Bobos contre « sans-dents » ou la lutte de classe à la roumaine
Claude Karnoouh pour la Pensée Libre ( en Février 2017) donne son avis sur les récents événements roumains.Depuis les faux charniers de Timosoara et l’invasion simultanée de Panama en 1989, depuis la série de « révolutions colorées » post-transition d’Europe orientale, depuis le « printemps arabe », et encore plus depuis les manifestations anti-brexit en Grande-Bretagne, anti-Kaczynski en Pologne et anti-Trump aux USA, deux camps bien délimités semblent avoir émergé chez ceux des observateurs qui ne sont pas encore blasés par la morne vie politique ambiante et par le système d’alternances sans alternative : d’un côté ceux qui voient partout la main de Soros derrière chaque manifestation de mécontentement populaire ou classe moyenne, et de l’autre, ceux qui n’ont d’yeux que pour l’aspect spontané et guilleret dudit mouvement. Il ne pouvait donc pas en aller autrement avec le récent mouvement de masse qui a traversé les villes roumaines. Et qui témoigne au moins de l’existence sur les bords du Danube d’une grande peur qui assaille tous ceux qui n’ont plus foi dans l’avenir.
Or, la réalité étant toujours un peu plus composite que ce qu’un étudiant peut imaginer ou que ce qu’un manipulateur peut souhaiter, il faut apprendre à nuancer et à saisir le plus important, c’est à dire le plus durable. Chercher donc ce que veut dire tout mouvement qui réussit à agglomérer des manifestants. Et quelle est son implantation et sa force réelles. C’est en définitive là, la chose à analyser. Car nous connaissons beaucoup de révocouleurs qui ont échoué et quelques gouvernements qui n’ont pu être renversés que parce qu’il y a eu en finale intervention extérieure plus ou moins armée. En Roumanie, pour le moment du moins, ni l’un ni l’autre ne se sont produits.
Tout et son contraire ont été écrits sur les récentes manifestations de Roumanie, sur l’enthousiasme des jeunes cadres et des employés des multinationales présentes à Bucarest, ainsi que celui d’une grande partie des jeunes universitaires, d’une partie des lycéens qui s’étaient rassemblés sur la Place des Victoires. Tout aussi a été écrit sur les gens en général plus âgés, les petits employés, les ouvriers, en bref, les gens de peu qui manifestaient devant la résidence officielle de la Présidence de la République, au Palais Cotroceni… Oui tout a été dit sur les réseaux sociaux en majorité opposés à la décision du Parti social-démocrate (PSD) de promulguer une ODG (ordonnance de gouvernement) tard dans la nuit. On a vu ainsi se déployer un déchaînement de violence contre le parti vainqueur des élections, une rancœur autocensurée a éclaté en des discours de haine d’une violence inouïe. Et d’un seul coup le droit constitutionnel est devenu la spécialité de la masse des manifestants, comme si l’ODG avait été une innovation anticonstitutionnelle.
Disons-le d’emblée, je n’ai pas de sympathie pour le PSD, à l’exception de Gabi Cretu. C’est un parti de petits « barons » locaux, de paysans parvenus, trop vite parvenus, en partie mafieux en partie habiles en affaire, mais tout-petits. Qu’on me pardonne cette faiblesse bourgeoise, mais j’ai toujours apprécié les bonnes manières, même chez les révolutionnaires du tiers-monde que j’ai eu l’honneur de rencontrer naguère, dans ma jeunesse militante. Toutefois mes goûts de dandy un peu cynique ne peuvent en aucune façon servir de grille d’analyse pour de tels événements qui ont mobilisé à peu près 150 000 personnes les meilleurs jours. Redisons-le aussi d’emblée pour que mon propos soit clair, l’impardonnable faute tactique de Monsieur Dragnea de faire promulguer une ODG (c’est à dire un article de loi sans vote ni débats) à peine installé au pouvoir le gouvernement Grindea qu’il dirige de fait depuis sa place de président de la chambre, est une faute politique grave pour laquelle le parti paiera longtemps. Preuve que ce Monsieur est bien ce que disaient ses adversaires, un petit joueur, un stratège d’estaminet de province éloignée, un tribun de gargote.
Enthousiasme démocratique et haine biologique
A cet enthousiasme levant des foules à l’encontre de la corruption du PSD illustrée par cette ODG, il faut ajouter chez les mêmes manifestants des paroles d’une haine biologique lancée vers le camp adverse, contre les vieux, les « analphabètes » ou presque, les paysans, les retraités, les pauvres en général qui vivraient aux crochets des actifs, des gens cultivés, diplômés, sérieux, courageux et honnêtes. Bref, d’un côté le bien, de l’autre le mal incarné par des hommes et des femmes qu’il faudrait éliminer, auxquels on devrait retirer le droit de vote, en bref auxquels il conviendrait d’appliquer un programme d’eugénisme social. J’entends dans ces phrases un écho pas si lointain du programme appliqué aux handicapés par un certain peintre viennois raté qui fit néanmoins une des plus importantes et criminelles carrière politique au cours du XXe siècle. Toutefois dans la bouche de ces nombreux apprentis bobos ou apprentis bourgeois qui se prétendent défenseurs de l’État de droit, il y a, de fait, une profonde méconnaissance du droit : paradoxalement ils affirment défendre l’État de droit et de fait, souhaitent une République où les juges et les services contrôlent le politique ! Car l’ODG est inscrite dans la constitution comme le sont et l’état d’exception et l’état d’urgence. L’ODG numéro 13 n’est donc pas inconstitutionnelle, mais elle a été vue et perçue comme inconstitutionnelle car elle se présentait comme une opération ad hoc afin sauver de l’inculpation quelques politiciens non seulement au pouvoir, mais, on l’a oublié, simultanément dans l’opposition. De fait, il eût fallu préciser qu’elle était certes légale mais dans le contexte de la décision de la promulguer, elle apparaissait illégitime. Or si l’on s’en tient à une tradition qui remonte aux Grecs et se poursuit jusque dans la modernité, une loi illégitime est une loi inique, et le Prince qui la promulgue comme ordonnance ou la fait voter par sa majorité, devrait, si tel avait été le cas de ceux qui se sont mobilisés contre l’ODG numéro 13, être déchu, et ceci devrait être étendu à tout le gouvernement et à tous ceux qui appartiennent à son parti et en auraient accepté le contenu. Or, ce n’était pas là le mot d’ordre de ceux qui, dans un premier temps manifestaient, ils voulaient l’abrogation de cette ordonnance.
Pays démocratique, la Roumanie permet aux citoyens de s’exprimer par des manifestations de rue, même si celles-ci ne sont pas autorisées. La police anti-manifestation, la gendarmerie y est, sauf rarissime exception, plutôt bon enfant, rien de comparable avec les polices françaises, italiennes ou étasuniennes. A cela, il faut ajouter que la plupart des membres de la génération qui manifeste aujourd’hui contre le gouvernement n’a pas connu les grandes manifestations de décembre 1989, le très violent conflit avec les mineurs ou les batailles rangées entre Roumains et Hongrois de Târgu Mures en mars 1990. Jeunes adultes célibataires, jeunes couples avec ou sans enfants, avec animaux de compagnie, nous avons affaire à des diplômés du niveau de la maîtrise ou pour un petit nombre, avec doctorat, pour l’essentiel des diplômés en sciences économiques, sociologie, journalisme, langues étrangères, management culturel et droit. Si donc, l’illégitimité perçue de cette ODG avait été énoncée clairement, les manifestations eussent dû dès le début exprimer la « volonté générale » d’en découdre avec le gouvernement PSD-ALDE et demander non seulement la démission de tout le gouvernement, mais la tenue d’élections nouvelles sous prétexte de forfaiture du pouvoir législatif. Ceci étant d’autant plus qu’en filigrane, dans un geste totalement inconstitutionnel, le Président, sûrement conseillé par les représentants du groupe Soros dans son cabinet (entre autres personnes par Madame Pralong pour ne la pas nommer) s’est mêlé aux manifestants pour déclarer son soutien et les appeler : « mon peuple » (sic !…). Cependant, entre la légitime indignation d’une partie de la population urbaine jeune et moderne, voire hypermoderne (même si cette modernité n’est que parodique, qu’une sorte de bovarysme local), et le style réel des appels à manifester sur les réseaux sociaux prétendant simultanément à une spontanéité de la mobilisation et des rassemblements, il y a un hiatus qui m’oblige à songer à quelque chose de bien plus organisé au travers de ces mêmes réseaux sociaux.
Révolte spontanée ou mécontentement manipulé ?
Ayant milité dans les associations étudiantes communistes, puis dans l’un des syndicats de l’enseignement supérieur français (SNES-Sup), j’ai quelques notions quant à l’organisation de manifestations d’une certaine ampleur. Certes on peut, sur un lieu de travail quelconque, retrouver un groupe de salariés insatisfaits ou indignés par une injustice patronale ayant déclenché une grève spontanée, mais dans une grande ville, de surcroît une capitale où la socialisation est par essence atomisée en quartiers, appartements et lieux de travail dispersés sur une grande étendue, rassembler 20 000, puis 50 000 personnes et enfin 150 000 cela ne se fait pas avec le bouche à oreille entre voisins, il faut une force mobilisatrice organisée, capable de réunir des gens éparpillés. Ce travail a été fait par un certain nombre d’ONG qui sont unies pour la plupart par un plus petit dénominateur commun, elles émargent toutes plus ou moins à des fondations liées à l’Open society dont Monsieur Soros serait le mécène permanent depuis plus de quarante ans dans tous les pays non seulement de l’ancien bloc soviétique, mais encore en Asie du sud-est ou en Amérique latine. Je sais bien, selon l’adage français, que l’on ne prête qu’aux riches, mais toute la fortune de Monsieur Soros qui est certes conséquente, ne suffirait pas à financer non seulement de vastes opérations culturelles (la CEU par exemple), mais plus encore des opérations politiques comme les révoltes dites « Orange » ou Printemps arabe. Au risque de lui déplaire, mais peut me chaut, Monsieur Soros n’est qu’un intermédiaire comme l’avaient prouvé ses spéculations contre la livre et le franc au milieu des années 1990 où les autorités françaises d’alors (Président Chirac) avaient découvert qu’il était l’intermédiaire de l’État américain et des pétromonarchies1. A l’époque, le franc avait résisté grâce à un soutien massif de l’Allemagne, mais la livre non, le bénéfice attendu devait être gigantesque, mais la Bundesbank fit en partie capoter l’affaire. Bref, ce genre de service d’intermédiaire se paie et se paie très cher. Mais personne en Roumanie ne s’est interrogé sur la manière d’acquérir une telle fortune en aussi peu de temps ? Car Monsieur Soros n’est ni Rockefeller ni Pierpont, ni Rothschild, ni Ford, ni Goldman Sachs, ces immenses fortunes-là ont mis plus d’un siècle pour devenir ce qu’elles sont. C’est ainsi que l’on fait passer pour de la générosité philanthropique ce qui n’est au bout du compte que des interventions étatiques déguisées en opérations caritatives privées, en aide à l’apprentissage de cadres devant former l’armature administrative et politique d’un pays prétendument démocratique.
Selon le vieil adage toujours d’actualité, « dis-moi qui finance et je te dirai qui dirige la musique ». Il était donc suffisant de repérer les sites mobilisateurs sur Facebook pour voir que diverses ONG, diverses figures autoproclamées comme représentantes de la société civile (où comme par hasard on ne trouve jamais d’ouvriers, de simples salariés, encore moins de paysans ou de retraités) étaient mobilisées pour fournir les thèmes des soirées sur la Place des Victoires, depuis les slogans jusqu’aux représentations, une fois c’est le drapeau national, une autre fois les téléphones portables allumés, etc… ? Quant à moi, j’ai, depuis fort longtemps, appris de la philosophie politique comme de la sociologie politique qu’il n’y a de représentants légaux d’un peuple en sa diversité sociale, ethnique et religieuse que les hommes et les femmes que ce même peuple élit au suffrage universel.
Légalité et légitimité : la question de l’ordonnance 13
Revenons à présent à notre propos initial. L’ordonnance de gouvernement numéro 13 promulguée au journal officiel est d’une parfaite légalité, puisqu’elle a été conçue, rédigée et signée par des ministres issus d’une élection démocratique non contestée. Que la manière et le but aient pu paraître abusif, qu’il y a là quelque chose dans l’ordre de la morale qui outrepasse le mandat qui avait été donné à ces politiciens, je le conçois très bien. Toutefois, en ayant désigné cet acte comme une énorme faute tactique qui, à mon humble avis, devrait être sanctionnée au sein du parti en remplaçant par exemple Monsieur Dragnea à la tête de la chambre des députés et de son parti, je n’ai ainsi manifesté aucun parti-pris particulier. Aussi l’exigence de son abrogation doit-elle se réduire à un acte visant la critique de l’illégitimité éthique de cette ordonnance particulière, et non de l’article de la constitution qui le permet. En effet, que je sache, depuis 1991 tous les gouvernements ont usé et abusé des ODG sans que cela ne soulevât l’ire des prétendus démocrates, lesquels, dans la vie quotidienne, n’hésitent jamais à donner ici et là un bakchich pour obtenir ce dont ils ont besoin et mettre ainsi de l’huile dans les rouages du fonctionnement administratif, technique ou médical.
Mais à écouter les dirigeants des sites des ONG-s « démocratiques » qui nous présentent la massive mobilisation comme le résultat d’une coagulation sociale spontanée, on se serait cru dans une sorte de conte de fées politique irénique ! Quant à moi, je dirais à ces gens-là, de véritables ONG-istes professionnels, « qu’il ne faut pas prendre les enfants du Bon dieu pour des canards sauvages ! » En d’autres mots, plus directs : il ne faut pas pendre les lecteurs des réseaux sociaux un peu avertis de la chose politique et syndicale pour des naïfs ou des imbéciles. J’ai, comme je l’ai fait remarquer, assez participé dans ma jeunesse à des manifestations étudiantes ou universitaires pour savoir que la spontanéité, cela s’organise. Même en 1968, les très grandes manifestations, y compris les luttes nocturnes avec la police n’étaient pas spontanées, trotskistes de diverses obédiences, anarchistes, une partie des étudiants communistes, jeunes syndicalistes de la CGT avaient travaillé avec leurs réseaux dans leurs milieux professionnels ou universitaires pour mobiliser les gens. Qu’il y ait eu sur la Place des Victoires quelques milliers de naïfs appelés par leur légitime colère à venir hurler leur haine et leur dégoût face au gouvernement j’en conviens aisément, mais si l’on suivait avec attention les discours des leaders des ONG-s habituellement mobilisatrices sur Facebook, il sautait aux yeux que c’était ces gens-là qui appelaient aux rassemblements en intensifiant les angoisses et en fournissant mots d’ordre, slogans et thèmes de banderoles… Puis, les soirs suivants, après le drapeau national, on vit apparaître des drapeaux de l’UE, comme si l’UE avait quelque chose à voir avec ces décisions constitutionnelles. Dès lors, l’origine des organisateurs de ces manifestations s’éclaircit partiellement. On devine ici et là, les signes de députés européens qui, à Bruxelles, travaillent en permanence à soumettre l’économie et la politique roumaines aux décisions des pouvoirs financiers internationaux de manière à contrer toute volonté gouvernementale, même la plus timide, d’augmenter les salaires minimaux et les retraites, d’améliorer un tant soit peu la situation des médecins et des infirmières, des professeurs et des instituteurs, etc., et, last but not least, de prévoir pour les compagnies multinationales un contrôle plus ferme de leurs impositions sur les bénéfices et de l’exportation des bénéfices énormes qu’elles réalisent en Roumanie2… Nous le savons déjà de longue date, pour contrôler, le nouvel ordre mondial de l’exploitation économique, et donc aussi politique, s’appuie sur des agents plus puissants que les politiciens élus. Pour contrôler cela, il faudrait des lois de souveraineté drastiques. Sans ces lois, le pays n’est jamais maître de son destin.
La grande peur des classes moyennes
Cependant on ne peut comprendre ce mouvement de masses des classes moyennes urbaines roumaines selon la seule grille monocausale d’une manipulation bien montée car on ne peut manipuler les gens que sur un fond de subjectivité déjà préparé à recevoir cette manipulation. Il faut donc chercher du côté de la subjectivité des acteurs. Dans les têtes de ces manifestants il y a d’un côté une énorme ignorance de la réelle praxis politique qui les conduit à un idéalisme de rêve, et tout autant, de l’autre, on les perçoit saisis d’une totale irrationalité sociale et historique ; ils sont emplis de frustrations, hantés d’espoirs déçus, habités d’une grande incertitude quant à leur avenir et à celui de leurs enfants qu’ils pensent en général exporter ; ils sont rongés par la dénégation de leurs origines rurales ou prolétaires qui engendrent chez eux un sentiment de culpabilité et une honte profonde de leurs parents demeurés largement archaïques. De fait, dans leur expérience existentielle ils sont soumis à nombre d’aspects quotidiens qui incarnent les stigmates de la soumission aux vieilles règles familiales.3 J’incline à penser que ces jeunes gens et ces jeunes femmes, ces jeunes couples avec ou sans enfant, mais souvent avec des animaux de compagnie, amateurs de bicyclette, d’écologie urbaine, de nourritures végétariennes, sinon véganes, manifestant une peur panique des conflits : le mot d’ordre le plus entendu lors des manifestations, « sans violence », nous dit tout.
Mais simultanément ils sont, dans leur entreprises, soumis aux très dures exigences de rentabilité du travail exigées par le capital privé, ou pour les enseignants (sauf les professeurs titulaires) aux salaires médiocres, ce qui les conduit à vivre dans un état de fébrilité constante, sans cesse à la recherche d’une bourse ici ou là, quel que soit le sujet, courant d’un colloque à l’autre et répétant le matériel que les institutions occidentales leur réclament sur les thèmes, les théories et les méthodologies qu’elles imposent sans égard aux situations et aux talents locaux. Bref, pour toutes ces nouvelles classes moyennes urbaines profondément marquées par l’idéologie hyper-individualiste du nouveau néo-libéralisme déversée à satiété depuis décembre 1989, la vie en Roumanie leur paraît sombre, sans véritable avenir, sans ascension sociale prévisible. Aveugles ou aveuglées sur les origines de ce blocage sociétal, oubliant leur propre exploitation, elles en attribuent la cause à l’énorme masse des laissés-pour-compte de la transition avec ses thérapies de choc, aux chômeurs, aux familles détruites, aux femmes seules en charge d’enfants, aux misérables des campagnes, aux vieux des quartiers pauvres des villes, aux retraités aux revenus à la limite de la survie. En effet, et là elles ont raison, il y a de quoi désespérer de l’avenir d’un pays dont le futur est largement obstrué, voire barré par des politiques économiques sans lendemain qui favorisent le gain immédiat sans vision du lendemain (comme par exemple les ventes à pertes d’entreprises fort rentables, les défrichages massifs des plus belles forêts de Transylvanie, ou l’acceptation de multinationales qui vendent leurs services plus chers que dans les pays occidentaux). Ces classes moyennes urbaines voient aussi que les meilleurs parmi les ouvriers et les contremaîtres, les meilleurs parmi les étudiants en sciences et techniques, mais aussi dans les humanités, ou pis parmi les médecins, les stomatologues et les infirmières (29 000 en 2016 !) partent exercer leurs talents dans les pays développés, offrant à ceux-ci des spécialistes de qualité dont la formation n’a rien coûté aux États qui les reçoivent. Elles savent aussi que nombre de ceux qui ont émigré travaillent dans des activités sous-qualifiées (ainsi des ingénieurs constructeurs se retrouvent simples ouvriers du bâtiment, une assistante médicale simple fille de salle dans un hôpital privé, sans parler des dizaines de milliers de semi-esclaves qui travaillent dans l’agriculture des pays occidentaux). Ainsi, nourries de tant d’illusions moralistes et de tant de peurs si peu politiques, ces manifestations ne sont pas sans rappeler la société du spectacle si bien démontée par Guy Debord. Habitées d’une subjectivé réifiée (selon la terminologie de Lukács) le spectacle qu’elles nous offrent n’est au bout du compte que du pseudo : du pseudo politique car on n’y entend parler que de la corruption d’un parti, sachant que toute la classe politique ou presque y a goûté depuis décembre 1989 ; du pseudo contestataire mis en scène par des ONG-s qui n’ont d’Organisation « non » gouvernementale que le nom et qui se gardent bien de toucher aux multinationales par exemple (le scandale Microsoft par exemple), du pseudo moralisme en ce qu’elles se présentent comme le bien absolu, comme si elles n’appartenaient pas elles-aussi à cette société avec leurs petites corruptions journalières.
Elles veulent donc la démission de Monsieur Dragnea, et pourquoi pas celle du Président qui vient d’être reconnu coupable d’appropriation abusive d’appartements à Sibiu sa ville natale ? Pour un autre gouvernement ? Mais dans le cadre légal ce sera toujours un gouvernement PSD puisque ce parti avec le petit ALDE de Monsieur Tariceanu ont ensemble gagné la majorité absolue ? Elles ont essayé d’exiger de nouvelles élections ? Mais des sondages sérieux prédisent une plus grande victoire encore du PSD ! Elles prétendent lutter pour l’État de droit, mais bafouent l’État de droit en soutenant l’ingérence des juges et des services dans le législatif, ce qui contredit les fondements même de l’État de droit moderne : la séparation des pouvoirs ! En bref, les manifestants d’une part trop peu nombreux et surtout trop pusillanimes pour engager une véritable épreuve de force avec le pouvoir défendu par une gendarmerie fidèle à la légalité, en sont réduits aux vociférations, aux cris et imprécations qui rappellent les subversions symboliques des anciens carnavals médiévaux de l’Occident catholique.
Cependant, tous ces bruits parasites n’arrivent pas à dissimuler la véritable lutte de classe qui traverse sourdement la société roumaine post-communiste, c’est à dire celle qui se joue entre un conglomérat de parvenus du business, de leurs serviteurs diplômés bien-mis et obéissant au capital local ou étranger, et ceux qui, comme l’a écrit récemment un médiocre philosophe, et simultanément businessman corrompu de l’édition, n’ont pas les moyens de se faire soigner les dents chez un dentiste, les « sans-dents » si chers à un autre médiocre, cette fois français, le président François Hollande. Claude Karnoouh
Bucarest le 27 février 2017
PSD : parti social-démocrate… dont Monsieur Dragnea est simultanément le président et l’éminence grise gouvernementale. De fait, un parti centriste qui par le passé a privatisé sans retenue. Il est très bien implanté dans les provinces et les municipalités. Il a des velléités (selon le modèle Hongrois) de défendre le capital local contre le capital étranger en s’assurant d’un réel soutien populaire des gens de peu, des petits fonctionnaires et des ouvriers, pour lesquels il promulgue de légères augmentations des salaires minimaux et des retraites des plus modestes. Haïs des libéraux bruxellois, voire même des socio-démocrates, il ne touche pas vraiment aux avantages financiers énormes dont jouissent dans le pays, les multinationales des services ainsi que les étrangers ayant acheté ou loué de très grandes surfaces agricoles dont les revenus viennent massivement des subventions de Bruxelles.
ALDE (Alliance des libéraux et démocrates) : Petit parti de type libéral au sens du XIXe siècle, allié du PSD et dirigé par le seul politicien roumain qui semble avoir la carrure d’un homme d’État : Monsieur Tàriceanu.
PNL (Parti national libéral) : Droite libérale atlantiste et européiste radicale, parti du Président de la République, conglomérat du PD (Parti démocrate) et et PNL historique. Soutenu par les ambassades occidentales, les lobbies bruxellois où leur élus agissent en permanence pour dénoncer la « mainmise russe » sur la Roumanie ! Essentiellement défenseur des multinationales et de la privatisation totale de l’économie, y compris celle des prisons.
Notes :
1 Au mois de juin 1997, élu chevalier de l’Armagnac, le préfet du département du Gers, centre de cette région viticole, avait refusé de participer à la cérémonie d’intronisation pour protester contre ce que le gouvernement avait appelé alors, un acte de guerre économique contre la France.
2 Je rappellerai simplement que Véolia par exemple vend l’eau plus chère à Bucarest que dans les villes de France où elle la gère !…
3 Par exemple, il est fréquent de les entendre se proclamer athées, mais ils font baptiser leurs enfants, ou ils se marient à l’église… autant de situations spirituellement inconfortables.