Entretien avec Eric Branca : Des ex-nazis au service des alliés durant la guerre froide…
Historien et journaliste, Eric Branca est un fin connaisseur du gaullisme et des services secrets auxquels il a consacré plusieurs ouvrages à succès. Avec le « Roman des damnés », il donne le récit captivant du passage d’anciens nazis au service de leurs vainqueurs.
Lorsque le IIIème Reich s’effondre, les alliés lancent une vaste chasse aux cerveaux. Comment s’organise « l’opération Paperclip » côté américain ? Les autres vainqueurs ont-ils mené des campagnes de récupérations de ce genre ?
L’opération Paperclip a été autant organisée par les Américains que sollicitée par les scientifiques qui allaient en être les bénéficiaires. Bien sûr, dès 1942, avec l’arrivée des premiers prisonniers de guerre allemands aux États-Unis (la plupart venant de l’Afrikakorps) Washington a pris progressivement conscience de l’avance technique de ses ennemis et ciblé les cerveaux à récupérer. La campagne d’Afrique du Nord avait démontré l’avance considérable des Panzers sur les blindés alliés ; la bataille de l’Atlantique, celle des sous-marins. Et avec l’arrivée des bombes volantes V1 et surtout des V2, premiers missiles balistiques de l’histoire (5000 km/h, altitude stratosphérique, donc non interceptables) – sans parler des premiers chasseurs à réaction – la question n’a même pas fait débat. Si l’Amérique voulait être la première puissance technologique mondiale, elle avait besoin des savants allemands. Mais quand la défaite hitlérienne est devenue inéluctable, ces derniers se sont, eux aussi, tournés vers l’Amérique. Ils savaient qu’ils seraient bien traités et surtout bien payés, tandis que s’ils avaient dû travailler pour les Soviets, ils n’eussent été que des esclaves améliorés. C’est en tout cas ce qu’ils croyaient, d’où la fuite de l’immense majorité d’entre eux en zone d’occupation américaine, quand l’étau allié s’est resserré sur le Reich en 1945.
L’histoire a montré qu’ils se trompaient : Helmut Gröttrup, l’unique collaborateur d’envergure de l’équipe von Braun récupéré par les soviétiques, a été bien traité et bien payé. C’est même grâce à lui que, le 11 février 1957, le Spoutnik a pu être mis sur orbite, un an avant le premier satellite américain (Explorer 1, le 1er février 1958). Quant aux Anglais et aux Français, force est de constater qu’ils n’ont récupéré que des miettes car ils ne pouvaient s’aligner sur les conditions exceptionnelles faites par les Américains aux Allemands. De belles miettes tout de même : Otto Kraehe, un ancien de Peenemunde a aidé à la mise au point de la fusée Diamant, et certains ingénieurs de Messerschmitt, Heinkel, Lippisch ou BMW ont participé à celle des premiers chasseurs à réaction Dassault. Les Anglais ont, eux, lancé l’opération Backfire (le Paperclip du pauvre) mais n’ont jamais réussi à garder les meilleurs car, placés qu’ils étaient sous le contrôle de Washington, dès qu’une tête émergeait, elle était aspirée outre-Atlantique…
Dans les débuts de la Guerre froide, les anciens des services de renseignements et de répression allemands ont-ils joué un rôle important dans la lutte contre l’avancée soviétique ?
Comme je le raconte dans mon livre, le recyclage des anciens du SD (le service d’espionnage de la SS) et de l’Abwehr (celui de la Wehrmacht) a commencé dès juillet 1946, après que Gehlen et ses principaux collaborateurs eussent été « débriefés » aux États-Unis, et que l’OSS (qui deviendra quelques années plus tard) ait pris le temps de constater l’extraordinaire qualité des informations transmises par Gehlen sur l’Union soviétique. Pas moins de cinquante coffres bourrés de microfilms… Dès le mois de décembre 1947, l’Organisation Gehlen s’installait à Pullach, dans la banlieue de Munich, et, pour Washington, le retour sur investissement commençait.
La collaboration de « L’Organisation Gehlen » avec les services secrets américains dans le cadre de la création du réseau Stay-Behind est prouvée pour vous ?
Non seulement prouvée mais attestée par l’un de ses créateurs lui-même, l’ancien président du conseil italien Giulio Andreotti, à l’occasion de son procès pour corruption, en 1990. Non sans qu’il se félicite, au passage, de l’action passée du réseau Gladio (nom donné aux Stay behind italiens) et décerne à leurs membres un satisfecit dans la lutte victorieuse contre le communisme. Une lutte aux mille facettes puisque, dans la foulée de ce grand déballage, la presse italienne allait révéler une réalité moins glorieuse : la contribution des Stay Behind à la stratégie de tension élaborée par la CIA pour garder la main sur les gouvernements occidentaux bien après la fin de la Guerre froide, via notamment des attentats imputés à l’extrême-gauche. Celui, par exemple, de la gare de Bologne, le 2 août 1980 (85 morts, 200 blessés), ou ceux qui, entre 1984 et 1986, ont frappé le Luxembourg.
J’ajoute que, dès 1952, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel puis le New York Times, avait révélé l’existence des Stay Behind à l’occasion du démantèlement d’un des deux seuls vrais complots néo-nazis de l’après-guerre (l’autre ayant été le réseau Naumann, à peu près à la même période), celui de la Bund Deutscher Jugend (Ligue de la Jeunesse allemande). L’histoire est la suivante : un ancien officier de la SS, Hans Otto, est arrêté pour port d’armes illicite par la police fédérale de Francfort. Pensant être en confiance, il décrit aux policiers comment un mouvement apparemment anodin, lié à la démocratie chrétienne, le Bund Deutscher Jugend dissimule en fait un réseau clandestin doté d’une branche armée, le Technischer Dienst (service technique) recrutée par un certain… Klaus Barbie. Non contents d’entraîner militairement leurs troupes en s’affranchissant de tout contrôle gouvernemental, les chefs du TD, écrit le New York Times, « ont dressé des listes noires de citoyens à ‘‘liquider’’, ceux dont on pourrait douter de la fiabilité dans une guerre contre les Russes ». Le Spiegel précise : « Le Technischer Dienst allemand n’est que l’une des branches d’un réseau de partisans soutenu par les États-Unis et qui s’étend dans toute l’Europe. Ce réseau est très implanté en France, en Belgique, aux Pays Bas, au Luxembourg, en Italie et dans la péninsule ibérique. En France, l’organisation a été créée dès 1948 sous l’impulsion du ministre de l’Intérieur socialiste Jules Moch ». Là, le Spiegel se trompe : le vrai chef français des Stay Behind était Antoine Pinay, qui deviendra, en 1958, ministre des Finances du général de Gaulle et dont celui-ci se séparera quatre ans plus tard après que ce même Pinay eut désapprouvé la création par la France d’une force de frappe indépendante de l’Otan… Sur l’affaire des Stay Behind, je ne saurai trop conseiller à vos lecteurs la somme de l’historien suisse Daniele Ganser, Les armées secrètes de l’Otan, parue aux éditions Résistances, en 2011.
Quelles étaient les motivations des anciens nazis pour collaborer avec leurs ennemis occidentaux de la veille ?
Trois choses très simples : l’anticommunisme, la volonté de se racheter une conduite en étant protégé contre d’éventuelles poursuites… Et l’appât du gain, aussi vieux que l’humanité !
Pensez-vous, comme Johann Chapoutot dans son livre « Libre d’Obéir », que le « miracle économique » de la RFA est fortement lié au maintien de valeurs et d’experts issus du nazisme à des postes clés de l’économie et du management ?
Le travail qu’a fait Chapoutot sur les origines nazies du management et le recyclage, par exemple, d’un homme comme Reinhard Höhn et de son Harzburger Modell, est passionnant, mais je pense que cette explication est insuffisante. Le dynamisme économique allemand n’a pas attendu le III° Reich pour exister. C’est sous le II°, avec Bismarck puis Guillaume II qu’il a pris son envol. En outre, toute période de reconstruction est propice à la croissance. Et c’est peu dire que l’Allemagne, ensevelie sous les bombes, en avait besoin. N’oublions pas non plus les crédits du Plan Marshall, dont le but premier était de tenir les Européens en laisse, mais dont on ne peut sous-estimer les effets positifs pour ses bénéficiaires…
Du commandement de l’Otan (avec Adolf Heusinger) à la commission européenne de Bruxelles (avec la candidature d’Ernst Achenbach), le « recyclage » d’éléments de l’élite du III° Reich était-il révélateur de la volonté d’Allemagne de revenir sur le devant de la scène dès les années 1950 en utilisant l’atlantisme et la construction européenne ?
La réponse est dans la question ! Évidemment oui. Et disons-le tout net, on ne peut en vouloir aux Allemands, dans la situation où ils étaient, de saisir la main tendue de l’Amérique pour se reconstruire. De Gaulle lui-même, dans le portrait qu’il fait d’Adenauer (qui tombera finalement victime de son rapprochement avec la France) écrit, dans ses Mémoires d’espoir, qu’il comprend parfaitement le choix qui fut celui du premier chancelier allemand de l’après-guerre, dès 1948 : « Pour Adenauer, non plus que pour moi, écrit-il, il ne saurait être question de faire disparaître nos peuples, leurs États, leurs lois, dans quelque construction apatride… Mais étant chancelier d’une Allemagne vaincue, divisée et menacée, il penche naturellement vers une organisation occidentale du continent qui assurerait à son pays, avec l’égalité des droits, une influence éminente, qui lui apporterait, face à l’Est, un soutien considérable et qui, par son existence même, encouragerait les États-Unis à rester présents en Europe et à maintenir ainsi leur garantie à l’Allemagne fédérale ». Tout est dit !
Mais une chose est d’oublier un passé tragique pour repartir sur nouvelles bases ; une autre est de le faire resurgir en nommant à des responsabilités stratégiques certaines de ses figures notoires. Partisan de la réconciliation franco-allemande et de l’oubli des haines, de Gaulle, aussitôt revenu au pouvoir en 1958, a gracié le général Oberg, ancien chef de la SS en France, et n’a cessé de plaider pour la libération de Rudolf Hess. Mais il n’aurait pas nommé Oberg à l’Otan ou Hess à la commission européenne ! Et encore Hess n’avait eu aucun rôle dans l’occupation de la France, alors qu’Achenbach s’était conduit en prédateur, sans parler de son rôle dans les déportations !
On touche là au fond du paradoxe anglo-saxon et américain en particulier : donner à la terre entière des leçons de droits de l’homme, bref s’ériger en arbitre des élégances démocratiques tout en « blanchissant » d’authentiques assassins. Je ne parle évidemment pas des scientifiques qui servaient leur pays, je pense aux très hauts responsables dont ils ont fait des non-coupables alors qu’ils avaient planifié des massacres (Heusinger, Schellenberg, et dans une certaine mesure Gehlen, sans lequel l’invasion de l’URSS n’aurait pu être menée à bien avec son cortège d’atrocités sur les civils) ou, comme Achenbach, qui a pillé la France.
A lire : Eric Branca, le Roman des Damnés, Editions Perrin, 432 pages. En commande : https://www.lisez.com/auteur/eric-branca/96657