Coup d’oeil rétro sur trois publications ouvrières incontournables de l’avant 1914
« Certaines périodes de l’histoire sociale sont vouées à s’étioler dans une relative indifférence » affirme Guillaume Davranche dans son passionnant Trop jeunes pour mourir paru en 2014. Et c’est bien dommage tant certaines initiatives furent parfois riches de sens. C’est notamment le cas de la presse ouvrière et syndicale qui voit le jour avant la première guerre mondiale. Trois parutions parmi d’autres méritent qu’on s’y arrête.
On peut affirmer sans nul doute que L’ouvrier des deux mondes constitue la première véritable revue syndicale publiée en France. Hormis les bulletins internes d’informations des Fédérations ou Bourses du Travail, il n’existait jusqu’à lors aucune publication de synthèse et de réflexion sur le combat syndical.
Le maître d’œuvre et créateur n’est autre que Fernand Pelloutier, assisté de son frère Maurice. En 1897, Pelloutier a déjà un important passé de journaliste à La Démocratie de l’Ouest, à L’Art Social, l’Aurore ou encore La Cocarde. L’année précédente, un projet de publication avec Emile Pouget n’échoua que faute de financement.
L’ambition de Pelloutier est immense : faire des 16 pages mensuelles de L’ouvrier des deux mondes l’équivalent syndical de L’économiste français ou de L’économiste européen, c’est à dire une revue à la rigueur intellectuelle et scientifique de premier plan. Le sous-titre est alors Revue mensuelle d’économie sociale. Le premier numéro paraît le 1er février 1897. Pelloutier y reprend son idée d’un rassemblement de tous les travailleurs, y compris des paysans. Un article intitulé « Comment créer les syndicats agricoles ? » ne manque pas d’optimisme : « Le terrain de propagande devient meilleur et les chances de réussite ne cessent pas de s’accroître de jour en jour. Tels sont les éléments au milieu desquels nous avons à entreprendre la formation des syndicats agricoles ».
Pelloutier s’engage personnellement. Sa revue n’est en rien l’expression d’une organisation mais plutôt celle d’un homme. Elle se veut plus informative que doctrinale. Les sujets démontrent clairement cette orientation : étude sur la législation ouvrière de tous les pays, le travail en France et à l’étranger, la vie ouvrière, le mouvement ouvrier dans les campagnes…
L’ouvrier des deux mondes recense les grèves et les combats syndicaux du moment au sein d’une rubrique « bulletin social » et dresse des comptes rendus des congrès. Ainsi, le numéro 20/21/22 du 1er octobre 1898 est entièrement consacré au VIIe congrès national des Bourses du Travail. Au fil des numéros, on trouve de petits encarts publicitaires pour La Revue Blanche, La Revue Socialiste, L’Humanité Nouvelle ou encore L’Almanach du Père Peinard.
Il est à noter que quatre articles sont signés Georges Sorel (une chronique bibliographique N°15, le socialisme en Belgique N°16, histoire du trade-unionisme anglais N°23, la fédération américaine du travail N°6/1899) et quelques uns d’Emile Pouget. On retrouve également des textes sous la plume de Clément Beausoleil, Giuseppe Ciancabilla ou encore d’Achille Daudé-Bancel.
Dans son analyse du combat syndical, Pelloutier dégage deux concepts novateurs : d’un côté l’élan des masses (« l’élément rénovateur de la société »), leur volonté de conquérir un droit nouveau et de l’autre la culture de soi-même. La combinaison de ces deux forces, collective et individuelle, peut seule bâtir une société d’hommes fiers et libres. Sa grande idée réside dans la confiance en eux-mêmes que les travailleurs doivent retrouver. A ce titre, il s’oriente vers la formation d’une élite intellectuelle ouvrière. Dans le N°9 du 1er octobre 1897, Pelloutier précise : « En créant L’ouvrier des deux mondes, nous nous étions jurés de ne jamais faire aux politiciens « socialistes » l’honneur de nous occuper d’eux et de borner notre propagande à l’éducation économique et syndicale des travailleurs. » . Plus loin il ajoute : « l’émancipation ouvrière dépend exclusivement des syndicats, c’est à dire des ouvriers eux-mêmes, solidement et surtout intelligemment associés ».
En 1897, au moment de son lancement, Pelloutier est le seul propriétaire de L’ouvrier des deux mondes. Il est mentionné comme éditeur-imprimeur-gérant. Dès le N°10, grâce aux bons chiffres des ventes, l’équipe acquiert son propre matériel de composition.
Fort des 2500 numéros tirés, Pelloutier propose alors au cours du VIe congrès de la Fédération des Bourses du Travail à Toulouse, de faire de la revue l’organe officiel de la Fédération, se proposant comme gérant du titre et secrétaire de l’organisation, ou, en cas de refus, de céder l’exploitation du mensuel (Pelloutier désirait garder la propriété du titre) à cette même Fédération.
En avril 1898, décision est prise de céder la propriété de la revue « sans réserves d’aucune sorte » à la Fédération des Bourses. Fernand Pelloutier disparaît totalement de la manchette. Le sous-titre devient dès le numéro 14 : Organe officiel de la Fédération des Bourses du Travail de France et des colonies.
Dès lors, les ventes déclinent. L’ouvrier des deux mondes devient Le monde ouvrier en janvier 1899 et tombe à 1000 exemplaires tirés. L’intérêt de la revue décroit par la publication des actes officiels de l’organisation syndicale. Le pragmatisme remplace les études intellectuelles.
Dans le numéro 6 de juillet 1899, Pelloutier sonne l’alarme sur un ton désabusé : « On goûte peu les lectures sérieuses en France, tant est profonde la paresse d’esprit nationale, et ceux là même qui conseillent la foule et qui lui recommandent l’étude et la réflexion pour l’affranchissement économique sont les premiers à dédaigner tout effort intellectuel ; ils croient penser parce qu’ils parlent et s’estiment très fort parce qu’il leur arrive des découvrir des inepties dans le Petit Journal, leur feuille de chevet ». Puis il menace : « Ce numéro du Monde ouvrier sera le dernier si, pendant le mois qui va suivre, la Fédération des Bourses du Travail ne se résout pas au sacrifice fait par les Fédérations des Travailleurs du Livre, des gantiers, des mouleurs, etc… c’est à dire, si chaque Bourse n’invite pas ses syndicats à souscrire par mois autant d’exemplaires, par exemple, que leurs conseils syndicaux comptent de membres ».
La revue cesse effectivement de paraître et le 6e numéro du Monde ouvrier est le dernier. Jacques Julliard analyse lucidement cet échec: « A l’occasion d’une affaire de presse, Pelloutier met le doigt sur le mal endémique du mouvement ouvrier français : le verbalisme combiné au manque de sérieux. Le décalage entre les déclarations d’intention, l’ambition du changement social, et le caractère dérisoire des réalisations se retrouvent à toute époque : le mouvement ouvrier et socialiste se paie de mots ; il n’a jamais accepté de verser le prix pour atteindre les objectifs qu’il s’assigne. »
Le 5 octobre 1909 voit le jour La Vie Ouvrière petite revue bimensuelle appelée à faire parler d’elle. Ce premier numéro, tiré à 5000 exemplaires, est envoyé sous plis à la main par une poignée d’amis réunis dans un petit appartement privé. Cent dix livraisons seront publiées par la suite entre 1909 et juillet 1914 sous une couverture grise qui deviendra vite fameuse.
Le chef de file de l’équipe de rédaction est Pierre Monatte, fils d’un maréchal-ferrant, correcteur à l’imprimerie confédérale et membre du comité des Bourses. Autour de lui, Alphonse Merrheim, Picard et Nicolet du bâtiment ou encore Voirin des cuirs et peaux constituent le « noyau » de la publication. Griffuelhes, Jouhaux, Yvetot promettent leur collaboration.
Rappelons que l’année 1909 symbolise pour la CGT et le syndicalisme dans son ensemble, une perte d’influence sans précédent liée à une grave crise d’incertitude et de transformation. Les échecs répétés des deux grandes grèves générales de 1906 et 1908 ont largement entamé le moral des travailleurs. La grève de Draveil-Vigneux en mai/août 1908 subit une répression brutale qui conduit à la mort de 6 militants et fait plusieurs centaines de blessés. Les principaux dirigeants de la CGT sont arrêtés.
Le secrétaire général Griffuelhes, objet d’attaques violentes dans son propre camp, démissionne le 2 février 1909. Depuis 1900, la CGT possède son propre journal, La Voix du peuple. Mais simple outil militant, celui-ci n’a pas la force d’une publication intellectuelle de débats, d’idées et d’analyses théoriques.
C’est dans cette période de remise en cause que quelques dirigeants syndicalistes révolutionnaires optent pour une formation de militants neufs et une orientation cohérente du mouvement. Le vivier des militants anarchistes et allemanistes semble ne plus porter ses fruits. L’orientation de la revue est simple : « (…) tous, nous sommes unis sur le terrain syndicaliste révolutionnaire et nous nous proclamons nettement antiparlementaires. Tous aussi, nous croyons qu’un mouvement est d’autant plus puissant qu’il compte davantage de militants informés, connaissant bien leur milieu et les conditions de leur industrie, au courant des mouvements révolutionnaires étrangers, sachant quelles formes revêt et de quelles forces dispose l’organisation patronale, et… par-dessus tout ardents ! »
Disciple de Fernand Pelloutier, Monatte a fait ses armes au sein de deux journaux du monde syndical : L’Action sociale et La Révolution d’Emile Pouget qui ne vivra que 2 mois. Monatte, totalement désintéressé et voué à la cause, est un passionné de lecture et d’une très grande culture.
La Vie ouvrière se veut une revue d’action et de coopération intellectuelle. « La Vie ouvrière sera une revue d’action. Une revue d’action ? Parfaitement ; si bizarre que cela puisse sembler. Nous voudrions qu’elle rendît des services aux militants au cours de leurs luttes, qu’elle leur fournisse des matériaux utilisables dans la bataille et dans la propagande et qu’ainsi l’action gagnât en intensité et en ampleur. Nous voudrions qu’elle aidât ceux qui ne sont pas encore parvenus à voir clair dans le milieu économique et politique actuel, en secondant leurs efforts d’investigation » lit-on dans le premier numéro.
Pour Monatte, la transparence financière est primordiale. Tous les problèmes financiers sont évoqués ouvertement dans les colonnes de la publication. La revue loge au 42 rue Dauphine. Monatte accumule tous les postes : il est à la fois le rédacteur en chef, le secrétaire de rédaction et l’administrateur. Après plus de six mois, La Vie ouvrière compte déjà 1600 abonnés (ouvriers de toutes les fédérations), ce qui est bien plus que pour La Revue syndicaliste ou le Mouvement socialiste. Nombre de spécialistes viennent grossir les rangs du « noyau » : l’économiste Francis Delaisi, le médecin La Fontaine ou encore l’ingénieur Robert Louzon.
Toute l’équipe travaille dans un esprit d’entraide et de joyeux drilles. Des ouvriers de passage aident aux envois de courriers, participent aux tâches administratives. Des discussions vives s’engagent lors des permanences de la semaine jusque tard dans la nuit. Chacun peut y amener son abonnement et ses réflexions sur la revue.
La Vie ouvrière reste sur bien des points une revue atypique : dans sa vie interne (fonctionnement, financement), dans le choix de ses collaborateurs et surtout son contenu. On y évoque les grands problèmes de société, les mutations de la classe ouvrière et les problèmes internationaux. Les colonnes de la revue sont très largement ouvertes aux organisations ouvrières d’Europe. Dans le numéro du 20 décembre 1909 on peut lire : « Il n’est pas de pays où ne s’affirme une minorité révolutionnaire, faible ou puissante, souvent en dehors de l’organisation centrale nationale. Il faut, tout en restant au Secrétariat international et en participant à ses Conférences, ne pas perdre de vue ces minorités animées de conceptions semblables aux nôtres. Il faut que nous suivions leur mouvement et leur développement comme elles suivront les nôtres ».
Dans les premiers numéros parus, l’insurrection de Barcelone est très largement couverte. Mais on évoque également la grève des boutonniers de l’Oise. Véritable école intellectuelle du syndicalisme révolutionnaire, La Vie ouvrière aura un impact certain sur les dirigeants du mouvement ouvrier d’après la première guerre mondiale. A la déclaration de guerre, Pierre Monatte est désabusé par le retournement des dirigeants syndicaux : « Comment s’imaginer un mouvement syndical, aussi un mouvement socialiste, aussi un mouvement anarchiste, qui ont brusquement, en quelques jours, les premiers jours d’août 1914, renversé et piétiné tout ce qu’ils avaient proclamé jusque-là, pour se rallier à la guerre et du même coup à la bourgeoisie qui menait cette guerre ? »
Monatte démissionne de son poste au comité confédéral et saborde La Vie ouvrière. Hors du réseau syndical, La Revue socialiste est la plus ancienne parution du socialisme français. Née en 1885, elle va perdurer jusqu’à l’aube de la première guerre mondiale. Une première tentative de création échoua en 1880 malgré les efforts conjugués de Jules Guesde et Benoît Malon. C’est ce dernier, ancien ouvrier teinturier, militant de l’AIT1 et de la Commune, qui sera le véritable fondateur de la Revue socialiste, l’œuvre de sa vie. Son rêve est de publier « une revue, un recueil mensuel où le socialisme français dépouillerait l’antagonisme des sectes ».2 Il la veut ouverte à toutes les tendances du socialisme. Malon est alors tout à la fois directeur, gérant et secrétaire de rédaction de la revue. Le commanditaire est un curieux industriel du nom de Villaséca.
Présent sur tous les fronts, Malon se tue littéralement à la tâche le 23 septembre 1893 au moment même où les premiers députés socialistes font leur entrée au parlement. Portée au siège de la Revue socialiste, sa dépouille reçoit l’hommage des Parisiens. Des milliers de personnes suivent ses obsèques au cimetière du Père-Lachaise. En 1913, un monument destiné à recueillir ses cendres sera érigé face au Mur des Fédérés.
Son premier successeur est Georges Renard, ancien normalien et critique littéraire, secondé par Adrien Veber. Gustave Rouanet, ami de Jaurès et député du XVIIIe arrondissement, le remplace en mars 1898. Puis c’est Eugène Fournière, ancien ouvrier bijoutier, qui prend les rênes de la revue en janvier 1905. Tous sont des disciples de Malon pour qui « ses prescriptions sont sacrées ». Benoît Malon fera l’objet d’un véritable culte de la part des différents directeurs en tant que « vénéré fondateur ».
La Revue socialiste paraît chaque mois avec plus de 100 pages pour dix-huit francs par an, au moins jusqu’en 1910. On y retrouve de grandes plumes de l’époque : Jean Jaurès, Jean Ajalbert, Louis Lumet, Léon Blum et surtout Péguy, qui signe alors sous le pseudonyme de Pierre Deloire. Georges Sorel publiera lui aussi entre 1901 et 1902.
En 1910, la revue fusionne avec la Revue syndicaliste d’Albert Thomas, le leader politique de l’aile « droite » de la SFIO. La nouvelle concurrence de La Vie ouvrière de Pierre Monatte, lancée en 1909, n’est pas pour rien dans ce rapprochement qui vise à contrer la jeune revue. Avec Thomas, entre en scène Marcel Rivière, mécène nouvellement déniché.
On créé pour Albert Thomas le poste ad-hoc de rédacteur en chef de la Revue socialiste. « Nous prenons aujourd’hui, mes camarades et moi, la charge de la rédaction de la RS… » affirme t-il haut et fort malgré Fournière toujours en place. A la définition de revue d’études, il souhaite adjoindre désormais à la RS celle de revue d’action, dans le but de « grignoter » le lectorat de La Vie ouvrière.
Malgré tout, la RS ne se développe pas. Il existe déjà tout un tas de publications ouvrières bien plus dynamiques, attrayantes et surtout plus jeunes. Son manque d’originalité et de renouvellement font chuter irrémédiablement la vielle dame socialiste. Les abonnements régressent et les syndicalistes n’adhèrent pas. « Savez-vous ce que c’est que de faire vivre une revue, que de payer tous les mois un imprimeur, un marchand de papier, la poste et tous les autres frais ?… On ne peut pas payer en paroles ou en écrits ces braves gens d’imprimeurs, de libraire… » s’écrira Fournière désabusé en février 1910. A ces problèmes de fond et de forme, s’ajoute une administration inexistante. Roger Picard trouvera, lors de son arrivée en juillet 1913, « quantité d’imprimés, de coupures d’Argus, voire de correspondance non ouverte de 1911-1912 ». Pour finir, des querelles internes font éclater des rancœurs et des conflits de lignes politiques.
En janvier 1914, lorsque Eugène Fournière décède brutalement, Albert Thomas devient directeur de la Revue socialiste. On engage de nouvelles plumes. Placée sous le contrôle de la SFIO et malgré le soutien financier de Marcel Rivière, la publication ne parvient pas à sortir la tête de l’eau. Elle cesse de paraître en juillet 1914 à l’issue de presque trente années d’existence.
Guillaume Le Carbonel
Sources :
- Julliard Jacques. L’Ouvrier des deux mondes. In: Cahiers Georges Sorel, N°5, 1987. pp. 39-47.
- Julliard Jacques, Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe, coll. Points histoire 1985.
- L’ouvrier des deux mondes, N°1 à 23, février 1897/décembre 1898
- Le Monde ouvrier, N°1 à 6, janvier/juillet 1899
- Chambelland Colette. La Vie ouvrière (1909-1914). In: Cahiers Georges Sorel, N°5, 1987. pp. 89-93.
- La Vie ouvrière, N° d’octobre 1909/février 1910
- Rebérioux Madeleine. La Revue socialiste. In: Cahiers Georges Sorel, N°5, 1987.
1L’Association Internationale des Travailleurs, appelée également 1ère Internationale.
2Gustave Rouanet en 1898.