David L’Epée : L’antifascisme conduit à tout, à la condition d’en sortir (1)
David L’Epée revient sur son parcours politique. Il s’en explique dans un long article dont il a fait paraître la première partie sur la plateforme « Partager » qui permet aux écrivains, aux intellectuels, aux journalistes de partager avec leurs lecteurs leurs publications.
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Je me souviens très bien de la première fois où j’ai tenu dans les mains un exemplaire de la revue Éléments. C’était au début des années 2000, lors d’une virée à Paris. Déjà à l’époque, je ne me rendais jamais dans la capitale française sans mon sac à dos de montagne car j’en revenais à chaque fois chargé de livres, de revues et de disques en tous genres. Sur ce point-là du moins je n’ai pas changé. J’avais dans la poche, griffonnée sur un ticket de métro par un camarade, l’adresse de la Librairie nationale, vers laquelle je me dirigeais le cœur battant, sachant que je m’aventurais en terrain ennemi. C’était un après-midi pluvieux, mon blouson était presque spongieux à force de parcourir les boulevards à grands enjambées sous le crachin d’automne. Arrivé en vue de la librairie, j’avais pris soin de tirer le plus bas possible les canons de mon pantalon, afin de dissimuler les longs lacets rouges qui montaient sur mes rangers presque jusqu’au niveau de mes chevilles. Il valait mieux rester discret.
C’était une autre époque, presque une autre vie. J’avais un peu plus de vingt ans, j’étais délégué d’un syndicat étudiant, secrétaire politique d’une section locale d’un parti trotskiste romand et milicien d’un groupuscule « antifa ». Le fascisme était partout, rampant, insidieux (du moins le pensions-nous) et il nous revenait de le démasquer et de le combattre pied à pied. Sur les forums cryptés où nous échangions nos appels à manifester et nos souvenirs d’esclandres, il arrivait que certains auteurs, certains livres, certaines revues soient mentionnés et cloués au pilori comme étant la quintessence de la propagande fasciste, autant de torchons infâmes que nous rêvions de brûler dans de grands autodafés purificateurs à défaut de pouvoir brûler les écrivains eux-mêmes. La revue Éléments faisait partie des titres régulièrement cités, au point que j’avais résolu de m’en procurer quelques numéros pour me faire une idée par moi-même de ces pages dans lesquelles, j’en étais sûr, devait exhaler l’haleine de souffre de la Bête (immonde, of course). Or à cette époque, la revue n’était pas aussi bien distribuée qu’aujourd’hui, on ne la trouvait pas encore dans tous les kiosques et surtout, elle n’était disponible qu’en France, raison pour laquelle je voulais profiter de ce voyage à Paris pour satisfaire ma curiosité. La tête basse, rasant les murs, je suis entré dans la librairie, j’ai passé en frissonnant devant des rayonnages chargés de livres dont les titres me hérissaient d’une sainte indignation, j’ai trouvé ce que je cherchais, ai payé en détournant le regard et suis ressorti.
« Pas là pour débattre mais pour combattre »
Il faut dire que j’avais, déjà à l’époque, un gros défaut qui allait rapidement m’attirer quelques ennuis : j’aimais lire contre mon camp. À seize ans j’étais devenu marxiste non seulement en lisant Marx et ses épigones, mais également en lisant les auteurs anti-marxistes et en forgeant mes arguments au feu de leurs critiques. Lorsque, sous l’effet conjugué du dilettantisme étudiant et d’un certain besoin d’en découdre propre à l’adolescence, j’avais rejoint l’agitation dite « antifasciste », je l’avais fait avec une certaine confiance en moi. Étant plus doué pour la dialectique que pour la bagarre j’avais pris quelques mauvais coups lors d’échauffourées mais j’en était ressorti, à chaque fois, avec une certitude galvanisante : nous avons raison et ils ont tort. Fort de cette assurance, prêt à défendre point par point mes convictions face à des adversaires que j’imaginais aliénés et confus dans leurs idées, je cherchais avidement la confrontation théorique, désireux d’en venir aux points (de doctrine) et de pouvoir démontrer par A plus B que nos idées étaient l’expression même du Bien, de la Vérité et de la Justice. Aussi, que ce soit dans les bistrots (ce qui pouvait comporter certains risques physiques) ou sur Internet (ce qui était plus prudent), il m’arrivait souvent d’interpeler des adversaires politiques et d’essayer de les confronter sur le plan des arguments. Certains s’éloignaient en ronchonnant pour pouvoir boire leur bière au calme, d’autres se contentaient de m’insulter, d’autres encore acceptaient la disputatio.
À vrai dire, ce n’était pas eux que mes initiatives dérangeaient le plus mais bien mes camarades, les militants « antifa ». À plusieurs reprises ils m’ont recadré, sermonné, mis en garde. Je jouais un jeu dangereux, me disaient-ils, ma démarche était ambiguë. Je ne comprenais pas leur appréhension : si nous étions si sûrs de nos idées, qu’avions-nous à craindre à les confronter à celles de nos ennemis ? N’était-ce pas au contraire le meilleur moyen de prouver la supériorité de notre vision du monde sur la leur ? Il faut croire que malheureusement mes camarades, eux, n’étaient pas très sûrs de grand-chose et que le ton péremptoire de leurs slogans cachait mal une idéologie plutôt nébuleuse, réduite à quelques mots-clés, à quelques épouvantails, quelques équations simplistes et rassurantes qu’ils auraient été bien en peine de défendre par la raison s’ils avaient dû le faire face à quelqu’un du camp opposé. Il y avait une formule qu’ils répétaient souvent et que j’ai tout de suite eue en horreur : « Nous ne sommes pas là pour débattre mais pour combattre. » À un moment, n’y tenant plus, je leur ai répondu : « Vous ne trouvez pas ça un peu fasciste comme ligne de conduite ? » Les physionomies outrées que j’avais en face de moi quand j’ai posé cette question impertinente étaient en soi une réponse éloquente : j’avais franchi la ligne rouge.
À la recherche des livres interdits
Lorsque sur les forums militants avaient commencé à circuler des reproductions de couvertures de revues censées être d’extrême droite – parmi lesquelles Éléments – j’avais demandé naïvement : « Et où peut-on lire ces revues ? » La réponse de celui qui avait posté ces images avait été péremptoire : « Tu plaisantes ? Il est hors de question de lire ces merdes fascistes ! » J’avais l’impression, lorsque nous évoquions entre nous les grands thèmes de l’extrême droite, qu’il ne s’agissait pas tant d’idées ou de concepts que de bacilles, de bactéries, de virus qu’il ne fallait considérer qu’à une distance respectable (la fameuse distanciation sociale déjà !) par peur d’être contaminé. Il existait donc des livres dont nous devions savoir qu’ils étaient nauséabonds mais que nous n’avions pas le droit de lire pour avoir confirmation de ce jugement : cette logique m’échappait.
Je dois dire à ma décharge que si je m’étais engagé dans ces groupuscules c’était parce que j’avais une certaine idée de ce qu’était le fascisme, que cette idée cristallisait un certain nombre de notions et d’attitudes que j’exécrais, et que mener le combat contre elles me semblait donc légitime et conforme à mes convictions. Parmi ces attitudes figuraient l’autoritarisme, l’intolérance, le recours à la violence plutôt qu’au dialogue, l’endoctrinement, le sectarisme. C’était mes bêtes noires lorsque j’avais vingt ans et elles le sont toujours. Or, plus le temps passait et plus je réalisais que ce qui m’insupportait le plus dans l’idée que je me faisais du fascisme, c’était précisément ce que je retrouvais, porté à un point d’incandescence presque caricatural, dans les milieux dits « antifa ». Après avoir été rappelé à l’ordre à plusieurs reprises par ces « grands frères » qui trouvaient que je ferais mieux d’aller coller sagement des autocollants sur les abribus plutôt que de lire des livres et de discuter avec tout le monde, j’ai fini par rendre mon tablier (et ma cagoule) et à chercher ailleurs un vent de liberté qui, de toute évidence, avait cessé depuis longtemps de souffler sur cette gauche-là.
Une découverte : la revue Rébellion
Par un hasard amusant il y avait durant cette même période, dans le camp national, un mouton noir un peu dans mon genre et qui n’hésitait pas à intervenir sur des forums d’extrême gauche pour ferrailler avec les « antifas » et défendre ses idées. C’était un Toulousain qui avait quelques années de plus que moi, qui s’appelait Louis Alexandre et qui éditait une petite gazette militante aux allures de fanzine rock, Rébellion. Nous passions de longues heures à nous affronter par écrit, sous la désapprobation de nos camarades respectifs qui ânonnaient, encore et toujours, que « nous n’étions pas là pour débattre mais pour combattre »… Je dois reconnaître que ce type m’inspirait un certain respect : il ne se laissait jamais démonter, avait réponse à tout, ne cédait jamais à la provocation, ne frappait jamais au-dessous de la ceinture, argumentait avec une indéfectible honnêteté intellectuelle et m’incitait, par sa tenue et son éthique du débat, à en faire de même. Un jour il m’a écrit un message : « Je te propose un marché. Si tu acceptes de me faire confiance et de me donner ton adresse je t’envoie gratuitement les quinze premiers exemplaires de ma revue. Et toi tu t’engages à les lire et à me dire honnêtement ce que tu en penses. » La proposition était tentante : je n’avais pas grand-chose à craindre de cet activiste vivant à des centaines de kilomètres de chez moi et je commençais déjà à développer un penchant marqué (qui s’avérerait assez obsessionnel avec le temps) pour la collectionnite de publications de toutes sortes. J’ignorais alors que quinze ans plus tard cette paraphilie coupable m’obligerait à tapisser toutes les pièces de ma maison d’interminables bibliothèques – mais c’est une autre histoire.
Quelques jours plus tard, je recevais un volumineux colis de mon mystérieux correspondant toulousain et je me plongeais dans la lecture de la revue Rébellion. Le petit groupe à l’origine de cette publication, qui se faisait appeler l’Organisation socialiste révolutionnaire européenne (OSRE), se réclamait d’une Europe des peuples et de la tradition du socialisme français et du syndicalisme révolutionnaire. En feuilletant ces quelques centaines de pages je découvrais des articles sur l’urbanisme, l’autogestion, l’écologie, la lutte des classes, des hommages à la Commune de Paris, des témoignages de travailleurs sur la réalité de la condition ouvrière dans différentes régions de France, des essais de synthèse autour de la pensée de Proudhon, des entretiens croisés avec des militants nationaux-bolcheviks russes… On était bien loin de l’idée que je me faisais d’un magazine d’extrême droite ! Je commençais alors à réaliser que le fascisme n’était peut-être pas forcément où je le pensais et que l’idéal socialiste qui m’animait (et qui m’anime toujours) n’avait aucune chance de se faire entendre dans une gauche de plus en plus obsédée par les chasses aux sorcières et les procès en déviationnisme. Il était temps de rectifier le tir.
Il se trouve que Louis Alexandre et moi entretenons depuis de très bons rapports (même si nous avons attendu encore quelques années avant de nous rencontrer), que la revue Rébellion existe toujours aujourd’hui, que j’y ai signé des dizaines d’articles, que j’ai donné quelques conférences sous ses couleurs (notamment la conférence « Face au nouvel ordre moral : critique et dérision » à Bordeaux le 19 mai 2018) et qu’elle est même à l’origine de la publication, en 2017, d’un de mes livres, Socialismes asiatiques.
Et Éléments dans tout cela, me direz-vous ? J’y viens, j’y viens… mais ce sera pour le prochain épisode.