement ou bien au contraire qui prend plusieurs noms. Le récent entretien de Michel Ciment, le critique de la revue de cinéma Positif et proche du cinéaste au point d’être le seul journaliste français à lui avoir donné autant d’entretiens (il rédigera sa biographie Kubrick, aux éditions Armand Colin), souligne le mystère qui entoure la fabrication d’Eyes Wide Shut qui précède de peu (tout juste après l’achèvement du montage) le décès du cinéaste. Il revient également sur les symboles maçonniques, les références à la scientologie (l’une de ses filles aînées étant prisonnière de l’organisation depuis un an au moment du tournage), aux programmations mentales MK-Ultra (ou Projet Monarque) qui tendent la perche à une telle grille de lecture de son œuvre. Mais si nous revenons à ce qui revient souvent lorsque l’on tente de comprendre le fonctionnement de cet univers, le double revient également non plus en terme psychologique (dualité du personnage) ou visuel (la fameuse apparition des sœurs jumelles dans la vision horrifique de Danny dans Shining) mais en terme de lecture (de double-lecture donc) : dévoilé/voilé ; saillant/indicible. 

Symétrie et Vision

Et dans cette articulation du double, qui pousserait les personnages kubrickiens à la schize (au dé-doublement de personnalité), la symétrie apparait dans le cinéma de Kubrick comme ce qui prend position au sein des images. Alors qu’est-ce qui doit être entendu comme symétrique dans le cinéma de Kubrick ? D’abord, le travail sur la perspective chez le photographe qu’il est et que ses chef-opérateurs (souvent en conflit avec le cinéaste paraît-il) renforcent par le centrage récurrent du corps du personnage au sein du champ. Ses déplacements, sa posture, ses points de stationnements au sein des films sont principalement situés au centre du plan. D’une certaine manière, le cadre ne déborde pas chez Kubrick. Tout doit se trouver au centre et c’est à partir de ce centre que les éléments énigmatiques, tel un jeu de cache-cache au sein de l’image donnée à voir, doivent être décelés, et plus interprétés qu’éprouvés, Kubrick restant un cinéaste éminemment cérébral, intellectuel plutôt que sensitif. Et à ce titre, le fait de déléguer à Steven Spielberg, c’est-à-dire le cinéma mielleux, ultra-sentimental et commercial par excellence (très bien fabriqué ceci dit), la réalisation de son projet Artificial Intelligence (nommé A.I dans la production Amblin réalisée en 2001, soit deux ans après la mort de Kubrick) montre une lucidité du cinéaste à propos de son rapport à l’émotion. Le cinéma kubrickien est centripète. Dans la composition de son cadre, des éléments qui apparaissent dans le champ filmique, rien ne doit être mangé ou débordé de manière à circonscrire les sujets filmés dans leur destin irrévocable. Le travail sur la profondeur de champ et la rigueur du cadre, la tension des corps filmés vers l’immobilité ou du moins soumis à une mobilité qui ne doit pas dépasser accentue l’aspect automates des acteurs. A ce titre, la scène du peloton d’exécution dans Les Sentiers de la gloire (1957) donne cette impression d’un univers mécanique fait de soldats de plomb avec lesquels un enfant-démiurge jouerait de manière inconséquente. 

Le visuel et la vision tels qu’ils ont été introduits au début de l’article se confondent dans le cinéma de Kubrick mais elles trouvent également un ancrage au sein du profil psychologique de ses personnages. Dans le film Shining, Danny, « l’enfant-lumière », a le don de vision. Il voit l’au-delà (les fantômes de l’hôtel) et prévoit le basculement de son père, Jack Torrance, dans la folie. Dans le film-testament Eyes Wide Shut (titre explicite quant à la notion de vision), le personnage de Nicole Kidman, dans sa jalousie, semble voir à travers les murs que traverse son mari joué par Tom Cruise et, plus qu’elle ne devine, sait sa tentation vers l’infidélité. Ainsi, le visuel kubrickien semble dévoiler une vision que s’approprie certains personnages de ses films et qui, dans une association par paire (nous retrouvons cette notion de double), brise le voile de ce qui doit être vu en surface (l’occulté, le volontairement caché). Le double, appuyé par une symétrie qui agirait, en qualité formelle, comme un contenant, s’incarne au sein de la psyché des personnages qui sont victimes de ce qu’on a appelé précédemment une « dissociation ». La manipulation mentale effectuée par la superstructure sur le citoyen, que ce soit dans le cadre de l’éradication de la délinquance dans Orange Mécanique ou au contraire dans la création de super-soldats décérébrés dans Full Metal Jacket, renvoie à un imaginaire d’une production cinématographique américaine datant des années soixante-dix qu’on a appelé le « cinéma paranoïaque » mais qui s’inspire lui-même des programmes d’expérimentation tels que le Projet Monarque (Monarch Project) créé par Sidney Gotlib. Ce projet politique, principalement le fait de la CIA, serait issu d’une importation des techniques de lavage de cerveau du fameux Docteur Josef Mengele. Il aurait consister à créer, dans le cadre de la Guerre Froide, des « super-soldats » qui ne rechigneraient pas à la tâche d’éliminer des opposants politiques, c’est-à-dire, pro-soviétiques. A ce titre, le premier volet de la trilogie Jason Bourne intitulée La Mémoire dans la Peau (2002) est adapté du roman de Robert Ludlum s’inspirant d’une tentative d’assassinat du leader révolutionnaire congolais Patrice Lubumba (avant qu’il ne le soit pour les raisons que l’on sait) jugé trop proche de l’URSS (tentative ayant échouée). 

Ouvertures et conclusion

Ce programme de manipulation mentale ne se limiterait pas à la question de l’économie de la guerre mais elle s’inscrirait également dans les milieux du show-business, notamment dans l’industrie du cinéma et de la musique, haut-lieux d’ingénierie sociale s’il en est. De Hollywood Babylone de Kenneth Anger (1959) en passant par l’actuelle constellation indifférenciée de vidéos Youtube décortiquant à tout va les allégeances Illuminati, les apologies de satanisme dissimulées derrière des paroles de musique (à l’endroit comme à l’envers : écouter les fameuses analyses en reverse), les symboles maçonniques apparaissant dans les clips, nous avons affaire à une véritable suspicion des images, de leur production et de leurs objectifs, qu’un Stanley Kubrick d’une certaine manière a travaillé mais sans toutefois affirmer ostensiblement ce qu’il voulait leur faire dire. Et cette suspicion est d’autant plus justifiée que notre ère kali-yuguesque, ce sentiment d’un monde qui finit, d’un matérialisme intégral et achevé, nous pousse à plusieurs options : soit opter pour une prise de position militante donnée ou à (re-)créer ; soit choisir le renoncement ; soit se réfugier dans des échappatoires incapacitantes que l’analyse youtubesque complotiste incarne trop souvent. Il y a de manière probante une chute civilisationnelle généralisée et des grandes crises en expression, certes, mais le chaos qui se distille dans l’épreuve du temps manifeste tout son potentiel exclusivement quantitatif et très peu qualitatif. Notre époque, pour reprendre des termes guénoniens, tend la perche à des formes de contre-initiations qui parfois ne veulent pas l’être intentionnellement. Et ces contre-initiations, qu’un Kubrick mettait en scène sans véritablement proposer une issue émancipatoire pour ses personnages, touchent tous les milieux, cinématographiques comme militants. En qualité de non-initiés ou en contre-initiés involontaires, nous serions majoritairement lancés, comme le dirait le cinéaste américain, « dans une barque sans gouvernail sur une mer inconnue ». Et l’expression artistique, tout comme l’engagement militant, semblent être cette tentative de trouver ce « quelque chose » dont nous devons nous « préoccuper » et qui, « pour rester sain durant la traversée », doit être « plus important que nous-mêmes »

Nikos Amilduki

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