La vidéosurveillance : Argos Panoptès du monde moderne
« Big Brother vous regarde. » [1]. Le futur imaginé par George Orwell dans son roman prophétique, 1984, dans lequel le héros, comme les autres citoyens, est soumis à un contrôle constant de l’Etat Big Brother, via des caméras de surveillance, ressemble de façon troublante à notre monde actuel. En effet, la vidéosurveillance (parfois désignée par le sigle CCTV, closed-circuit television) est omniprésente, et chaque ville se targue de parsemer de caméras ses rues. Présentée comme indispensable dans la lutte contre le terrorisme et la délinquance, rebaptisée « vidéoprotection » au lieu de « vidéosurveillance », elle a pour particularité de considérer tout individu comme un éventuel adversaire sociopolitique : « l’un des buts déclarés de cette technique consiste précisément à repérer des comportements suspects […] Elle peut ainsi permettre d’empêcher d’évoluer librement ces personnes dont le comportement apparaitrait suspect à l’opérateur qui alerterait le service concerné ». [2]
Aujourd’hui, la lutte contre le « Mal », combat ultime de notre monde moderne, fait de l’individu l’ «objet d’une information, jamais [le] sujet d’une communication ». [3]
Le « traçage » de l’être humain n’est pas un concept né avec les nouvelles technologies : dès la fin du XVIIIème siècle, le philosophe anglais Jeremy Bentham (1748-1832) pose les bases du panoptique dans un ouvrage intitulé Panopticon, paru en 1791. Le panopticon est un bâtiment de type carcéral composé d’un point central où un surveillant peut contrôler des prisonniers, sans que ces derniers puissent voir celui qui les observe. Initialement destiné à l’institution carcérale (Jeremy Bentham fut à l’origine de plusieurs projets de réforme pénitentiaire), l’application de ce modèle architectural à l’ensemble de la société sera même suggéré : « La morale réformée, la santé conservée, l’industrie revigorée, l’instruction diffusée, les fardeaux publics allégés… Tout cela par une simple idée d’architecture. » [4]
Des débuts de la société industrielle jusqu’à nos jours, diverses méthodes ont été appliquées dans un but sécuritaire (empreintes digitales, anthropométrie,…), afin de déterminer le profil de l’ennemi, supposé ou réel. L’essor de l’âge « technoglobal » modifiera profondément la surveillance des individus : puces électroniques, téléphone portable, vidéosurveillance… tous les moyens existent pour « tracer » une personne.
Les origines de la société sécuritaire
Développées dans un premier temps pour la protection des lieux privés (banques, commerces …), les premières caméras de surveillance destinées à la voie publique furent installées à Londres dans les années 1990, à la suite des attentats à la bombe commis par l’IRA. Depuis, le phénomène s’est intensifié, faisant du Royaume-Uni le pays le plus surveillé au monde, on y dénombre en effet quelques 5 millions de caméras sur son territoire (dont 500 000 à Londres). Mais la capitale britannique n’est pas la seule à avoir ses rues constellées de caméras : la vidéosurveillance touche tous les pays européens, quelle que soit la législation en vigueur. Et si, en Allemagne, les caméras ne sont situées que dans les lieux publics où l’on a pu constater un niveau élevé de délinquance, ce pays fait figure d’exception en Europe.
En France, les premières caméras, installées pour surveiller les commerces ou les banques, étaient soumises à des règles de droit commun relatives à la protection de la vie privée, comme la loi du 17 juillet 1970 sur le droit à l’image, ou encore la législation relative à l’informatique et aux libertés du 6 janvier 1978. Quand, au début des années 1990, la méthode s’étendit à la voie publique, l’installation de caméras s’effectua sur décision du maire et de son pouvoir de police générale, en dehors de toute législation. La ville d’Avignon fut rappelée à la loi, quand le 21 juin 1990, le tribunal administratif de Marseille annula la décision de la commune de placer dans ses rues 93 caméras, ainsi qu’un poste central de visualisation et d’enregistrement, au motif que cette installation portait « une atteinte excessive aux libertés individuelles et notamment au droit à la vie privée et à l’image ».
Ainsi, le besoin de règles juridiques strictes visant à encadrer la vidéosurveillance sur la voie publique s’imposa, et la loi du 21 Janvier 1995 vit le jour : elle détermine les règles pour les « lieux accessibles à tous sans autorisation spéciale de quiconque, que l’accès en soit permanent et inconditionnel ou subordonné à certaines conditions » [5] (rues, bus,…)
Sous le regard de l’Argos Panoptès contemporain
L’adoption de la « loi antiterrorisme » en 2006 entama la mutation de la vidéosurveillance, Michèle Alliot-Marie, alors Ministre de l’Intérieur, affirmait que «la vidéosurveillance est une nécessité face au terrorisme, et un atout contre l’insécurité. » [6] Et souhaitant l’installation d’un million de caméras pour 2009, l’Etat, auparavant simple arbitre, en laissant le soin aux collectivités territoriales et aux personnes de gérer elles-mêmes leur besoin en la matière, va désormais devenir le principal promoteur de la vidéosurveillance et imposer sa volonté sécuritaire : prescription de mise en place de systèmes de vidéosurveillance par le Préfet, accès direct et permanent de la police aux images appartenant aux collectivités locales, aide financière aux communes installant des caméras (le coût d’investissement total est de 20 000€ par caméra)… Un Préfet peut même installer de façon temporaire un système de vidéosurveillance en cas de « tenue imminente d’une manifestation ou d’un rassemblement de grande ampleur présentant des risques d’atteinte à la sécurité des personnes et des biens. » La loi s’étend également aux personnes morales, telles que les entreprises privées, puisque ces dernières peuvent déployer des caméras « pour la protection des abords immédiats de leurs bâtiments et installations. » Ce pouvoir donné aux personnes morales sera d’ailleurs renforcé par la loi LOPSI (loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure) du 29 août 2002, qui affirme que « l’Etat peut également confier à une personne ou à un groupement de personnes, de droit public ou privé, une mission portant à la fois sur la conception, la construction et l’aménagement d’infrastructures nécessaires à la mise en place de systèmes de communication et d’information répondant aux besoins des services du ministère de l’Intérieur.»
Ainsi épié en permanence par des yeux qui jamais ne se ferment, l’individu se voit observé dans ses moindres faits et gestes, sans autre échappatoire que de se soumettre : comment, en effet, échapper aux caméras toujours plus nombreuses, approuvées par une majorité de citoyens (75% des Français favorables à la vidéosurveillance, selon un sondage de 2013) ? [7] « Voir, écrit le psychanalyste et maître de conférence Gérard Wajcman, aujourd’hui, ce n’est plus exactement l’exercice d’un sens, ni une envie, ni une connaissance, ni une simple jouissance : c’est un droit. Et on entend l’exercer, et que tout s’y soumette. Il y a maintenant une exigence de visibilité. » [8]
Pour justifier l’évolution de cette technologie qui entrave de fait certains droits, la sécurité et la sauvegarde des biens et des personnes sont perpétuellement invoquées : « il appartient au législateur d’opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public sans lequel l’exercice des libertés ne saurait être assuré. » [9] Plus de « flicage » pour plus de liberté, en définitive…
Pourtant, la vidéosurveillance n’est pas un gage de sécurité, ni même de baisse de la délinquance : la plupart des rapports tendent à démontrer son inefficacité. Un représentant de Scotland Yard la qualifie même de « utter fiasco » (échec complet) [10]. En effet, la Grande-Bretagne n’a vu que 3% de ses délits résolus à l’aide des caméras de surveillance…
La vidéosurveillance de demain
L’évolution des nouvelles technologies, toujours plus pointues et perfectionnées, nous prépare à un monde où les délits (réels ou imaginaires) seraient empêchés avant même d’être commis : à l’instar de Minority Report, un film de Steven Spielberg sorti sur les écrans en 2002, où l’on voit trois agents doués de précognition repérer les criminels avant même que ceux-ci n’aient commis leurs forfaits. La vidéosurveillance deviendra ainsi une « vidéoprotection intelligente », capable d’analyser le comportement des individus, dans le but de spécifier s’ils sont ou non « normaux », ou encore de les identifier et de les débusquer dans une foule. A n’en pas douter une excellente façon de déterminer qui est un individu docile, lobotomisé par le Système, et qui ne l’est pas… Ce système de vidéosurveillance intelligent, baptisé INDECT (Intelligent information system supporting observation, searching and detection for security of citizens in urban environment), littéralement « Système d’information intelligent soutenant l’observation, la recherche et la détection pour la sécurité des citoyens en milieu urbain » est financé par l’Union Européenne…
Enfin, selon la logique du système capitaliste, toujours prompt à s’engouffrer dans n’importe quelle brèche dans le but d’amasser toujours plus de profit, les sociétés privées seront de plus en plus amenées à faire le travail de l’Etat, « notamment parce qu’il [le secteur privé] peut pallier les lacunes d’un Etat soumis à la rigueur budgétaire et dont les moyens ont été allégés… » [11]
Une société britannique privée, Internet Eyes, est même allée jusqu’à proposer aux citoyens de Grande-Bretagne de visionner chez eux en direct les images des caméras de vidéosurveillance, afin de dénoncer les crimes et délits, en échange de 1000 livres sterling à celui ou celle qui dénoncerait le plus de crimes.[12] Décidemment, l’avenir est bien plus sombre que ne le prédisait George Orwell…
Marie Chancel
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George ORWELL, 1984, éditions Folio, 1972.
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Jean-Baptiste MELESI, De la vidéosurveillance à la vidéoprotection, évolution du régime juridique et mutation de la technique de vidéosurveillance depuis la loi du 21 janvier 1995, mémoire de recherche effectué à l’université de Strasbourg, 2010/2011
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Michel FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, éditions Gallimard, 1975.
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Jeremy BENTHAM, Panopticon, dans Armand MATTELART, La globalisation de la surveillance. Aux origines de l’ordre sécuritaire, éditions La Découverte, 2007.
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Cour d’appel de Paris, 19 novembre 1986, confirmant TGI Paris 2 octobre 1986.
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Archive.wikiwix.com/cache/ ?url=http://www.premier-ministre.gouv.fr/information/actualites_20.
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Gérard WAJCMAN, L’œil absolu, éditions Denoël, 2011, dans Jean-Baptiste MELESI, De la vidéosurveillance à la vidéoprotection, évolution du régime juridique et mutation de la technique de vidéosurveillance depuis la loi du 21 janvier 1995, mémoire de recherche effectué à l’université de Strasbourg, 2010/2011
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Décision n°85-187DC du 25 janvier 1985 sur la loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, J.O. du 26 janvier 1985, .1137.
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CCTV boom has failed to slash crime, said police, The Guardian, 6 mai 2008 : http://www.theguardian.com/uk/2008/may/06/ukcrime1
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Déclaration de Michael LEJARD, coprésident d’Agora Fonctions, regroupant 250 directeurs de la sécurité de grosses entreprises, dont plusieurs sociétés du CAC 40…
http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2013/03/25/01016-20130325ARTFIG00348-securite-les-francais-favorables-aux-cameras.php
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http://www.lemonde.fr/international/article/2009/10/06/le-voyeurisme-recompense-en-grande-bretagne_1250197_3210.html