« Les Hommes de l’Ombre » : Simple série télé ou documentaire sur la bourgeoisie ?
Nouveau médium artistique de référence, les séries télévisées jouissent d’une importance grandissante depuis plus d’une décennie. Ces feuilletons à grand format sont devenus les créations les plus prisées du monde audiovisuel, leur accordant ainsi une place de choix dans l’irrigation de nos imaginaires idéologiques. Les créations hexagonales parvenues à obtenir l’étiquette « culte » restent rares et ont souvent pour sujet des classiques de la télévision française (Police, humour, action). Pourtant, une série détonne et mériterait d’être disséquée à la loupe tant son contenu est révélateur sur la caste qui occupe le pouvoir, j’évoque ici « Les Hommes de l’Ombre » de France 2.
Diffusée entre 2012 et 2016 sur les chaînes du service public, cette série à la vie courte (dix-huit épisodes) et à l’héritage succinct (une seule récompense en festival) se concentre autour de la vie politique nationale. Si certains y voient déjà un parallèle avec « Baron Noir », diffusé sur Canal Plus, « Les Hommes de l’Ombre » a la spécificité de se focaliser sur les communicants et leur influence au sein du jeu politicien. La caméra suit Simon Kapita (un conseiller en communication très prisé), ses concurrents et les différents politicards qu’il combat ou assiste selon le sens du vent.
Nous y découvrons, au-delà des évidentes collusions entre presse, business et pouvoir, les mécanismes (ou plutôt les anti-mécanismes) par lesquels les forces en puissance s’éloignent progressivement du réel pour ne plus jamais y retoucher. Vous comprendrez, pour des raisons assez évidentes, que le but de ce billet n’est pas de débattre de la qualité des plans de caméra ou du jeu des acteurs mais bien du contenu politique de la série. Une substantifique moelle qui parvient à se mouvoir au travers de trois grands axes, tous d’égale importance.
Des valeurs à deux vitesses
Ici les tenants du pouvoir ne sont ni des héros, ni des caricatures de méchants, mais des individus intégralement digérés par le milieu dans lequel ils évoluent. Presque naïfs face à l’immoralité de leurs actions, ils progressent dans un monde où le répréhensible n’existe qu’après avoir intégré la caste politico-médiatique de la capitale. En clair, le sale coup n’en est un que si il s’applique à quelqu’un faisant partie du milieu. Un contrat social tacite, auquel vient se greffer une fantomatique morale qui rassure cette bourgeoisie et la convainc qu’elle agit malgré tout pour le bien. C’est par le biais de cet ensemble de valeurs que Simon Kapita arrive, par exemple, à se révolter quand le premier ministre entre en campagne quelques jours à peine après la mort du président, avant de changer de cap et de se mettre à lui faire du pied lorsqu’il s’agira d’apporter des voix à sa candidate. Une candidate qui s’avérait être la maîtresse du chef de l’État et que le communicant n’hésitera pas à mettre en lumière avec une séance photo organisée devant la tombe de ce-dernier.
Ici donc la vilenie se veut hors-cadre, la classe dominante n’ayant de compte à rendre qu’à elle et elle seule. Au delà d’une quelconque solidarité entre élites, nous parlons plutôt du maintien d’une peur commune, d’une omerta à plusieurs facettes. Deleuvre, ancien premier ministre qui se veut calife à la place du calife, parle de loi du silence qu’il suffit d’enfreindre une fois pour en subir les conséquences les plus dévastatrices. Au delà des simples magouilles, alliances de fortune et calculs électoraux (que nous connaissons tous déjà, ne soyons pas naïfs) cette série aide à comprendre qu’au sein du bloc ultra-libéral de la scène politique française –autrefois appelé l’UMPS– existe une indignation sélective totale. Ainsi ce brave Kapita va successivement travailler pour un chef d’état de droite, une candidate centriste et un président de gauche tout en rappelant que ses valeurs restent inébranlables. En effet ce-dernier refusera catégoriquement de vendre ses services à un candidat de droite nationale (impensable pour cet homme, qui oublie quand même un échange de bons procédés avec un ancien gudard 2 ans auparavant).
Les idées politiques, aussi critiquables et inauthentiques soient-elles, n’existent même plus à ce stade de décomposition. Les acteurs se contentent de monnayer chèrement les places de ministres et de secrétaires d’État en échange d’un paquet de voix, si bien que les gouvernements prennent la forme de patchworks difformes ou aucune idée concrète ne point. Le consensus mou est maître et les personnages portent l’onéreux corbillard de la démocratie parlementaire sans trop de honte. Fini la politique à papa où les candidats magouillaient afin d’amener leurs idées au pouvoir, ici même la finalité a quelque chose d’intermédiaire, si bien que nous en regretterions presque l’ancienne époque tant le vide a pris le dessus. Alain Marjorie, fier leader de la gauche destiné à prendre le pouvoir, exprime ce sentiment mieux que personne au moment de son premier mensonge d’État : « On cherche à protéger les siens et on ment, puis après on ment parce qu’on a déjà menti. »
Des relations humaines désincarnées
Une des figures tutélaires, quoiqu’un peu stéréotypée, de l’hyperclasse a souvent été celle de la bourgeoise frustrée. Tiraillée entre l’ennui de son quotidien, ses tracas émotionnels et le sentiment de ne pas être suffisamment puissante, celle-ci se démarque par son immaturité et sa capacité à détruire à tour de bras. Appoline Vremler, journaliste égocentrée et ex-femme de Kapita, cristallise à elle seule toutes les caractéristiques d’une caste qui n’imagine pas que l’on puisse lui dire non. Enclin à des incontrôlables crises d’hystérie, nous la voyons s’en prendre à quiconque refusant de lui venir en aide lors de ses enquêtes, quitte à considérer comme ennemi des membres de son propre entourage. Que ce soit son rédacteur en chef, son ex-mari et même sa fille (qu’elle influence fortement), tous vont subir les bouffées de haine de la journaliste qui voit comme une attaque personnelle la moindre opposition.
Des comportements troubles qui déteignent sur la relation que les enfants de cette bourgeoisie entretiennent avec leurs géniteurs. Juliette, la fille de Kapita et Vremler, pratique elle aussi le revirement d’attitude soudain. Tantôt apprentie web-communicante, tantôt journaliste indépendante, cette dernière va au gré de ses envies dans un quotidien bien différent de celui des étudiants moins fortunés qu’elle. Ses interventions auprès de sa famille se résument à des bêtises à moitié avouées et des demandes de cadeaux. Cas pratique, alors que ses parents sont en pleine instance de divorce, elle insiste lourdement pour que ces-derniers lui payent un plus grand matelas, voire un appartement (son petit-ami ayant du mal à « être à l’aise » dans un lit trop petit). Nous remarquons au passage la grande mobilité des descendants du milieu, puisque presque tous les enfants des protagonistes vivent au moins une partie de l’année à l’étranger, comme si cela était une évidence.
Dans un registre plus enraciné et vieux-jeu, nous retrouvons la femme de Marjorie, grande bourgeoise adultérine et cliniquement détraquée, dont le passe-temps favori est de mettre à sac l’image de son mari et ce en dépit du danger que cela peut causer. Malgré la précaution des gens qui sont à son service, celle-ci n’hésite pas à transformer les réceptions d’invités étrangers en scènes de ménage ou à s’improviser responsable de missions diplomatiques, en prenant malgré tout le soin de rappeler qu’elle ne supporte pas sa condition de « femme de » dénuée de vie. Lors de ses rares moments de calme, elle s’écoute philosopher sur son sort en se demandant ce que sa vie aurait été si elle n’était pas issue d’un milieu favorisé. Faussement envieuse du prolétaire dont l’existence est faite de défis et de peurs, elle semble cultiver une certaine jubilation à l’évocation du chaos.
Un désintérêt total pour le commun des mortels
Claquemurés dans un monde à l’opacité tenace, les dominants cultivent une totale déconnexion du réel. Si les actualités nous montrent que les limites de l’indécence ne cessent d’être repoussées, la série dépeint des moments de vie frôlant parfois la caricature. Le spectateur observe, K.O. debout, la secrétaire général de l’Élysée découvrant les plats surgelés pour la première fois de sa vie, Kapita négocier une enquête de sondage sur-mesure pour la bagatelle de 40000 euros ou encore un vieux briscard centriste évoquer avec humour son argent caché en Suisse. La palme de l’immoralité revient quand même à madame Marjorie qui explique à son président de mari se « foutre complètement » que le Ministre de l’Intérieur ait détourné plus de 150000 euros d’argent public puisqu’il s’agit de son ami et qu’une démission de sa part est exagérée.
Si une telle distanciation avec le peuple français existe, c’est avant tout parce que cette bourgeoisie sans-frontiérriste ne comprend aucun citoyen en son sein. La patrie représente à ses yeux un concept flétri et la notion de port d’attache s’oublie très vite au fil des déplacements en avion privé. Dame Marjorie (encore elle) va d’ailleurs briller sur le théâtre international en giflant un ayatollah émirati ayant eu le malheur de l’attraper en pleine tentative d’exfiltration illégale d’une ressortissante française. Pourquoi s’encombrer de notions de diplomatie quand on pense pouvoir bafouer les lois de n’importe quel pays grâce à son statut. Dans la même catégorie se distingue l’inénarrable Appoline Vremler qui, prise d’un élan de bonté humanitaire, n’hésite pas à violer les lois internationales les plus basiques pour ramener en France un migrant renvoyé au pays (afin de boucler une interview dont elle seule a les droits). Prise par la patrouille et clairement en tort, la fière femme de gauche va, non sans une certaine verve néocoloniale, vomir les militaires maliens qui ne font que leur travail dans un charabia mi-français mi-anglais (croyant que le Mali est un pays anglophone).
L’aspect le plus attristant du discours de ces élites sensées servir le peuple est que ce-dernier n’est pour ainsi dire jamais évoqué ou sollicité. Le seul moment où l’idée d’un referendum national arrive sur la table, en saison finale, parvient à provoquer les nausées d’une future ministre, qui balaye d’un revers de main la proposition avec un savoureux contre-argument :« Je suis une élue depuis 20 ans, c’est le parlement la voix du peuple, pas ce truc de démago… C’est bon pour les suisses ! » Perdue au milieu des courbettes et des sophismes, la vérité vient finalement de Karen, anonyme assistante de Kapita qui, encore dotée d’une âme populaire, ose enfin dire les choses. Dans une réplique qui tranche avec les autres dialogues de la série, la jeune femme déshabille les officieux maîtres du jeu : « On vend du flanc à longueur de journée pour satisfaire nos clients, on fait passer des minables et des nazes pour en faire des stars, on coache des connards et on prend le fric des lobbies qui mentent au monde entier. Comment ça s’appelle ça ? » Kapita, usé par le métier, ne trouve réponse à cette saillie, la flèche ayant déjà atteint la cible.
En définitive nous pouvons voir dans « Les Hommes de l’Ombre » une alternative intéressante aux séries américaines et à leurs plagiats français. Pas forcément jubilatoire sur le plan créatif (avec un rôle principal aux mauvais airs de James Bond et des antagonistes caricaturaux), le projet de France 2 a le mérite de zoomer sur un aspect de la politique tout aussi capital que factice, celui du double discours. En mettant à nu l’obsession des élites pour le paraître et les artifices, la série fait preuve d’une subversivité qui semblait avoir disparue des productions françaises.
Il va sans dire que la grille de lecture utilisée dans cet article reste indépendante et personnelle puisque personne ne saura si les créateurs de la série voulaient à ce point mettre en lumière les défauts de la bourgeoisie (et à supposer que ce soit le cas, dur de croire que ces derniers le disent ouvertement). Nous nous contenterons d’arguer qu’il est presque impossible de mettre en lumière autant de traits de personnalité sans vouloir révéler des troubles bien précis. Des maux devant lesquels l’hyperclasse semble détourner le regard, oubliant que le commun des mortel n’a pas pour autant perdu la vue.
Romain A.