Cinéma : « Le jeune Karl Marx »
Si l’art, notamment le septième du nom, a toujours constitué un formidable moyen de diffuser des idées politiques (Les Temps modernes réalisé par Charlie Chaplin en 1936 est un sommet du genre), le cinéma militant, qui a connu son âge d’or dans les années soixante-dix avec des chefs-d’œuvre tels que Sacco et Vanzetti de Giuliano Montaldo ou Johnny s’en-va-t’en guerre de Dalton Trumbo, est hélas devenu marginal.
Rares sont en effet aujourd’hui les films portant un message de révolte et de liberté, les studios d’Hollywood préférant – lucre oblige -, produire à la chaîne des blockbusters insipides promouvant insidieusement (ou pas) la société marchande et ses scories : matérialisme vulgaire, militarisme, sexisme, etc. Exit donc le cinéma pour éclairer les masses, place à celui conçu pour divertir ces mêmes masses avant qu’elles n’aillent s’intoxiquer avec de la junk food et claquer leur SMIC dans les galeries marchandes attenantes aux multiplexes.
Fort heureusement, certains cinéastes, qui n’ont que faire des pitreries étasuniennes gonflées à la testostérone ou des niaiseries intimistes franco-allemandes soutenues par les pédants de gauche d’Arte et de Télérama, continuent à réaliser des films « coups de poing ». Des films qui, certes, ne vont pas « affoler le box office » selon l’expression consacrée, mais qui comptent et vont compter.
Réalisateur il y a plusieurs années d’un éblouissant biopic sur le nationaliste congolais Patrice Lumumba, l’Haïtien Raoul Peck vient ainsi de réaliser un coup de maître avec Le jeune Karl Marx.
Tous les lecteurs de Rébellion, tous les militants et sympathisants de l’Organisation socialiste révolutionnaires européenne, doivent voir ce film toutes affaires cessantes (quoi de plus agréable du reste, que de se former politiquement en mangeant du popcorn ?).
Raoul Peck a relevé un défi : réaliser un film où rien ne se passe sur le plan physique, mais où la confrontation des idées, permanente, vive, tient le spectateur en haleine.
Dès les premières images, Marx, jeune collaborateur de la Reinische zeitung, journal des bourgeois radicaux proches de hégéliens de gauche, se gausse du réformisme de ses supposés amis et de leurs formules creuses sur la liberté en attaquant avec virulence les philosophes idéalistes tels que Ludwig Feuerbach.
Exilé en France après avoir été incarcéré, il y fait deux rencontres décisives. D’abord, celle de Friedrich Engels, un compatriote issu de la bourgeoisie dont le père possède des ateliers en Angleterre et qui vient de publier un essai prenant à rebrousse-poil tout le blabla sur « la liberté du travail » : La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844. Ensuite, celle d’un monstre sacré que d’aucuns appellent « maître » avec force génuflexions et qui remplit les salles de meeting : Pierre-Joseph Proudhon.
Si Marx nourrit de la sympathie pour le prolétaire qu’est Proudhon, il estime que c’est un piètre économiste et un philosophe de bas étage et lui porte – sinon l’estocade de son point de vue -, un premier coup d’épée en publiant Misère de la philosophie.
Proudhon, au détour d’un escalier et se référant à Luther, lui rétorque alors qu’il faut se garder de donner naissance à une pensée « fermée », à un nouveau dogme…
Mais Marx est un fonceur. Il n’a cure de cet avertissement. Pour lui, le combat des idées n’est pas un exercice de style, si esthétique, si moral fusse t-il. Il ne s’agit pas d’écouter la douce musique de théories ronflantes, certes flatteuses à l’oreille, mais aussi floues que généreuses. Au contraire : il faut rompre avec les rêveries d’une « parousie socialiste » et préparer, avec méthode, le renversement de l’ordre social.
Fougueux, impétueux, il prend des risques. Après la publication d’un article au vitriol où il regrette qu’un l’attentat perpétré contre l’empereur de Prusse ait échoué, il est sommé de quitter la France avec son épouse et sa fille et s’installe à Bruxelles.
Son ami Engels l’invite alors à Londres pour rencontrer la Ligue des justes, organisation ouvrière internationale où règne la plus grande confusion (les idées de Proudhon y côtoient celles du socialiste chrétien Wilhelm Weitling).
S’il est pauvre, indigent presque sur le plan matériel, Marx fait alors preuve d’un grand sens de la répartie. Ses formules font mouche tant et si bien que la Ligue des justes, qui avait pour slogan (ô combien idéaliste) « Tous les hommes sont frères », se mue en Ligue des communistes en mettant en exergue cette phrase devenue célèbre : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
Juste de bout en bout – Marx et Engels y apparaissent non des prophètes, mais comme des hommes épris de liberté, des affranchis de la révolution industrielle capables de disserter des heures durant dans des bars en s’enivrant -, le film de Raoul Peck s’achève avec la publication en février 1948 du Manifeste du parti communiste.
Quant au générique de fin, qu’il appartient de regarder avec la plus grande attention, il pose la question de la postérité de leur œuvre à travers des images d’archives compatibles avec leurs idées (soulèvements de masses) ou qui y ont été indûment associées (héros à la Guevara, régimes répressifs des pays de l’Est), etc.
Il faut voir ce film, et bien entendu relire Marx, ne serait-ce que pour le critiquer.
Franck C.