Entretien avec Michel Michel : Le Recours à la tradition

Présentation et entretien réalisé par David Gattegno

Pour Michel Michel, «le “monde moderne” n’est pas une culture parmi d’autres, mais une culture atypique, pour ne pas dire une monstruosité». Pareil jugement procède directement de l’œuvre de René Guénon, lequel a évoqué le premier, et répété, cette idée de monstruosité spécifiquement indissociable du monde moderne. Or, qui invoque René Guénon veut, avant tout, faire saillir la plus haute acception du mot tradition, c’est-à-dire le contraire, pour ainsi dire eschatologique, de cette vacuité civilisationnelle dans laquelle on voudrait abîmer le monde. Car, selon Michel Michel, «sans le lest de la Tradition, le christianisme peut devenir fou». Cependant, précise-t-il: «Il ne faut pas pour autant confondre le christianisme et les hérésies dont il est porteur.Le vrai combat de l’Église, c’est de lutter contre ses propres trahisons, ce qui venant d’elle la pervertit.»

«La Tradition devrait être reçue, vécue et transmise plutôt qu’être l’objet d’une doctrine et pire, d’une doctrine polémique conçue pour batailler contre d’autres idées», indique-t-il. Ce qui ne lui interdit pas de lancer une dispute autour de cette «tendance moderne très généralisée» qui consiste à «disserter sur la Grâce et sur les sacrements en se dispensant de toute pratique religieuse régulière». À quoi l’on pourrait apporter comme précision cette formule souvent reprise par René Guénon, selon laquelle «le plus ne saurait procéder du moins», car, en ces dissertations à perte de vue, ce n’est que l’individualisme cérébral qui cherche à se manifester.Auquel individualisme – sorte de mercantilisme psychique, ni plus ni moins –, Michel Michel entend opposer ce que Léon Bloy appelait «les chevaleresques indignations de la conscience chrétienne», autrement dit, les ressources auxquelles doit recourir celui qui appartient à la caste (classe) des guerriers, qu’il associe, peut-être un peu discutablement, à l’exercice politique – encore que le roi est bien un «politique», au fond, et le premier des guerriers (mais nous n’avons plus de roi). République et démocratie ont parodié cela en bombardant le président «chef des armées», rendant ainsi la chefferie accessible jusques et y compris aux plus menus fretins que, par conséquence funeste, aucun ridicule ne saurait tuer.

A lire : Le Recours à la tradition de Michel Michel préface de Fabrice Hadjadj, Collection Téôria, 288p., L’Harmattan, 2021

Entretien avec Michel Michel

DG/ Le sous-titre de votre essai, Le Recours à la tradition, renvoie à Gilbert Keith Chesterton, qui déclarait la modernité «pleine d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles».Le même Anglais, passé de l’Église d’Angleterre à un catholicisme d’un genre tout à fait radical, observait du même point de vue: «Le monde ne mourra jamais de faim par manque de merveilles mais uniquement par manque d’émerveillement.» Comme quoi, au fond, tout est question d’appétit. Vous êtes sociologue et catholique, sous ce double angle d’observation, ce tonique appétit obéit-il à une gourmande curiosité humaine ou, comme les chiens dévo(i)rants des Chants de Maldoror, tient-il à ce que l’on a «soif insatiable d’infini», à ce que l’on «éprouve le besoin de l’infini» 1?

Michel Michel / Dans ma carrière, j’ai rencontré deux sortes de sociologues: ceux qui haïssent leur objet et veulent changer la société; ceux qui aiment leur objet et se méfient de qui veut bouleverser la Création et la nature humaine – et à quel prix!… J’ai de l’appétit, comme vous dites, ou plutôt, je suis dans l’amor fati («amour du destin»). Mais je reconnais avec Pascal que «l’homme passe l’homme». Ce qui m’apparaît comme la porte du Salut et, à la fois, la source de grands dangers. Le désir vise toujours «Au-delà» – c’est-à-dire qu’il aspire à la Transcendance –, mais, s’il rate sa cible, il sera prisonnier de toutes les transgressions. C’est peut-être ça le péché originel: avoir été créé «à l’image et à la ressemblance de Dieu» mais chercher à devenir «comme des dieux» en dehors de Dieu.

DG/ Chez Lautréamont, que je citais tout à l’heure, Maldoror fait appel à ce que sa mère lui disait; vous, vous remontez à votre grand-mère, qui, dites-vous, vous a régulièrement lu des contes et des légendes. Moyennant quoi, dites-vous savoir que, d’après Ernst Cassirer, «l’homme ne vit pas dans un monde de choses, mais dans un monde de signes» – «Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu», reprend Matthieu (IV, 4)2 d’après Deutéronome (VIII, 3)3.

Le rationalisme, qui est un des piliers de la «modernité», dresse (partiellement, heureusement) à ne plus percevoir dans la création un ensemble de signes, mais un tas de «choses», reliées entre elles par la mécanique du «hasard et de la nécessité».

Les contes et légendes que me lisait ma grand-mère ont probablement contribué à ma résistance au «désenchantement du monde» (cf. Max Weber et Marcel Gauchet), mais – je le regrette un peu –, ils ne m’ont pas complètement transformé en chaman ou en alchimiste. Comme le montre Antoine Compagnon, les «antimodernes» sont tout de même des «modernes». J’aurais aimé vivre la Tradition sans avoir à être un réactionnaire (c’est-à-dire réagir face à une situation anormale)…

On nous accuse bêtement de «ne pas être de notre temps»; c’est de l’être trop dont nous devrions souffrir l’injure.

Les sociétés traditionnelles sont «localisées»: «Savez-vous planter les choux, à la mode […] à la mode de chez nous». La mode coutumière est liée à un espace dans lequel on s’enracine. Au contraire, dans la modernité, la mode, c’est ce qui se démode – faute de racines… –, et ce, de plus en plus vite; on est déporté dans l’instant : le tube de l’été, la longueur des jupes, ces idées qui, dès demain, seront perçues comme ringardes. Le vrai problème n’est pas «d’être de son temps» (personne n’échappe à cette déportation dans le temps) – quoique, bien sûr, il faille bien trouver un minimum d’adaptation –, le vrai problème, c’est de savoir (même un tout petit peu) comment échapper à l’emprise du temps qui est le nôtre et que j’appelle la Modernité.

La connaissance de l’Homme d’avant (via l’Histoire), de l’Homme d’ailleurs (via l’Ethnologie) et de l’Homme de toujours (via la science des archétypes et, surtout, via la Sophia perennis) permet de se donner une certaine marge de manœuvre envers l’Empire de la «mode» temporelle, la modernité. Certes, ces savoirs ne sont pas exempts de nombreuses projections (interprétations), mais cette «culture générale» permet de comprendre qu’il est possible de penser la réalité d’autres façons et de relativiser l’épistémê de notre époque.

DG / Par déduction de la déclaration de Chesterton, on ne peut que songer à la catholicité moderne et se demander avec vous: «Pourquoi l’Église s’est-elle alliée avec ses pires adversaires?» Vous commencez par «le clergé jureur imposé par Napoléon au Concordat», lequel s’est ensuite soumis aux régimes successifs, de la Restauration à de Gaulle, en passant par Louis-Philippe, le Second Empire, la IIIe et la IVRépublique, sans parler de la bien pensance actuelle… Bon, cela, c’est pour l’Église du «progrès». Symétriquement, le versant «traditionaliste» vous conduit à déplorer que les catholiques de ce courant préfèrent ignorer la pensée de René Guénon, au prétexte que, comme ils le formulent eux-mêmes, « la tradition selon René Guénon est incompatible avec celle de l’Église apostolique». Si bien que vous entendez vous adresser à vos «frères chrétiens», d’une part, de l’autre, à vos «amis guénoniens et autres pérennialistes». Cependant, si, d’un côté, vous isolez bien les travers individualistes éventuels de certains préjugés «chrétiens», sans que cela puisse affecter la doctrine réelle de l’Église, il m’est apparu que vous sembliez envisager une «critique» de l’œuvre de Guénon qui pourrait quelquefois amener à faire entrer en confusion les interprétations guénonolâtres ou guénonophobes (plus impropres les unes que les autres) avec ce que l’on trouve effectivement dans l’œuvre de Guénon.

Il est bien entendu que Guénon, mort en soufi musulman, n’est pas un Docteur de l’Église; cependant, ni Platon ni Aristote n’étaient chrétiens, leur pensée n’en a pas moins servi de base philosophique à la pensée chrétienne. Pourquoi pas la métaphysique de René Guénon?

Un militantisme4 stabilisé a besoin de s’appuyer sur une éthique et une épistémê métapolitique: pour prendre la relève des hérésies chrétiennes qui constituent la modernité – c’est-à-dire la réduction de l’Homme à l’état d’individu (individualisme), le désenchantement d’un monde de «choses» à exploiter (rationalisme) et le messianisme de «l’Homme Nouveau» espéré par le Progrès (progressisme) –, il faut s’appuyer sur les courants de pensée antimodernes les plus cohérents. J’en distingue trois:

1.Effets sociaux des mythes5 chrétiens qui, triomphant des paganismes (en les intégrant plus encore qu’en les désintégrant), ont su bâtir deux civilisations millénaires (l’Empire byzantin et la Chrétienté occidentale). Ces mêmes mythes chrétiens (mais sous une forme hérétique) irriguent encore l’extraordinaire développement de la modernité occidentale (découverte de «Nouveaux Mondes», expansions coloniales à la dimension mondiale, innovations technologiques accélérées…).

Face à ce cancer social (je parle de la Civilisation occidentale devenue «culture-monde»), qui prétend supplanter toutes les autres cultures qu’il qualifie «d’archaïques» ou de «primitives», on ne parviendra pas à abattre les mythes – qui ne cessent pas de l’habiter, parce qu’ils sont chrétiens. Même les non-chrétiens (comme, jadis, Charles Maurras et, aujourd’hui, Michel Onfray ou Éric Zemmour) doivent convenir que le redressement de la civilisation européenne – tout particulièrement celui de la France – est étroitement lié au redressement de sa colonne vertébrale: la Chrétienté. C’est pourquoi ils ne peuvent être indifférents au combat des «tradis» pour la restauration de l’Église. Le socle de ce courant que René Rémond nommait «le courant légitimiste»: les contre-révolutionnaires, le petit peuple «Catholique et Français toujours» et les «tradis» d’aujourd’hui sont toujours potentiellement réactivables du fait de la constitution historique de notre pays.

2.Les empiristes, qui sont des sceptiques face aux utopies de «l’Homme Nouveau»; ils constatent leurs conséquences désastreuses. «Vanité des vanités […]. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil», soupirent-ils (avec l’Ecclésiaste I, 2-20) après chaque échec révolutionnaire. C’est face aux abominations et aux boursouflures ridicules de la révolution en France que le libéral Edmund Burke, le modéré Hippolyte Taine ou le positiviste Auguste Comte6 élaborent leur pensée. Maurras a su dégager une synthèse qui a fait vaciller l’hégémonie républicaine, permettant l’alliance entre les vieux contre-révolutionnaires et ces nouveaux réactionnaires de l’«empirisme organisateur» (dont Jacques Bainville est assez représentatif). Il a su aussi rallier à cette synthèse nombre de ceux (provincialistes, anarcho-syndicalistes proudhoniens…) qui s’opposaient aux conséquences d’une révolution jacobine et «bourgeoise» dissolvant les corps intermédiaires et les communautés protectrices traditionnelles (par la loi Le Chapelier par exemple) réduisant les peuples à une masse d’individus ­atomisés.

3.Le pérennialisme, qui s’oppose radicalement (c’est-à-dire à la racine) à la modernité. Cette forme de pensée est très explicite (quasi «cartésienne», par la forme) chez René Guénon, mais on en trouve les prémices dans Platon et des traces chez Nietzsche. L’Italien Julius Evola, le Suisse Frithjof Schuon, le Shrilankais Ananda Coomaraswamy, et bien d’autres, développent différentes facettes d’une métaphysique qui est commune aux sociétés traditionnelles, comme le montrent les anthropologues tels Georges Dumézil, Mircéa Eliade ou Gilbert Durand.

Pour cette École, la Tradition, c’est «ce qui a été cru partout, toujours et par tous» selon l’expression de saint Vincent de Lérins, au ve siècle. Cet adage ne s’applique pas seulement à l’orthodoxie de l’Église; mais il peut s’appliquer aussi, de façon sans doute moins précise, à toutes les traditions religieuses de l’humanité, points de convergences qui forment ce qu’on a pu appeler la philosophia perennis.

En effet, quand on parvient à échapper (un tout petit peu) à l’idéologie du monde moderne, on constate que les hommes ont toujours cru:

1.Que les hommes ne sont pas leur propre origine ni leur propre fin.

2.Qu’un autre «monde» (ou plusieurs) double(nt) celui que les hommes habitent et entre lesquels il y a des relations.

3.Qu’Ici-bas, l’Univers est animé par le sacré et que, par exemple, des espaces (les hauts lieux) et des «temps forts»10 marquent la présence de cet Au-delà comme le revers du canevas trouve son sens par le dessin de la broderie.

4.Les hommes portent un culte à l’immanence (avec les anges et les «dieux», avec des esprits et l’Esprit «qui souffle où il veut») et à la transcendance de Dieu (personnel et/ou impersonnel).

5.Ce culte peut prendre de nombreuses formes, mais, avec l’édification de tombeaux et de temples (cf. André Malraux), le sacrifice («faire sacré»), il semble le plus universel (cf. Joseph de Maistre) de ces rites accomplis par des personnes consacrées8.

C’est par l’alliance de ces trois courants – chrétiens, empiristes et pérennialistes (qu’un Joseph de Maistre savait mettre en confluence) – que nous pourrons surmonter l’hégémonie de la subversion moderne. Pour cela, il faut intégrer ces trois modes de pensée qui sont déjà présents chez la plupart de nos amis, mais accolés de façon un peu schizoïde. En particulier, trop de catholiques manifestent leur résistance vis-à-vis de l’exotisme d’un Guénon9 et trop de perenialistes sont peu attirés par une Église qui (sous sa modalité actuelle) tend à réduire les métaphysiques à une morale dont le tragique est exclu («tout le monde il est bon, tout le monde il est gentil»). Pourtant ces deux courants ne sont pas exclusifs l’un de l’autre: Guénon citait Melkisedek et les mages venus d’Orient apporter leurs présents à l’enfant de la Crèche de Bethléem, comme une reconnaissance du christianisme par la Tradition primordiale, tandis qu’avec saint Augustin, l’Église a reconnu «qu’il n’est pas douteux que les païens eux-mêmes aient eu leurs prophètes». De même, jusqu’à une époque assez tardive (le Concile de Trente au xvie siècle), les églises recevaient à égalité les représentations des sibylles romaines et des prophètes de l’Ancien Testament. D’ailleurs l’épithète «catholique» donnée à l’Église, la qualifie comme universelle et marque bien sa capacité à recueillir l’ensemble des traditions – par exemple, Noël était la fête de Sol invinctus et de l’harmonie cosmique (le solstice d’hiver). Les cathédrales sont bâties sur les hauts lieux des traditions païennes et, quand il affirme que le christianisme ne date pas de dix-huit siècles mais de l’origine du monde, Joseph de Maistre ne fait que reprendre saint Irénée qui avançait qu’Adam était certainement catholique. Ce n’est pas l’Église qui répugnait à Nietzsche, Evola ou Maurras, mais ses hérésies de moralisme protestant, d’oubli de son héritage romain ou de «Christ premier sans-culotte» prêché par les quarante-huitards démocrates-chrétiens.

Il ne s’agit pas de tout confondre et, d’ailleurs, la disputatio est la manifestation d’une pensée vivante; mais des cohérences peuvent être dégagées pour «déconstruire» le désordre des «déconstructivistes», et aider le vieux monde moderne à passer.

Les «tradis» ont fait la preuve que leurs positions sont viables; qu’ils sortent de leurs chapelles et cessent de se réfugier dans une mentalité d’émigrés de l’intérieur. Ce traditionalisme de la Reconquête doit être le plus inclusif possible. Toute famille spirituelle qui reconnaît les fondements traditionnels (dans l’Église et éventuellement même dans ses marges) ne devrait-elle pas être considérée comme alliée. Il faut savoir passer d’un traditionalisme de la résistance (à l’époque où le progressisme semble triompher) à un traditionalisme de la reconquête (à l’époque où le progressisme est en crise).

PG / Outre votre foi et hors la lecture de René Guénon, dans le courant de vos études, recherches et réflexions, qu’est-ce qui vous a le mieux permis, un beau jour, de réaliser que, par-delà toute raison discursive, la pensée savait élaborer de manière analogique et, partant, à la lumière des symboles, pouvait entrer en imagination, c’est-à-dire, «évoquant en images», passer de l’état mental de veille à un niveau de conscience subtile?

Je suis disciple de l’anthropologue de l’imaginaire Gilbert Durand, et plus indirectement d’Henri Corbin, de Jean Borella, de Mircea Eliade, de Carl Gustav Jung et de Roger Caillois, qui refusent de réduire la connaissance au «chosisme» rationaliste.

Il ne faut pas confondre l’usage légitime de la raison, du raisonnement, qui n’est qu’une des formes des nombreuses façons de «savoir», avec le rationalisme qui prétend exclure du savoir l’intuition intellectuelle et les analogies symboliques, ainsi que la dimension mythique de l’Histoire et les archétypes, qui sont au fondement de l’activité humaine.

Le rationalisme observe le monde après l’avoir réifié et n’observe que des rapports «mécaniques» de «cause à effet» (en excluant la cause finale d’Aristote), c’est ainsi que, pour Descartes, le corps n’est qu’une machine. Le rationalisme nous éduque à ne plus comprendre la signification de la Création: d’abord, après Descartes, exclure l’immanence (c’est le désenchantement du monde qu’évoquent Max Weber et Marcel Gauchet); puis, après Kant, exclure la transcendance.Cela conduit immanquablement à conclure, avec Youri Gagarine dans son spoutnik, que dans le ciel on n’avait pas vu Dieu.

Si vous recevez une lettre, vous pouvez étudier la texture du papier, la composition chimique de l’encre, faire l’historique de l’alphabet utilisé, repérer de quel type de langue relève la grammaire… Pour comprendre le sens de la lettre, il faut passer à une autre forme de connaissance.

Edmund Husserl, le père de la phénoménologie observe: «Dans la détresse de notre vie, cette science n’a rien à nous dire. Les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin: ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence humaine.»10

Aussi, pour autant qu’il se présente comme pensée exclusive, le rationalisme est-il un rétrécissement de l’intelligence du monde. Il veut ignorer tout ce qui relie autrement que par un processus mécanique. Aux hommes qui revendiquent la conscience de leurs racines il opposera que les hommes ne sont pas des plantes et, par conséquence, il ne peut avoir de racines; et la réalité ontologique de la localisation (dans une culture) de l’homme qui était exprimée par la métaphore des racines passe en même temps à la trappe. On ne peut plus l’entendre.

Non seulement, le rationalisme ignore ou dévalorise les modes de connaissance autres que celui du raisonnement, mais il se refuse à reconnaître les domaines que ses méthodes ne peuvent explorer ou plutôt mesurer (ce que se contentent de faire les sciences). En cela, il ressemble à cette histoire de la personne qui cherche ses clefs sous la lumière du réverbère mais se refuse à chercher ailleurs «parce que “on n’y voit pas”».

En professant d’ignorer les correspondances symboliques et la connaissance intuitive des principes métaphysiques, la modernité ne les a pas fait disparaître.

Pour nommer ce refoulé des objets qu’il veut ignorer il crée une notion fourre-tout, qui sépare ce qui est digne d’être «découvert» – le rationnel – de ce qui doit rester «couvert» – l’irrationnel. La notion d’irrationnel peut, à l’occasion, se décliner en «superstition», «crédulité», «métaphysique», voire «poésie». Ce mépris des domaines qualifiés d’irrationnel aboutit à ce que la raison qui est limitée, ne reconnaît plus ce qui la dépasse. Le rationalisme est l’hubris, la démesure, de la raison. Dans une société rationaliste, tout l’ensemble hétéroclite de «l’irrationnel» est refoulé. Or, le refoulé ne disparaît pas pour autant.Il est donc abandonné aux catégories sociales infériorisées: le peuple (la «religion populaire»); les femmes («l’intuition féminine»); les «illuminés», mystiques, marginaux voire les déséquilibrés (Chesterton disait «lunatiques»). Ce qui permettra de conforter le mépris que l’on professe pour l’irrationnel puisque, sauf exception, les personnes de qualité, les «sachants» les experts capables de discer­nement sur ces sujets avec d’autres armes que celles du rationalisme, s’en seront détournés.

C’est ainsi que le sens comme signification s’efface, le sens comme direction qui fait que chaque élément «pointe» vers les autres éléments avec lesquels il s’«aimante» comme à un pôle. S’orienter, cela implique que l’espace et le temps ne sont pas neutres mais hétérogènes: le Levant n’est pas identique au Couchant; l’Orient, non à l’Occident. L’Est est lié à la naissance, à l’Origine, l’Ouest, à la mort, aux fins dernières de l’eschatologie11. L’espace symbolique est déjà un récit qui a du sens et qui peut être partagé par les hommes.

Le rationalisme prétend mener des raisonnements qui s’imposent à tous, pourvu que chacun se plie à ses présupposés épistémologiques; mais au contraire, la raison symbolique est autrement universelle12, et cela, sans se mutiler du sens commun.

La métaphore symbolique est la seule façon de manifester le lien entre les différents plans de la Création, ce qui unit l’Homme aux animaux, aux plantes, à l’univers physique et métaphysique. Personne n’échappe à la connaissance analogique, parce que «ce qui est en haut est comme ce qui est en bas»13.

Les concepts sont utiles à la conduite du raisonnement, mais ils ne peuvent que «distinguer» c’est-à-dire séparer. Seule, la pensée analogique est susceptible de faire la synthèse, c’est-à-dire de reconstituer «l’universel» (ce qui est tourné vers l’un). La science elle-même, naguère, suprême référence d’un monde laïcisé, se trouve maintenant en butte aux interrogations de ses grands prêtres, sur ses finalités, ses limites et ses moyens. Parties à la conquête de la connaissance totale dans un grand mouvement prométhéen qui pensait balayer les «obscurantismes» mythico-religieux, les sciences se sont morcelées et spécialisées en autant de micro-chapelles aux jargons n’embrassant que des aperçus de plus en plus partiels du réel. De là, l’angoisse de redécouvrir un savoir unifié, une connaissance qui relierait la multiplicité des savoirs opératifs en retrouvant leur signification perdue et rétablirait les indispensables correspondances.

On mesure maintenant combien une appréhension purement quantitative du réel peut être partielle et fausse. Il n’est donc pas douteux que les fondements sur lesquels se sont constitués les savoirs et le système de représentations du monde contemporain (l’épistémê «classique» définie par Michel Foucault) sont en train de se fissurer.

Le rationalisme anthropocentrique, historiciste et désacralisé, est comme la vague à la fin de sa course qui s’étale sur la plage. Alors que, dans toutes les sociétés traditionnelles, des chamans aux clercs, on dit l’Ordre du monde derrière le désordre apparent; dans le monde moderne, les intellectuels disent le désordre derrière l’ordre apparent. Ou, plutôt, c’est l’Ordre des choses qui, particulièrement dans les découvertes des sciences humaines, est donné comme le désordre d’une intolérable aliénation.

Là où l’Âge critique mettait en cause les coutumes d’un peuple au nom de la Raison, glorifiait la Technique comme négation de l’Ordre du monde (Hegel), légitimait l’impérialisme, au nom des Grands Principes, et justifiait les pires oppressions totalitaires, au nom de l’Histoire, la postmodernité se présente comme une critique de la critique, une négation de la négation qui rend possible, enfin, l’émergence d’un discours positif. Aussi, y aurait-il erreur stratégique à lutter, dans un réflexe conservateur, contre les critiques de la postmodernité. La tâche d’une critique vraiment traditionnelle n’est pas de défendre le désordre établi, la négation d’hier contre la négation de la négation, la cécité de l’Âge critique contre la reconnaissance de cette cécité. Notre objectif est d’accoucher la modernité de ce vers quoi elle tend et d’achever ainsi de la délivrer de l’idéologie dominante anthropocentrique.

Au traditionalisme contre-révolutionnaire (celui de la résistance d’un Maistre ou d’un Bonald) doit succéder un traditionalisme postrévolutionnaire, au temps de la révolution ­achevée.

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1. Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror [I, 8], in Œuvres complètes, Librairie José Corti, 1958, p. 134.

2.La Bible – Traduction œcuménique, Bibli’o-Société biblique française/Les Éditions du Cerf, 2010, p. 1616.

3.Id., p. 224-225.

4.Avant son récent ralliement à l’esprit du monde, à la fin du xxe siècle, l’Église n’était pas aussi dévirilisée et se déclarait «Église militante», prête à affronter les épreuves qui devaient la transformer en «Église triomphante».

5.Habituellement, je définis (à la suite de Mircea Eliade) le mythe comme une histoire vraie ontologiquement, mais ici j’insisterai plutôt (à la suite de Georges Sorel) sur l’efficacité sociale du mythe.

6.Admirateur de Maistre et Bonald, Auguste Comte regrette «l’âge théologique», méprise «l’âge métaphysique» (les utopies révolutionnaires de la modernité) et espère une période qu’il appelle «âge positif», âge aussi religieux que scientifique.

7.L’hétérogénéité de l’espace et du temps est au fondement de la pratique des pèlerinages. Du tourisme aussi, mais le touriste est un pèlerin qui s’ignore et soupçonne à peine le sacré dans la création.

8.Le sacrifice consiste à mettre à mort un animal, un homme ou, dans le cas de la messe, le Verbe de Dieu incarné. C’est la raison pour laquelle le prêtre est universellement de sexe masculin (sauf dans le vaudou haïtien si corrompu), les femmes peuvent être prophète, chaman ou docteur de l’Église, mais non prêtre, car le prêtre n’est pas d’abord un animateur ou un guide chant mais un sacrificateur. Les femmes donnent la vie, c’est à l’homme, guerrier ou prêtre, qu’il revient de donner la mort…

9.Ceux-ci qui sont effarouchés par cet «exotisme» pourront se référer à des traditionalistes parfaitement (si on peut l’être) catholiques comme Jean Borella, Jean Hani, ou même Gustave Thibon…

10.Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, 1967.

11.L’étymologie latine du mot «Occident» est lié à la chute et à la mort on retrouve le même symbolisme dans la distinction entre «Machrek» et «Maghreb» à partir de racines arabes.

12.Comme on le sait, de Platon à Jung, les archétypes sont universels.

13.Hermès Trismégiste, La Table d’Émeraude.

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